[ ce récit est inspiré de faits réels ]
Á travers mes yeux fermés, je distingue faiblement des lueurs tournoyantes : lumière… ombre… lumière… ombre… Elles n’ont plus la moindre signification pour moi. Je suis bien. Je plane dans une agréable apesanteur. Où suis-je ? Qui suis-je ? Je n’ai jamais pu apporter la moindre réponse à cette dernière question. J’essaie de me remémorer les éléments qui pourraient m’aiguiller sur une réponse… Impossible. Ma mémoire déverse des milliers d’informations que je suis incapable d’assembler. Il faut absolument que je trouve un fil conducteur…
Á travers mes yeux fermés, je distingue faiblement des lueurs tournoyantes : lumière… ombre… lumière… ombre… Elles n’ont plus la moindre signification pour moi. Je suis bien. Je plane dans une agréable apesanteur. Où suis-je ? Qui suis-je ? Je n’ai jamais pu apporter la moindre réponse à cette dernière question. J’essaie de me remémorer les éléments qui pourraient m’aiguiller sur une réponse… Impossible. Ma mémoire déverse des milliers d’informations que je suis incapable d’assembler. Il faut absolument que je trouve un fil conducteur…
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[ flashback ]
Je suis née – non : je suis né – en Espagne en 1975, l’année de la mort du général Franco qui avait dirigé le pays d’une main de fer pendant presque 40 ans. Mais, même si le régime politique avait officiellement changé depuis le décès du Caudillo, il restait toujours sous la mainmise des grands propriétaires fonciers et de l’Opus Dei qui s’était infiltré dans les rouages de l’État. Quant à l’Église, elle maintenait une chape de plomb, prétendant régir la moralité de la population ; j’ai toutefois eu la chance de naître au sein d’une famille qui revendiquait une certaine autonomie de pensée, surtout en ce qui concerne ma mère.
Ah, ma mère… comme je l’aimais ! Et elle me le rendait bien ; il faut dire que j’étais son unique enfant, et que c’est sur moi que toute son affection se reportait depuis le décès accidentel de mon père l’année de mon huitième anniversaire. Bien plus tard, elle m’a confié qu’elle aurait aimé avoir une fille plutôt qu’un garçon ; c’est certainement pour cette raison qu’elle ne trouvait rien à redire lorsque je lui empruntais certains de ses vêtements. Je me revois encore essayer de tenir en équilibre sur ses chaussures à talons trop grandes pour mes petits pieds, portant ses bas noirs qui, même s’ils tirebouchonnaient sur mes jambes maigrichonnes, les caressaient si voluptueusement… Même si j’avais l’apparence d’un garçon et que j’agissais comme tel à l’école, il me tardait de rejoindre la quiétude de notre appartement et d’y retrouver la douceur et la délicatesse des vêtements féminins.
Lorsque je les portais, je me sentais différent ; j’avais l’impression d’être enfin moi-même, délivré de l’obligation de paraître à l’extérieur de la maison ce que je n’étais pas au-dedans de mon être intime : un garçon. Ma nature calme, posée et délicate s’accordait mal avec leur impétuosité, et je n’éprouvais aucune affinité avec jeux brutaux. J’étais tellement différent d’eux… Tellement différent qu’ils se moquaient de moi, allant jusqu’à me traiter de « gonzesse », leur suprême injure !
[ flashback ]
Comme je grandissais vite, c’est vers l’âge de quatorze ans que ma stature atteignit celle de ma mère. Je pus dès lors porter ses vêtements ; je me sentais devenir femme… Par jeu, ma mère me proposa de me maquiller. Lorsque je vis le résultat, j’en fus ébahi : j’étais devenu une vraie jeune fille ! Il faut dire que mes traits fins s’y prêtaient, et que seuls mes cheveux – encore courts à cette époque – dénotaient un semblant de masculinité ; je décidai sur le champ de les laisser pousser.
