--- Chapitre 1 : Le bonhomme de neige ---
Cette
année-là, peu avant Noël, il se passa à l'école de Bootbakon des
événements mystérieux qui bouleversèrent la vie de Youri et celle de ses
amis Run et Cordery.
Tout commença un matin très tôt, avant l'aube, à l'heure où les élèves de Bootbakon se réveillent.
Dans
le dortoir de Youri et de Run et de leur ami Melville Bazample,
personne n'avait très envie de se lever : l'hiver, la neige au dehors
qui tombait depuis cinq jours, les vacances toutes proches, et surtout
la fatigue du travail fourni durant cette première partie d'année, rien
n'incitait vraiment les jeunes gens à sortir de sous leur couette.
Mais
il le fallait pourtant : Melville fut le plus courageux, et se prépara
tandis que ses camarades essayaient d'émerger de leur nuit puis, habillé
et à peu près coiffé, il salua tout le monde et franchit la porte du
dortoir. Mais il revint aussitôt, la mine inquiète, expliquant aux
autres que l'escalier du palier de leur dortoir était absent, et qu'un
message de DoublePorte, le directeur de Bootbakon, les informait que «
en raison d'événements imprévus survenus cette nuit, les élèves étaient
consignés dans leur dortoir jusqu'à nouvel ordre »…
Ne pouvant rien
faire d'autre que d'attendre en discutant et s'interrogeant sur ce que
pouvaient bien être ces "événements imprévus", c'est ce que firent tous
les élèves dans leurs dortoirs respectifs de chacune des maisons, assez
heureux pour la plupart que les cours du matin puissent être retardés,
voire compromis, par les événements en question.
Youri et Run
finirent de se préparer tranquillement, et Run était en train de plier
enfin ses affaires en désordre dans son armoire personnelle quand un
bruit étrange à la fenêtre leur fit tous tourner la tête. Derrière les
carreaux colorés, sur fond de l'aube d'hiver, une forme blanche
s'agitait.
« Nadège ! » s'écria Youri, en reconnaissant sa chouette,
et il bondit pour lui ouvrir, espérant secrètement qu'elle soit
porteuse d'un message de son parrain Hubble Lenoir.
Il ouvrit le
panneau de la fenêtre haute, et un souffle glacé entra dans la pièce,
une envolée de flocons de neige, et enfin la chouette blanche. Youri
s'empressa de refermer la fenêtre et chercha du regard Nadège.
Celle-ci, après le tour du dortoir, vola vers lui et lâcha à ses pieds ce qu'elle tenait dans ses serres… une boule de neige.
Incrédule,
tandis que Run éclatait de rire, il regarda la boule de neige sur le
tapis, puis jeta un regard furieux à l'oiseau : « Tu te moques de moi ? »
Il
y avait en lui l'espoir déçu d'un message de Hubble. Rageusement, il
ramassa la boule de neige serrée et froide qui allait commencer à fondre
sur le sol du dortoir, et ouvrant la fenêtre il la lança de toutes ses
forces au loin. Instinctivement, il s'accorda alors quelques secondes la
fenêtre ouverte et suivit sa course dans la pénombre bleutée et les
bourrasques de vent et de flocons virevoltants.
La petite boule de
neige atterrit en bas de la tour, sur un coin de pelouse enneigée, et il
se passa alors un phénomène étrange qui arracha à Youri un cri de
surprise : à l'instant même où elle toucha le sol, une forme blanche se
déploya, sortant de terre, comme si une voile se gonflait soudainement,
et la forme, quand elle s'immobilisa au bout de quelques secondes, prit
l'aspect… d'un bonhomme de neige !
Un bonhomme tout à fait classique,
avec une écharpe, un balai à la main, une carotte pour le nez, et des
boutons sur le ventre et à la place des yeux. Et un grand sourire tourné
vers Youri…
— Youri, on se caille ! Tu es fou, referme cette fenêtre !!
Youri revint de son ahurissement, et au lieu d'obéir à l'injonction criée par Run, l'appela :
— Viens voir !
— Quoi ? Brrr… On va mourir, ferme cette fenêtre, bon sang !
— Regarde, là, le bonhomme de neige !
— Quoi, où ? Il n'y a aucun bonhomme de neige, c'est nous qui allons devenir des bo…
— Là, en bas, au coin de l'allée !
— Il n'y a rien, tu te fiches de nous, et on va tomber MALADES si tu ne te décides pas à FERMER CETTE FENÊTRE !!
