samedi 25 octobre 2014

Youri Batar et la Liqueur Sacrée (1)

--- Chapitre 1 : Le bonhomme de neige ---


Cette année-là, peu avant Noël, il se passa à l'école de Bootbakon des événements mystérieux qui bouleversèrent la vie de Youri et celle de ses amis Run et Cordery.
Tout commença un matin très tôt, avant l'aube, à l'heure où les élèves de Bootbakon se réveillent.
Dans le dortoir de Youri et de Run et de leur ami Melville Bazample, personne n'avait très envie de se lever : l'hiver, la neige au dehors qui tombait depuis cinq jours, les vacances toutes proches, et surtout la fatigue du travail fourni durant cette première partie d'année, rien n'incitait vraiment les jeunes gens à sortir de sous leur couette.
Mais il le fallait pourtant : Melville fut le plus courageux, et se prépara tandis que ses camarades essayaient d'émerger de leur nuit puis, habillé et à peu près coiffé, il salua tout le monde et franchit la porte du dortoir. Mais il revint aussitôt, la mine inquiète, expliquant aux autres que l'escalier du palier de leur dortoir était absent, et qu'un message de DoublePorte, le directeur de Bootbakon, les informait que « en raison d'événements imprévus survenus cette nuit, les élèves étaient consignés dans leur dortoir jusqu'à nouvel ordre »…


Ne pouvant rien faire d'autre que d'attendre en discutant et s'interrogeant sur ce que pouvaient bien être ces "événements imprévus", c'est ce que firent tous les élèves dans leurs dortoirs respectifs de chacune des maisons, assez heureux pour la plupart que les cours du matin puissent être retardés, voire compromis, par les événements en question.

Youri et Run finirent de se préparer tranquillement, et Run était en train de plier enfin ses affaires en désordre dans son armoire personnelle quand un bruit étrange à la fenêtre leur fit tous tourner la tête. Derrière les carreaux colorés, sur fond de l'aube d'hiver, une forme blanche s'agitait.
« Nadège ! » s'écria Youri, en reconnaissant sa chouette, et il bondit pour lui ouvrir, espérant secrètement qu'elle soit porteuse d'un message de son parrain Hubble Lenoir.
Il ouvrit le panneau de la fenêtre haute, et un souffle glacé entra dans la pièce, une envolée de flocons de neige, et enfin la chouette blanche. Youri s'empressa de refermer la fenêtre et chercha du regard Nadège.
Celle-ci, après le tour du dortoir, vola vers lui et lâcha à ses pieds ce qu'elle tenait dans ses serres… une boule de neige.
Incrédule, tandis que Run éclatait de rire, il regarda la boule de neige sur le tapis, puis jeta un regard furieux à l'oiseau : « Tu te moques de moi ? »

Il y avait en lui l'espoir déçu d'un message de Hubble. Rageusement, il ramassa la boule de neige serrée et froide qui allait commencer à fondre sur le sol du dortoir, et ouvrant la fenêtre il la lança de toutes ses forces au loin. Instinctivement, il s'accorda alors quelques secondes la fenêtre ouverte et suivit sa course dans la pénombre bleutée et les bourrasques de vent et de flocons virevoltants.
La petite boule de neige atterrit en bas de la tour, sur un coin de pelouse enneigée, et il se passa alors un phénomène étrange qui arracha à Youri un cri de surprise : à l'instant même où elle toucha le sol, une forme blanche se déploya, sortant de terre, comme si une voile se gonflait soudainement, et la forme, quand elle s'immobilisa au bout de quelques secondes, prit l'aspect… d'un bonhomme de neige !
Un bonhomme tout à fait classique, avec une écharpe, un balai à la main, une carotte pour le nez, et des boutons sur le ventre et à la place des yeux. Et un grand sourire tourné vers Youri…

— Youri, on se caille ! Tu es fou, referme cette fenêtre !!

Youri revint de son ahurissement, et au lieu d'obéir à l'injonction criée par Run, l'appela :
— Viens voir !
— Quoi ? Brrr… On va mourir, ferme cette fenêtre, bon sang !
— Regarde, là, le bonhomme de neige !
— Quoi, où ? Il n'y a aucun bonhomme de neige, c'est nous qui allons devenir des bo…
— Là, en bas, au coin de l'allée !
— Il n'y a rien, tu te fiches de nous, et on va tomber MALADES si tu ne te décides pas à FERMER CETTE FENÊTRE !!