Par chance, j’échappai tout juste à la réforme scolaire de 1990. Étant né en 1975, j’avais donc 14 ans en 1989, ce qui me permit de quitter l’école, mais sans le moindre diplôme. De toute manière, je n’avais pas envie de me présenter au bachillerato, ni même de suivre une formation professionnelle. Je me sentais de plus en plus femme. Je ne portais plus que des vêtements féminins, n’osant pas quitter notre appartement pour affronter le monde extérieur. La puberté n’avait eu que peu d’effets sur moi : j’étais resté totalement imberbe, et ma voix n’avait pas mué. Seul mon pénis avait pris du volume.
Je prenais plaisir à m’observer, vêtu en femme, maquillé ; le grand miroir me renvoyait l’image d’une jeune femme extrêmement désirable, aux longs cheveux noirs, au regard charbonneux et aux lèvres pulpeuses ; j’étais belle et, je crois, amoureuse de moi-même…
[ flashback ]
J’avais dix-sept ans. Je venais de passer trois années reclus dans notre appartement ; je ne portais plus que des vêtements féminins. Je me sentais femme. Femme dotée d’un pénis, certes, mais femme, surtout dans ma tête. Pour moi, ma mère s’était procuré des prothèses mammaires qui, glissées dans mon soutien-gorge, parachevaient mon identification à l’archétype de la féminité. Dorénavant, j’allais assumer totalement mon état de travestie. Je ne parlerai de moi plus qu’au féminin.
[ flashback ]
— Espèce de salope ! Pédale !
La baffe s’abat sur ma joue, me faisant valser à plus d’un mètre en arrière. Mes yeux s’embuent de larmes… Mais qu’est-ce que je lui ai fait, à ce beau mâle ? Il m’avait draguée dans un night-club ; après quelques slows, il m’avait entraînée sur le parking. J’avais fondu sous la douceur de ses baisers… Agenouillée devant lui, j’avais extrait son sexe de son jeans et, sans mot dire, je m’étais mise à le sucer avec toute la sensualité dont je suis capable. Lorsqu’il avait senti sa jouissance proche, il m’a relevée pour s’introduire en moi. Je lui ai tourné le dos et lui ai demandé d’une voix lascive :
— Encule-moi…
Il ne s’est pas fait prier pour me pénétrer profondément. Ah, comme il me faisait du bien avec sa queue fine mais longue, qui me transperçait… J’étais sur le point de jouir. Comprenant que le plaisir allait m’emporter, il a voulu l’accentuer en me branlant le clito. Mal lui en a pris ! À la place du petit organe érectile qu’il s’attendait à trouver, c’est une verge – pas bien grosse, je le reconnais – que ses doigts découvrirent…
Combien de fois ai-je vécu cela ? Les Espagnols sont très machos, et la virilité qu’ils aiment afficher est mise à rude épreuve lorsqu’ils s’aperçoivent qu’au lieu de sodomiser une bonne petite chienne, ils sont en train d’enculer un mec !
[ flashback ]
C’est décidé ! J’ai dix-huit ans. Je ne peux plus rester dans ce pays de machos ! Jusqu’à présent, toutes mes expériences se sont soldées par de cuisants échecs. Mais où aller ? La France n’est pas loin, juste de l’autre côté des Pyrénées. Là, on dit qu’ils sont accueillants et ouverts d’esprit… Ma décision est vite prise : je pars. À Paris, je serai appréciée.
[ flashback ]
Il sue ; il pue… Il s’agite derrière moi tandis que j’essaie de penser à autre chose ; mais son haleine fétide empuantit la minuscule chambre de bonne que j’occupe sous les toits, au sixième étage d’un immeuble délabré. C’est là que reçois mes rares clients ; pourtant, mes tarifs ne sont pas élevés : 30 Francs la pipe, 100 Francs pour me faire sodomiser. Je survis tout juste en vendant mon corps ; c’est mon seul capital. Je ne sais rien faire d’autre. Combien de portes se sont fermées devant moi alors que je venais solliciter un emploi ? Je n’arrive plus à les compter. Il est vrai que je ne suis à Paris que depuis quelques mois ; je suis étranger et, de plus, je ne maîtrise pas la langue. Alors, je fais la pute !