Interdit, Youri s'exécuta, et se tournant vers son ami furieux lui redemanda :
— Tu n'as rien vu ? Pas de bonhomme de neige ?
— Rien, assura Run, tu as rêvé… ou tu te fiches vraiment de moi.
—
Non, je te jure : quand j'ai jeté cette boule de neige et qu'elle a
atterri par terre, le bonhomme a… poussé d'un seul coup ! »
Run et Melville éclatèrent de rire.
— Sacré farceur, s'exclama Run, tu inventes les graines à bonhommes de neige, éclosion instantanée !
Youri, la mine sombre, garda le silence et s'assit sur son lit, se demandant quel pouvait bien être ce nouveau sortilège…
Une
heure plus tard il faisait jour, un jour blanc, balayé par la neige,
Youri alla à la fenêtre et vit le bonhomme de neige qui souriait.
Run
et Melville, eux, ne voyaient toujours rien de spécial, mais au moins
ils ne se moquaient plus : ils prenaient maintenant Youri au sérieux, il
se passait quelque chose. Est-ce que cela avait à voir avec les
"événements" dont parlait le message de DoublePorte, le directeur ?
Les
trois amis, inquiets, discutaient lorsque les portes de tous les
dortoirs s'ouvrirent : les escaliers étaient en place et la voix du
directeur retentissait dans les couloirs de l'école :
— Les élèves doivent se rendre dans leurs salles communes, merci de quitter les dortoirs.
Youri,
Run et Melville se munirent à toute vitesse de leurs affaires de classe
et de leur baguette et empruntèrent avec les autres les nombreux
escaliers. Ils se retrouvèrent bientôt dans la salle de leur Maison, les
Morhonpionsse, toute bruissante des conversations excitées des élèves à
propos des "événements".
En la cherchant instinctivement des yeux
parmi les groupes d'élèves dans la salle, Youri et Run se rendirent
compte en même temps que Cordery n'était pas là, de même que les filles
de son dortoir.
— Où est-elle ? demanda Run à son ami d'une voix angoissée.
— Je ne sais pas, il s'est passé quelque chose cette nuit… répondit Youri à mi-voix.
Enfin
elles firent leur entrée dans la salle et le silence se fit peu à peu,
tant elles étaient pâles et semblaient fatiguées. Elles étaient
accompagnées par Athéna Mc Gottadeal, dans sa robe verte et son grand
chapeau très chic, qui affichait un masque sévère et soucieux qui incita
aussitôt les élèves à cesser leurs conversations et faire silence.
—
Écoutez-moi tous, déclara Mc Gottadeal de sa voix claire et ferme. Ce
que je vais vous dire est de la plus haute importance, et je vous
demande de ne rien en dire de plus dans l'école, et certainement pas à
l'extérieur de l'école, de ne rien inventer d'après mes propos, de ne
pas créer des rumeurs entre vous, et SURTOUT PAS avec les élèves des
autres Maisons.
Intrigués, les élèves étaient maintenant parfaitement silencieux, à l'écoute.
Athéna
balaya lentement du regard le groupe d'élèves, qui put saisir la
détermination sans faille de la directrice de la Maison Morhonpionsse,
qui reprit d'une voix plus aimable :
— Pour que vous preniez la
mesure de ce qui s'est passé, je vais laisser Miss Cordery Grenier vous
raconter ce que nous savons des événements de cette nuit. Nous vous
écoutons, Miss Grenier. Ne dites que la vérité, que ce que vous nous
avez raconté toutes trois.
Cordery, plus pâle que jamais, prit
alors la parole d'une voix mal assurée tandis que Run échangeait un
regard fou d'angoisse avec Youri :
— Eh bien… cette nuit il s'est
passé des choses… étranges dans notre dortoir. Des phénomènes lumineux,
des éclairs… qui ne nous ont pas réveillées, mais nous étions dans une
demi-conscience, sans pouvoir réagir… Mais nous n'avons vu personne,
même si nous sentions une sorte de… présence. Aucune d'entre nous n'a pu
dire combien de temps cela a duré. Mais nous sommes sorties de cette
léthargie, finalement…
— J'ajoute, enchaîna immédiatement Athéna Mc
Gottadeal d'une voix tranchante, que ces demoiselles ont été examinées
aussitôt par Mlle Sorbett Poar à l'infirmerie, et qu'elles n'ont subi
aucun… que personne ne les a touchées, j'insiste sur ce point. Est-ce
clair ? Confirmez, Mesdemoiselles.