Interdit, Youri s'exécuta, et se tournant vers son ami furieux lui redemanda :
— Tu n'as rien vu ? Pas de bonhomme de neige ?
— Rien, assura Run, tu as rêvé… ou tu te fiches vraiment de moi.
— Non, je te jure : quand j'ai jeté cette boule de neige et qu'elle a atterri par terre, le bonhomme a… poussé d'un seul coup ! »

Run et Melville éclatèrent de rire.
— Sacré farceur, s'exclama Run, tu inventes les graines à bonhommes de neige, éclosion instantanée !

Youri, la mine sombre, garda le silence et s'assit sur son lit, se demandant quel pouvait bien être ce nouveau sortilège…

Une heure plus tard il faisait jour, un jour blanc, balayé par la neige, Youri alla à la fenêtre et vit le bonhomme de neige qui souriait.
Run et Melville, eux, ne voyaient toujours rien de spécial, mais au moins ils ne se moquaient plus : ils prenaient maintenant Youri au sérieux, il se passait quelque chose. Est-ce que cela avait à voir avec les "événements" dont parlait le message de DoublePorte, le directeur ?
Les trois amis, inquiets, discutaient lorsque les portes de tous les dortoirs s'ouvrirent : les escaliers étaient en place et la voix du directeur retentissait dans les couloirs de l'école :
— Les élèves doivent se rendre dans leurs salles communes, merci de quitter les dortoirs.

Youri, Run et Melville se munirent à toute vitesse de leurs affaires de classe et de leur baguette et empruntèrent avec les autres les nombreux escaliers. Ils se retrouvèrent bientôt dans la salle de leur Maison, les Morhonpionsse, toute bruissante des conversations excitées des élèves à propos des "événements".
En la cherchant instinctivement des yeux parmi les groupes d'élèves dans la salle, Youri et Run se rendirent compte en même temps que Cordery n'était pas là, de même que les filles de son dortoir.
— Où est-elle ? demanda Run à son ami d'une voix angoissée.
— Je ne sais pas, il s'est passé quelque chose cette nuit… répondit Youri à mi-voix.

Enfin elles firent leur entrée dans la salle et le silence se fit peu à peu, tant elles étaient pâles et semblaient fatiguées. Elles étaient accompagnées par Athéna Mc Gottadeal, dans sa robe verte et son grand chapeau très chic, qui affichait un masque sévère et soucieux qui incita aussitôt les élèves à cesser leurs conversations et faire silence.
— Écoutez-moi tous, déclara Mc Gottadeal de sa voix claire et ferme. Ce que je vais vous dire est de la plus haute importance, et je vous demande de ne rien en dire de plus dans l'école, et certainement pas à l'extérieur de l'école, de ne rien inventer d'après mes propos, de ne pas créer des rumeurs entre vous, et SURTOUT PAS avec les élèves des autres Maisons.

Intrigués, les élèves étaient maintenant parfaitement silencieux, à l'écoute.
Athéna balaya lentement du regard le groupe d'élèves, qui put saisir la détermination sans faille de la directrice de la Maison Morhonpionsse, qui reprit d'une voix plus aimable :
— Pour que vous preniez la mesure de ce qui s'est passé, je vais laisser Miss Cordery Grenier vous raconter ce que nous savons des événements de cette nuit. Nous vous écoutons, Miss Grenier. Ne dites que la vérité, que ce que vous nous avez raconté toutes trois.