Le gros porc grogne pendant qu’il décharge dans mon cul. Mon supplice est enfin terminé. Mais jusqu’à quand ? Il remonte vite fait son pantalon et me balance quelques billets chiffonnés.
— Salut, ma belle, et à bientôt… J’adore ton petit cul de salope !
Je me dégoûte…
[ flashback ]
Je les sens derrière moi ! Une meute qui poursuit un gibier effarouché… La rue est sombre. Ils se rapprochent… Je dois leur échapper. Une ruelle sur ma gauche : je me mets à courir ; mes talons frappent le bitume. Ils ne vont pas me voir… Je m’arrête, haletante, devant le mur : une impasse ! Je suis à leur merci. Déjà, ils s’approchent de moi ; maintenant, ils m’entourent, ne me laissant aucune possibilité de leur échapper. Des skinheads… Ils sont bardés de cuir ; leurs crânes rasés reflètent la lumière blafarde des lointains réverbères.
— Alors, mignonne, tu as peur de nous ?
Ils m’arrachent mon chemisier ; leurs regards se posent sur mes prothèses mammaires. Celui qui semble être le meneur de la bande ricane.
— Mais tu n’es qu’une chochotte ! Salope… Tu vas nous le payer !
Les coups s’abattent sur moi ; je m’écroule sur le bitume, tentant de protéger mon visage des coups de pied qu’ils me portent avec leurs lourdes Rangers ferrées.
J’ai dû perdre connaissance… Lorsque j’ouvre les yeux, je suis seule. Seule au milieu de poubelles renversées. À côté de moi, mon sac à main, ouvert. Les salauds… Ils ont vidé mon portefeuille des quelques billets qu’il renfermait. Mon corps souffre de toute part, mais mon visage n’est pas amoché.
[ flashback ]
— Suivez-nous, Mademoiselle ; simple vérification d’identité.
Ils sont trois ; leurs uniformes me rassurent. Je les suis à l’intérieur du fourgon et m’assois sur la banquette qu’ils m’indiquent. Un émetteur-récepteur radio chuinte, diffusant parfois des messages quasiment incompréhensibles. Le regard du policier le plus âgé passe et repasse alternativement de mon visage à mes papiers d’identité. Il est visiblement embarrassé.
— Alejandro… Mais c’est pas un prénom d’homme, ça ?
— Mais je suis un homme, Monsieur.
— Comment ça, un homme ? Ce ne sont pas vos papiers. Vous les avez volés. À qui ?
— Ce sont les miens.
Sa voix devient menaçante.
— Tu vas nous dire à qui tu les as piqués, ces papiers !
— Ils sont à moi, je vous dis…
— Et moi je te dis que tu les as piqués à un client. Parce que tu fais la pute, hein ? Ça se voit à ta dégaine. Tu sais que c’est défendu de vendre son cul sur la voie publique ?
Son regard se fait vicieux ; il lance un clin d’œil à ses deux collègues, qui comprennent instantanément les intentions de leur chef. Ils ne doivent pas en être à leur coup d’essai…Ils m’empoignent brutalement pour me forcer à m’agenouiller sur la banquette. Le zip de ma courte jupe est vivement abaissé ; je sens ma jupe glisser le long de mes cuisses gainées de bas résille.
— Oh, putain, quel cul ! On va bien s’amuser…
Une grosse main se plaque sur mes fesses ; un doigt inquisiteur passe sur mon anus, s’y arrête un instant puis reprend sa progression. Descendant un peu plus bas, il rencontre mon scrotum.
— Merde ! Elle a des couilles… C’est un travelo ! Attends, salope, tu vas voir, ce qu’on leur fait, à des garces comme toi… Robert, passe-moi ton bidule !
L’un de mes agresseurs prend la matraque qui pendait à sa ceinture, la déploie et la passe à son collègue. Écartant mon string, il cherche l’entrée de mon rectum. L’ayant trouvée, il la force en appuyant avec force sur son arme qui pénètre profondément en moi. Je sens mon anus se déchirer…
— Tu n’as pas de chatte, sale garce, mais tu as une bouche ; alors tu vas nous sucer. Et n’oublie surtout pas d’avaler !