— Oui, oui, balbutièrent les trois
élèves en rougissant ou en blêmissant. Effectivement, ajouta Cordery,
nous n'avons pas été… touchées, et Mlle Sorbett Poar a été catégorique
sur ce point, mais…
— Bien ! s'exclama Mc Gottadeal. Puisque ce
témoignage vaut évidemment par son entière franchise et que vous êtes
tous convaincus, j'en suis persuadée, que l'école ne vous cache rien, je
me permets d'ajouter ceci pour conclure : bien entendu, depuis la
fondation de l'école de Bootbakon, les dortoirs – et notamment les
dortoirs des filles – sont l'objet de sortilèges de protection très
particuliers. Apparemment, ces sortilèges anciens et puissants ont
pourtant été contournés, sans conséquences graves fort heureusement. Je
puis vous assurer – et j'y mets tout mon cœur – que nous n'avons tous,
toute l'équipe enseignante de Bootbakon, nous n'avons de cesse de
découvrir ce qui s'est passé. Et nous trouverons. Et si… le coupable est
quelqu'un de l'école, le châtiment que nous pratiquerons sera…
exemplaire. Et très, très désagréable pour la ou les personnes
concernées ! conclut-elle d'une voix si glaciale qu’elle flanqua un
frisson à son jeune auditoire. Je vous souhaite une bonne journée. Les
cours reprennent normalement dans une heure, après le petit déjeuner.
Bon appétit. Et je compte sur votre silence. Pour tout le monde, il y a
eu des manifestations lumineuses dans les couloirs de l'école cette
nuit, et nous nous penchons sur le problème. Est-ce clair, Messieurs et
Mesdemoiselles ?
Approbation confuse dans le groupe des élèves de
Morhonpionsse, et Run et Youri, la gorge serrée, virent la directrice
de la Maison quitter la salle dans une envolée de robe verte.
Le
petit déjeuner se fit dans une ambiance étrange, tendue, pénible. Tout
le monde était inquiet, personne n'osait parler de ce qui s'était passé,
et surtout Youri et Run ne pouvaient parler devant tout le monde à leur
amie.
Ils attendirent la fin du cours de botanique, et Cordery
fut alors bizarrement réticente à répondre à leurs questions, puis elle
comprit assez vite que ses deux amis étaient terriblement angoissés pour
elle, sans curiosité déplacée ni volonté de la harceler.
— Que s'est-il passé vraiment ? demanda à nouveau Run.
— Eh bien… commença Cordery… ce que j'ai raconté.
—
Tu as voulu ajouter quelque chose, remarqua Youri à mi-voix, quand tu
disais qu'on ne vous avait pas touchées… et Athéna t'a coupé la parole.
Tu as dit « mais »… Mais quoi ?
— Mais… Oh, Mc Gottadeal ne veut pas que nous vous racontions cela…
— Quoi ? demandèrent Youri et Run d'une même voix.
— Nous…
Cordery prit sa respiration, jeta un coup d'œil autour d'eux et continua en rougissant subitement :
— … nous étions nues en sortant de cette espèce de… brouillard… de malaise… Nues et dans le même lit.
Les
deux amis se figèrent, Run avala difficilement sa salive et grogna « Ah
? » et Youri toussota avant de rétorquer à voix basse :
— Je comprends qu'il ait été décidé de passer cela sous silence… en attendant de trouver de quoi il s'agit.
— Si les parents apprennent cela, il n'y aura plus une seule fille à Bootbakon ! remarqua Run en grimaçant, troublé.
Les
trois amis, préoccupés, gardèrent le silence, et en parcourant les
galeries extérieures emmitouflés dans leur pèlerine de laine, Youri leur
demanda soudain de le suivre.
Intriguée, Cordery consulta Run du regard, et celui-ci s'exclama soudain :
— Ah oui, ton fameux bonhomme de neige fantôme !
Il
raconta alors brièvement à Cordery l'épisode étrange de ce matin, et
Youri nota avec satisfaction que son ami n'exprimait pas de doute
exagéré sur sa version de l'incident : il le croyait.
Le bonhomme
de neige était là, à l'angle d'une allée, dans l'air glacé brassé par
le vent. La neige tombait toujours, mais moins abondante que ce matin.