Cordery, plus pâle que jamais, prit alors la parole d'une voix mal assurée tandis que Run échangeait un regard fou d'angoisse avec Youri :
— Eh bien… cette nuit il s'est passé des choses… étranges dans notre dortoir. Des phénomènes lumineux, des éclairs… qui ne nous ont pas réveillées, mais nous étions dans une demi-conscience, sans pouvoir réagir… Mais nous n'avons vu personne, même si nous sentions une sorte de… présence. Aucune d'entre nous n'a pu dire combien de temps cela a duré. Mais nous sommes sorties de cette léthargie, finalement…
— J'ajoute, enchaîna immédiatement Athéna Mc Gottadeal d'une voix tranchante, que ces demoiselles ont été examinées aussitôt par Mlle Sorbett Poar à l'infirmerie, et qu'elles n'ont subi aucun… que personne ne les a touchées, j'insiste sur ce point. Est-ce clair ? Confirmez, Mesdemoiselles.
— Oui, oui, balbutièrent les trois élèves en rougissant ou en blêmissant. Effectivement, ajouta Cordery, nous n'avons pas été… touchées, et Mlle Sorbett Poar a été catégorique sur ce point, mais…
— Bien ! s'exclama Mc Gottadeal. Puisque ce témoignage vaut évidemment par son entière franchise et que vous êtes tous convaincus, j'en suis persuadée, que l'école ne vous cache rien, je me permets d'ajouter ceci pour conclure : bien entendu, depuis la fondation de l'école de Bootbakon, les dortoirs – et notamment les dortoirs des filles – sont l'objet de sortilèges de protection très particuliers. Apparemment, ces sortilèges anciens et puissants ont pourtant été contournés, sans conséquences graves fort heureusement. Je puis vous assurer – et j'y mets tout mon cœur – que nous n'avons tous, toute l'équipe enseignante de Bootbakon, nous n'avons de cesse de découvrir ce qui s'est passé. Et nous trouverons. Et si… le coupable est quelqu'un de l'école, le châtiment que nous pratiquerons sera… exemplaire. Et très, très désagréable pour la ou les personnes concernées ! conclut-elle d'une voix si glaciale qu’elle flanqua un frisson à son jeune auditoire. Je vous souhaite une bonne journée. Les cours reprennent normalement dans une heure, après le petit déjeuner. Bon appétit. Et je compte sur votre silence. Pour tout le monde, il y a eu des manifestations lumineuses dans les couloirs de l'école cette nuit, et nous nous penchons sur le problème. Est-ce clair, Messieurs et Mesdemoiselles ?

Approbation confuse dans le groupe des élèves de Morhonpionsse, et Run et Youri, la gorge serrée, virent la directrice de la Maison quitter la salle dans une envolée de robe verte.

Le petit déjeuner se fit dans une ambiance étrange, tendue, pénible. Tout le monde était inquiet, personne n'osait parler de ce qui s'était passé, et surtout Youri et Run ne pouvaient parler devant tout le monde à leur amie.

Ils attendirent la fin du cours de botanique, et Cordery fut alors bizarrement réticente à répondre à leurs questions, puis elle comprit assez vite que ses deux amis étaient terriblement angoissés pour elle, sans curiosité déplacée ni volonté de la harceler.

— Que s'est-il passé vraiment ? demanda à nouveau Run.
— Eh bien… commença Cordery… ce que j'ai raconté.
— Tu as voulu ajouter quelque chose, remarqua Youri à mi-voix, quand tu disais qu'on ne vous avait pas touchées… et Athéna t'a coupé la parole. Tu as dit « mais »… Mais quoi ?
— Mais… Oh, Mc Gottadeal ne veut pas que nous vous racontions cela…
— Quoi ? demandèrent Youri et Run d'une même voix.
— Nous…

Cordery prit sa respiration, jeta un coup d'œil autour d'eux et continua en rougissant subitement :
— … nous étions nues en sortant de cette espèce de… brouillard… de malaise… Nues et dans le même lit.

Les deux amis se figèrent, Run avala difficilement sa salive et grogna « Ah ? » et Youri toussota avant de rétorquer à voix basse :

— Je comprends qu'il ait été décidé de passer cela sous silence… en attendant de trouver de quoi il s'agit.
— Si les parents apprennent cela, il n'y aura plus une seule fille à Bootbakon ! remarqua Run en grimaçant, troublé.

Les trois amis, préoccupés, gardèrent le silence, et en parcourant les galeries extérieures emmitouflés dans leur pèlerine de laine, Youri leur demanda soudain de le suivre.
Intriguée, Cordery consulta Run du regard, et celui-ci s'exclama soudain :
— Ah oui, ton fameux bonhomme de neige fantôme !

Il raconta alors brièvement à Cordery l'épisode étrange de ce matin, et Youri nota avec satisfaction que son ami n'exprimait pas de doute exagéré sur sa version de l'incident : il le croyait.