À tour de rôle, ils se présentent devant moi ; bien que leurs verges ne soient pas très propres, je m’exécute du mieux que je peux pour les satisfaire. Ils doivent l’être car, après avoir récupéré leur matraque, ils me disent de me rhabiller et m’autorisent à partir.
— Et si tu veux porter plainte auprès de la police, n’oublie pas que la police, c’est nous.
Je me retrouve sur le trottoir. Par la porte latérale du fourgon, l’un des flics m’interpelle :
— Hé… Tiens, chochotte : tes papiers !
[ flashback ]
Depuis ce viol commis par les prétendues forces de l’ordre, j’ai la hantise des contrôles d’identité. Dès que j’aperçois une voiture-pie, je me dissimule dans les encoignures des portes cochères. Je ne peux plus vivre ainsi, à la merci de tous les prédateurs qui rôdent dans l’anonymat des grandes villes. Avec mon physique avantageux, je suis trop exposée à ces pervers. Je dois changer d’aspect…
[ flashback ]
J’arpente le trottoir aux abords de la gare du Nord. Mon regard se pose sur mes chaussures ; des chaussures d’homme… Pour échapper aux agressions, j’ai dû me résoudre à prendre un aspect masculin. Mes cheveux ont perdu de leur longueur et je porte des vêtements d’homme.
Mais, paradoxalement, c’est sous cette apparence masculine que j’ai l’impression d’être travesti…
Mes vêtements n’arrivent pas à donner le change bien longtemps, car tout en moi respire la femme : ma démarche légère et chaloupée, ma voix haut perchée dépourvue d’inflexions graves, les expressions que j’emploie (il m’est difficile d’utiliser les formes masculines, alors que je m’exprimais au féminin depuis bien des années). Mais la plus grosse difficulté à laquelle je suis confronté, c’est cette dichotomie entre mon aspect extérieur masculin et ce que je suis réellement, au plus profond de moi-même : une femme. Ainsi déguisé en homme, mes problèmes psychologiques sont encore plus importants que lorsque j’assumais ouvertement ma féminité.
Au fait, qu’est-ce que je fais à proximité de la gare du Nord, ce haut lieu de la prostitution masculine ? Des passes, évidemment ; c’est tout ce que je sais faire.
[ flashback ]
Jennifer… Ah, Jennifer ! Mon unique rayon de soleil dans cette vie morne que je menais à Paris depuis quelques années. J’avais mis ce temps à profit pour me perfectionner dans les subtilités de la langue française.
Moi qui n’avais eu jusque là que des aventures masculines tarifées, j’étais amoureux ; follement amoureux. Et d’une fille, de surcroît ! Mais comment aurait-il pu en être autrement ? Elle était si attirante, cette magnifique petite blonde aux longs cheveux raides qui entouraient un visage triangulaire aux grands yeux verts en amande, au petit nez mutin et aux lèvres pulpeuses ! C’était mon alter ego, mais en négatif : autant je suis brun et bronzé, autant elle était blonde et pâle…
Je l’avais rencontrée à la terrasse d’un café où je faisais une pause entre deux passes. Lorsque j’avais allumé une cigarette, elle s’était approchée de ma table pour me demander du feu. Rien de plus banal, quoi ! Mais lorsque mon regard a rencontré le sien, j’ai senti que je me noyais dans ces deux lacs verts ; je perdais pied… Jennifer s’est aperçue de mon trouble. Elle partit chercher la consommation qu’elle avait laissée sur sa table et revint s’installer à la mienne. Et c’est tout naturellement qu’elle me suivit jusqu’à ma petite chambre sous les toits, au sixième étage.
Curieusement, je n’eus aucune réticence à embrasser une femme… Mais quelle femme ! Nos langues jouèrent ensemble pendant des heures mais, malgré les soupirs d’aise de Jennifer, je ne pouvais pas aller au-delà de simples baisers, même s’ils étaient envoûtants : une sorte de barrière psychologique se dressait pour m’empêcher de consommer un acte sexuel qui me semblait contre nature, puisque je me considérais comme une femme.