Le
bonhomme souriait. Mais il ne souriait que pour Youri, et ni Run ni
Cordery ne pouvaient le voir : consultés du regard par Youri, ils eurent
une moue impuissante et interrogative.
Youri s'approcha en frissonnant, et ce n'était pas de froid.
La
tête du bonhomme bougea. Il crut que le tas de neige s'effondrait, mais
le visage grossier du bonhomme s'illumina d'un sourire plus marqué
encore. Il était vivant. Ou en tout cas cela y ressemblait : le bonhomme
lui-même ou une force magique quelconque faisait en sorte de donner à
ce personnage une allure humaine et une expression.
Et le bonhomme
parla d'une voix étrange, limpide et lisse, à la fois glaciale et
chaleureuse, Youri n'avait jamais rien entendu de pareil.
— Youri Batar ?
— Oui, répondit le jeune homme au grand étonnement de ses amis, pour qui il parlait tout seul. Vous le savez, qui je suis.
—
Effectivement. J'ai des choses à te dire, mais il est trop tôt. Il faut
la deuxième nuit, sans doute la nuit prochaine. Reviens me voir après
la deuxième nuit, je te dirai. Et je te donnerai quelque chose de moi.
— Que racontez-vous ? Quelque chose de vous ?… Une boule de neige ? La deuxième nuit ? C'est quoi cette histoire ?
— Sois patient. Reviens me voir.
Le bonhomme se figea, tout simplement souriant, stupide comme un bonhomme de neige véritable avec qui on ne discute pas.
Youri,
immobile sous les flocons, réfléchit rapidement à toutes les phrases
mystérieuses qu'il venait d'entendre et eut l'idée de demander au
personnage :
— La deuxième nuit ? Ça a un rapport avec le dortoir des filles ? Il va se passer quelque chose ? Elles sont en danger ?
Le
bonhomme cessa de sourire, et Youri eut la sensation qu'il fronçait les
sourcils, même s'il n'en avait pas. Et la voix lui répondit, sortant
pour lui seul de la bouche de neige :
— Un rapport, oui, ainsi vont
les choses. L’heure n'est pas encore arrivée d'intervenir, de trouver la
clef. Si c'est trop tôt, il ne s'est rien passé. S'il s'est passé
quelque chose, il n'est pas trop tard, si tu sais agir.
— Mais c'est
horrible ce que… vous… évoquez, s'écria Youri. Je ne comprends pas, mais
c'est horrible ! s'exclama Youri. Je dois laisser faire… je ne sais
quoi… attendre et ne rien faire !
— Tu sais tout ce qu'il te faut
savoir. Je suis là pour cela. Reviens me voir… Le redoux n'est pas
d'actualité : je ne risque pas de fondre, et je ne bougerai pas d'ici. À
votre service, Monsieur Youri Batar.
Youri eut soudain envie de
balancer un coup de pied dans ce bonhomme qui se foutait de lui et le
condamnait à attendre il ne savait quoi. Il se retourna vers ses amis,
la mine furieuse. Ceux-ci le regardaient avec des grands yeux étonnés.
Youri raconta la moitié de la conversation qu'ils n'avaient pas pu suivre : les propos mystérieux du bonhomme de neige.
Run
et Cordery se turent, et Youri savait qu'ils combattaient leur propre
incrédulité, mais ils se décidèrent ensemble à partir du principe qu'il
ne se moquait pas d'eux, que tout ceci était réel. Cordery et Run
étaient d'autant plus enclins à le croire que la menace évoquée
concernait le dortoir des filles.
La deuxième nuit aurait lieu, sans doute, et à partir de là on pourrait "agir".
—
Mon Dieu, soupira Cordery, c'est encore plus terrible de savoir que
quelque chose doit arriver encore ! Que faire ? En parler à Athéna ?
—
Non, elle ne pourra sans doute pas faire grand chose… Et si elle le
peut et empêche cette fameuse deuxième nuit, le mystère restera entier.
— J'ai peur, Youri !
Youri
avala sa salive, eut envie de la prendre dans ses bras, mais il vit la
tête de Run qui rougissait, l'air féroce, et sourit bêtement :
— Ne crains rien, Cordery… nous sommes là !
—
Deux apprentis-sorciers et un bonhomme de neige invisible… Je suis
entre de bonnes mains et sous haute protection, c'est sûr ! ironisa la
jeune fille.
Auteur : Riga
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