Le bonhomme de neige était là, à l'angle d'une allée, dans l'air glacé brassé par le vent. La neige tombait toujours, mais moins abondante que ce matin.
Le bonhomme souriait. Mais il ne souriait que pour Youri, et ni Run ni Cordery ne pouvaient le voir : consultés du regard par Youri, ils eurent une moue impuissante et interrogative.

Youri s'approcha en frissonnant, et ce n'était pas de froid.
La tête du bonhomme bougea. Il crut que le tas de neige s'effondrait, mais le visage grossier du bonhomme s'illumina d'un sourire plus marqué encore. Il était vivant. Ou en tout cas cela y ressemblait : le bonhomme lui-même ou une force magique quelconque faisait en sorte de donner à ce personnage une allure humaine et une expression.
Et le bonhomme parla d'une voix étrange, limpide et lisse, à la fois glaciale et chaleureuse, Youri n'avait jamais rien entendu de pareil.
— Youri Batar ?
— Oui, répondit le jeune homme au grand étonnement de ses amis, pour qui il parlait tout seul. Vous le savez, qui je suis.
— Effectivement. J'ai des choses à te dire, mais il est trop tôt. Il faut la deuxième nuit, sans doute la nuit prochaine. Reviens me voir après la deuxième nuit, je te dirai. Et je te donnerai quelque chose de moi.
— Que racontez-vous ? Quelque chose de vous ?… Une boule de neige ? La deuxième nuit ? C'est quoi cette histoire ?
— Sois patient. Reviens me voir.

Le bonhomme se figea, tout simplement souriant, stupide comme un bonhomme de neige véritable avec qui on ne discute pas.
Youri, immobile sous les flocons, réfléchit rapidement à toutes les phrases mystérieuses qu'il venait d'entendre et eut l'idée de demander au personnage :
— La deuxième nuit ? Ça a un rapport avec le dortoir des filles ? Il va se passer quelque chose ? Elles sont en danger ?

Le bonhomme cessa de sourire, et Youri eut la sensation qu'il fronçait les sourcils, même s'il n'en avait pas. Et la voix lui répondit, sortant pour lui seul de la bouche de neige :
— Un rapport, oui, ainsi vont les choses. L’heure n'est pas encore arrivée d'intervenir, de trouver la clef. Si c'est trop tôt, il ne s'est rien passé. S'il s'est passé quelque chose, il n'est pas trop tard, si tu sais agir.
— Mais c'est horrible ce que… vous… évoquez, s'écria Youri. Je ne comprends pas, mais c'est horrible ! s'exclama Youri. Je dois laisser faire… je ne sais quoi… attendre et ne rien faire !
— Tu sais tout ce qu'il te faut savoir. Je suis là pour cela. Reviens me voir… Le redoux n'est pas d'actualité : je ne risque pas de fondre, et je ne bougerai pas d'ici. À votre service, Monsieur Youri Batar.

Youri eut soudain envie de balancer un coup de pied dans ce bonhomme qui se foutait de lui et le condamnait à attendre il ne savait quoi. Il se retourna vers ses amis, la mine furieuse. Ceux-ci le regardaient avec des grands yeux étonnés.
Youri raconta la moitié de la conversation qu'ils n'avaient pas pu suivre : les propos mystérieux du bonhomme de neige.
Run et Cordery se turent, et Youri savait qu'ils combattaient leur propre incrédulité, mais ils se décidèrent ensemble à partir du principe qu'il ne se moquait pas d'eux, que tout ceci était réel. Cordery et Run étaient d'autant plus enclins à le croire que la menace évoquée concernait le dortoir des filles.
La deuxième nuit aurait lieu, sans doute, et à partir de là on pourrait "agir".

— Mon Dieu, soupira Cordery, c'est encore plus terrible de savoir que quelque chose doit arriver encore ! Que faire ? En parler à Athéna ?
— Non, elle ne pourra sans doute pas faire grand chose… Et si elle le peut et empêche cette fameuse deuxième nuit, le mystère restera entier.
— J'ai peur, Youri !

Youri avala sa salive, eut envie de la prendre dans ses bras, mais il vit la tête de Run qui rougissait, l'air féroce, et sourit bêtement :
— Ne crains rien, Cordery… nous sommes là !
— Deux apprentis-sorciers et un bonhomme de neige invisible… Je suis entre de bonnes mains et sous haute protection, c'est sûr ! ironisa la jeune fille.

Auteur : Riga

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