— Mais qu’as-tu, Alejandro… Je ne te plais pas ?
— Si, tu me plais beaucoup, Jennifer, mais…
— Mais quoi ? Tu es encore vierge ? Impuissant ?
— Rien de tout ça. C’est… différent. Oui : je suis différent.
— En quoi es-tu différent des autres hommes ?
— Eh bien, je ne suis pas vraiment un homme, même si j’en ai l’apparence et les attributs virils. Je suis une femme, mais une femme dans un corps d’homme.
— Tel qu’il est, ton corps me plaît, Alejandro, et j’aimerais le connaître un peu mieux, si tu vois ce que je veux dire…
En disant cela, Jennifer avait posé sa main sur mon pantalon, à la hauteur de mon sexe. Elle se mit à l’effleurer à travers la toile du vêtement. Sous ces attouchements, ma verge prit de l’ampleur.
— On dirait que je ne laisse pas indifférent, bel hidalgo !
— Tes caresses sont en effet délicieuses, Jennifer, mais je me sens incapable de te satisfaire sous cette apparence qui n’est pas la mienne. M’en voudras-tu si je m’habille en femme ?
— Ta proposition me semble curieuse, Alejandro, mais je suis de nature curieuse. Alors, pourquoi pas ?
Excité par ce qu’elle venait de me dire, je m’isolai derrière le paravent pour changer de vêtements, me maquiller et mettre une perruque aux longs cheveux noirs. Lorsque je reparus, Jennifer sembla ne pas me reconnaître sous les traits de la jeune femme que j’étais devenue en quelques minutes.
— Oh… Mais tu es vraiment magnifique, ainsi. Je crois que je vais devenir lesbienne ! me dit-elle en me tendant les bras.
Je m’y précipitai… Nos mains partirent à la découverte de nos corps, tandis que nos bouches restaient soudées par d’interminables baisers. Pour la première fois de ma vie, je touchais un sexe féminin. Un peu dérouté, je fis cependant de mon mieux pour caresser cette fissure qui suintait et se déployait sous mes doigts. Jennifer haletait.
— Viens, maintenant…
— Non, ma chérie ; pas de cette manière : je ne suis pas encore prêt.
Je me plaçai alors tête-bêche avec elle et lui déclarai :
— Pour l’instant, juste avec nos doigts et nos bouches.
La première fois que nous fîmes l’amour, nous nous sommes aimées comme deux filles ; ce n’est que par la suite que nous eûmes des rapports que les bien-pensants qualifient de « normaux », mais qui ne me satisfaisaient pas pleinement. Je n’étais pas à mon aise dans la peau d’un homme, et c’est pourquoi je ne tardai pas à redevenir Alejandra.
Pendant quelques journées qui me parurent merveilleuses, nous nous sommes follement aimées ; j’étais tombée sous la coupe de Jennifer, amoureuse comme une folle et totalement obnubilée par elle. Comme elle avait suffisamment d’argent pour subvenir aux besoins matériels de notre couple, j’avais arrêté de me prostituer.
Et puis, un jour, elle n’est pas revenue. Je l’ai attendue, longtemps, complètement désespérée. Je ne connaissais pas son adresse. Craignant qu’elle avait été victime d’un accident, j’ai contacté tous les hôpitaux de la ville ainsi que les commissariats de police, sans pouvoir obtenir le moindre renseignement. Je suis retournée plusieurs fois à la terrasse du café où nous nous étions rencontrées ; j’y passais des journées entières, mais sans succès. J’errais dans les rues, à sa recherche. Parfois, j’apercevais une chevelure blonde et une silhouette qui aurait pu correspondre à la sienne ; mon cœur se mettait à battre très fort… Je hâtais le pas pour la rattraper ; je courais même…
— Jennifer !
La surprise se lisait sur les visages qui se tournaient vers moi lorsque j’arrivais, haletant, à la hauteur de celles que je poursuivais ; mais ce n’était jamais celui de celle dont j’étais éperdument amoureux.
J’allais de déception en déception, jusqu’au jour où…
C’était elle ! Elle, enfin ! Lorsque je l’avais repérée dans un supermarché où je faisais quelques emplettes, elle venait de passer à la caisse et se dirigeait vers la sortie. J’abandonnai sur le champ mes achats pour me précipiter sur ses talons. Elle était déjà dans la rue lorsque je la rattrapai.
— Jennifer !
Son regard se posa sur moi. Pas du tout le genre de regard que j’espérais : froid et indifférent.
— Oh, ma chérie, mais où étais-tu ? Je m’inquiétais tellement… As-tu un problème ?
— Non, aucun.
— Mais pourquoi es-tu partie sans prévenir ?
— J’en ai assez de toi. Fiche-moi la paix. Je ne veux plus te revoir !
— Pourquoi ? Qu’ai-je fait qui ne t’a pas plu ?
— Tu tiens vraiment à le savoir ?
— Oui, ma chérie…
— Tu as continué à te travestir ; je te préférais en homme. Et maintenant j’en ai un ; un vrai !
Ses paroles me glacèrent, me laissant abattu, incapable de réagir. Mes jambes refusèrent de m’obéir lorsque je voulus la suivre pour continuer notre conversation. Je la vis s’éloigner et disparaître dans la foule, indifférente à mon sort. Un profond désespoir m’envahit ; c’est tout un monde qui s’écroulait…
[ flashback ]
Je suis à nouveau dans ma chambre de bonne. Je ne sais pas comment j’ai pu y parvenir : autour de moi, tout était flou, comme voilé par un brouillard. Et dans ma tête, cette pensée lancinante « C’est fini… Non, ce n’est pas possible ! Jennifer… Je t’aime ! Reviens-moi, ne me laisse pas dans cette détresse ! »
Je reste prostré sur une chaise, la tête entre les mains, revivant par la pensée tous les moments merveilleux que nous avons partagés. Je vis dans un rêve ; mais ce rêve se transforme en cauchemar lorsque ce cruel constat s’impose à moi : c’est fini ! Jennifer, pourquoi es-tu aussi cruelle ?
Je ne mange plus. À quoi bon ? Je n’ai même pas faim… Perdu dans mes pensées, je ne perçois plus l’écoulement du temps. J’arrive encore à comprendre que plusieurs jours doivent s’être écoulés depuis mon retour : derrière la fenêtre, la nuit succède à la clarté. Je dois certainement m’assoupir de temps en temps, la tête sur la table. Cette table sur laquelle trône le seul instrument qui soit encore capable de mesurer l’écoulement du temps : une bouteille de rhum, dont le niveau baisse progressivement. Oui, je bois le rhum du condamné – pas celui qui attend son exécution – mais du condamné à vivre, alors qu’à l’intérieur de lui-même, il est déjà mort. Mort d’amour…
[ flashback ]
J’émerge brusquement de ma torpeur ; une idée vient de s’imposer à moi, qui tient en un seul mot : vengeance ! Il doit y avoir un ou une coupable, qu’il faut châtier. Sévèrement. À la hauteur de la souffrance qui me terrasse. Oui, mais qui ? Nous ne sommes que deux : Jennifer et moi… Alors, elle ? Je ne sais pas où la trouver... Il ne reste que moi. Je reconnais que je suis aussi responsable qu’elle, complètement dépendant de cette nouvelle forme de plaisir sexuel que Jennifer m’a fait découvrir et m’a donné sans compter. Le sexe… Voilà ! C’est lui le responsable de mon malheur : c’est lui que je dois punir !
Je me mets debout ; mes jambes arrivent à peine à me soutenir. Avec difficulté, je vais jusqu’au buffet et ouvre l’un des tiroirs. Dans la pénombre, l’acier luit faiblement. Une lame… mais pas n’importe laquelle. Il m’en faut une qui soit capable de châtier le plus cruellement possible la cause de mon désespoir : ma verge. Fébrilement, j’écarte les lames les plus tranchantes : il faut que la punition soit extrêmement sévère. Mon choix se porte sur un couteau à pain ; sa lame comporte des dents semblables à celles d’une scie. Voilà ce qu’il me faut !
Debout contre la table, j’observe mon sexe en érection que je maintiens sur le plateau de bois d’une main qui se veut ferme. À quel endroit vais-je le trancher ? Le plus près possible du pubis, afin qu’il en subsiste le moins possible, mais au-delà du scrotum à cause du diamètre important de la base de la hampe. J’hésite ; cela doit faire très mal… Mais ce membre doit payer cher le malheur dont il est responsable !
Je ressens le froid de l’acier. J’appuie légèrement sur la lame et la fais glisser. Les dents entament l’épiderme, y provoquant une entaille peu profonde sur laquelle perlent quelques gouttes de sang. J’hésite encore… Je ferme les yeux et, d’un geste rapide, je commence à trancher. Une brûlure. Je sens les fibres qui cèdent en crissant sous la lame. Une douleur indicible m’envahit... Je me force à regarder. Ce que je vois tout d’abord, c’est le sang. Puis, à travers mes yeux embués de larmes, je distingue une profonde blessure dont les lèvres largement ouvertes laissent apercevoir des lambeaux de chair à moitié arrachés. Et tout ce sang qui se répand sur la table… Mais, même si la blessure est profonde, il en reste encore autant à trancher ! Tenant fermement la partie à moitié désolidarisée de ma verge, je scie avec détermination les chairs qui la retiennent encore à mon corps. C’est fait ! La souffrance est abominable… Mes jambes ne me soutiennent plus. Je m’effondre. Sur la table qui monte à ma rencontre, juste avant de perdre connaissance, je regarde avec indifférence ce ridicule petit morceau de viande, responsable de mes tourments, baigner dans une mare de sang.
[ flashback ]
Je reprends un peu conscience ; je dois être dans un véhicule car la couche sur laquelle je suis allongée me transmet les cahots de la chaussée, et je ressens la force d’inertie lorsque ce véhicule freine ou change de direction. Un avertisseur sonore spécial retentit au-dessus de moi. Certainement une ambulance... Je replonge dans l’inconscience.
[ flashback ]
— Alors, on se réveille enfin ?
J’essaie d’ouvrir un œil, que je referme aussi vite, aveuglé par la clarté qui baigne la pièce. J’ai quand même eu le temps de distinguer une silhouette vêtue de blanc : une infirmière, certainement. Je dois être dans un hôpital. Je ne sens pas mon corps. On a dû me bourrer d’antalgiques… Je repars dans mes rêves.
[ flashback ]
— Maintenant que vous allez mieux, nous allons pouvoir entreprendre une thérapie.
Celui qui s’adresse à moi, derrière un bureau sorti tout droit d’une boutique d’antiquités, est un homme d’une cinquantaine d’années, d’une maigreur étonnante, aux cheveux grisonnants. Il porte de fines lunettes aux verres ronds, cerclés d’acier. Son regard est aussi froid que la monture de ses lunettes.
— Si vous pensez que ça peut me faire du bien, Monsieur...
— Non. Pas « Monsieur » : « Docteur ! » Je suis le professeur Haguenauer, médecin-psychiatre. Vous m’appellerez donc « Docteur », dorénavant, m’interrompt-il sèchement.
Aïe… La thérapie commence bien ! Il compulse ses notes.
— Donc, votre pathologie se traduit par un comportement automutilateur. Selon nos renseignements, vous seriez un travesti notoire… Apparemment, vous souffrez d’une dépersonnalisation qui s’accompagne de déréalisation. Il faut juste déterminer si ces symptômes sont d’origine névrotique ou psychotique…
Je ne comprends rien à son jargon. Je tente de lui demander des explications.
— Monsieur, permettez-moi…
— Docteur ! Je vais ai dit de m’appeler par mon titre ! Vous êtes le malade, et je suis le médecin : donc, je sais comment vous guérir. Oui, guérir, parce que vous êtes malade ! Car refuser d’assumer le sexe que Dieu vous a donné à votre naissance, c’est une maladie ! Une maladie mentale ! Je vais vous réconcilier avec votre corps, moi !
[ flashback ]
Je l’ai revu souvent, ce médecin. Nos premières séances furent consacrées à de pénibles interrogatoires, puis les suivantes à de véritables leçons de morale rétrograde.
À côté de ça, il me bourrait d’anxiolytiques et d’antidépresseurs qui me déconnectaient du réel. J’avais l’impression d’être enfermée dans une camisole ; oh, non pas une de ces vieilles camisoles de force, mais dans une autre, bien plus sophistiquée et plus subtile, mais tout aussi pernicieuse : une camisole chimique.
— Je suis en train de vous reconstruire ; vous faites d’énormes progrès.
Comment osait-il appeler ce qu’il faisait odieusement subir à mon moi profond « me reconstruire » alors qu’il était en train de me démolir complètement ? Toujours est-il qu’après quelques semaines de traitement, il a dû considérer être arrivé à ses fins.
— Monsieur Alejandro – et j’insiste bien sur « Monsieur » – cette thérapie est un succès de plus à mettre à mon actif. Vous êtes guéri ! Réconcilié avec votre corps. Félicitations. Vous êtes à présent ce que vous n’auriez pas dû cesser d’être : un homme ! Vous pouvez donc nous quitter pour rejoindre votre domicile et réintégrer la vie active. Je vous souhaite bonne chance.
C’est ainsi qu’il me congédia. Mais qu’allais-je devenir ?
[ flashback ]
Ne sachant pas quoi faire, je suis revenue (ou plutôt : je suis revenu, puisque c’est ce que souhaitait le bon docteur…) dans ma petite chambre de bonne, tout là-haut, au sixième étage. C’est là que, nerveuse, je tourne en rond depuis plusieurs jours sans pouvoir m’alimenter, ni même dormir ; à ma nervosité s’ajoute la chaleur étouffante de cet été caniculaire. Bien que la nuit soit déjà tombée depuis quelques heures, la fournaise ne s’est pas atténuée. L’atmosphère est moite et étouffante…
Et moi qui comptais sur la France et ses Droits de l’Homme pour être acceptée telle que je suis… Si le terme « Homme » est générique, ces fameux Droits ne s’appliquent qu’aux genres reconnus : homme et femme. Même ici, dans cette nation soi-disant tolérante, il n’y a aucun droit pour ceux ou celles qui – comme moi – ne se reconnaissent pas dans ces catégories bien définies, séparées par des murailles infranchissables. Combien sommes-nous ? Des dizaines de milliers, certainement. Mais la loi ne nous reconnaît pas, et nous sommes considérés comme des malades par l’institution médicale. Quelle place y a-t-il pour nous ? Aucune !
Ces idées tournent sans fin dans ma tête, entrecoupées par des images de Jennifer. Ô, Jennifer, ma Jennifer… Comme tu me manques !
Je suffoque… J’étouffe… Cette vie oppressante m’étouffe ! Besoin d’air frais : vite, la fenêtre ! Je m’y précipite : l’air y est aussi torride qu’à l’intérieur. Je regarde la foule qui passe, indifférente, là, tout en bas. Les enseignes lumineuses multicolores essaient sans succès de repousser les frontières de la nuit, de ma nuit intérieure qui envahit mon esprit.
Arrêter ce cauchemar. Tout arrêter. Définitivement. Ma vie n’a été qu’un désastre. Je n’ai plus rien à perdre. Alors, pourquoi pas ? Je me penche un peu plus à l’extérieur de la fenêtre…
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Á travers mes paupières closes, le tourbillon des lueurs s’accélère… Kaléidoscope flamboyant ! Pourquoi essayer de leur attribuer une signification ? Je suis tellement loin de ces basses contingences matérielles... Mon esprit, qui vogue bien au-delà des misérables préoccupations humaines, a déjà accédé à un niveau où rien ne peut plus l’atteindre. Je suis intégré au Cosmos. Je ne fais qu’un avec lui. Mon corps ? Plus la moindre importance ! Je comprends que – jusque là – il n’a été que le support de cette impérissable étincelle de vie qu’est l’esprit.
Le choc ne me surprend même pas.
[ fondu au noir, enchaîné sur une luminosité insoutenable pour un regard humain ]
Auteur : Lioubov
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