Ruth repoussa son plateau-repas, se leva en
soupirant et éteignit la grande télé grâce à laquelle elle s’abreuvait
d’infos en continu.
La drogue de l’urgence : Ruth vivait sur le fil, sur le rasoir, la crête de la vague avant qu’elle ne retombe (la vague).
Et ce soir, la vague retombait, le vague à l’âme pointait son nez. Son dernier mec ne donnait pas de nouvelles.
Elle connaissait : un ratage annoncé, un échec mou, une relation qui s’effiloche et s’évapore, en laissant un peu d’amertume, et l’envie de rien, surtout pas de tirer des conclusions dont la portée serait trop douloureuse : Ruth était seule.
Pour une part, sa solitude était la meilleure solution, pour une part c’était cela qu’il lui fallait. Solitude choisie par la solitaire : « Je suis la mieux placée pour veiller sur moi et sauver ma peau. Et si je me plante, tout le monde s’en fout, et si je meurs, personne ne pleure, pas de vagues. »
L’autre part, c’était la solitude à la con, la subie, à rentrer du boulot, bouffer à l’heure qu’on veut, allumer la putain de télé, se croiser dans le miroir de la salle de bain, apercevoir ce corps qui ne sert pas à déclencher quelque chose, mais ne sert qu’à se mouvoir dans la vie, agir, marcher, courir et résister à la fatigue. Et puis dormir, le sport pour entretenir la machine, et être apte à survivre encore.
Vieillir entretemps, tandis qu’on recommence toujours la vie de tous les jours, et puis qu’on remet le couvert des histoires de cœur fades, des plans cul qui font plaisir, avec l’illusion en arrière-plan, par crainte que non, que peut-être ce mec-là saura comprendre qu’il faut rester et être patient pour savoir comment fonctionne la solitaire, et être patient quand elle bosse comme une malade et ne donne pas de nouvelles.
Car elle non plus, elle n’en donne pas.
Elle ne savait quoi faire de sa soirée après la vaisselle.
Elle fit donc la vaisselle pour y réfléchir.
Connaissant bien cet état de nervosité, elle savait qu’il y avait deux solutions : soit elle accomplissait le rituel de la course, elle s’habillait en noir pour aller faire cinq kilomètres de jogging pour évacuer les tensions dans la chaleur, elle rentrerait avec une bonne et saine fatigue, elle aurait triomphé de la mauvaise et se serait changé les idées au lieu de tourner en rond.
Ou bien elle se la jouait paresseuse, je m’occupe de moi, avec un bain chaud, un shampooing, et elle s’occupait de ses ongles, de sa peau, avant de se coucher toute propre et toute belle, pour personne d’autre qu’elle, mais c’était déjà pas mal.
Ah, il y avait une troisième solution : se masturber, longuement.
Elle se fit la réflexion que dans ces trois solutions pour évacuer le stress et le spleen mélangés, c’était la chaleur qu’il lui fallait.
La chaleur de la course qui gagnait ses muscles, son corps, ou bien la chaleur du bain, de la vapeur, de l’éponge de son peignoir, ou bien la chaleur du désir, de la jouissance, avec laquelle elle jouait.
La chaleur pour que la solitude ne gagne pas la partie, pour ne pas se sentir comme une conne dès que le boulot n’est pas là pour donner une raison d’être la meilleure.
La chaleur.
Elle essuya les verres et laissa le reste sur l’égouttoir : elle n’aimait pas les traces d’eau sur les verres. Et comme elle vivait seule, elle essuyait les verres sans avoir à se justifier, puisqu’elle préférait les essuyer.
Option trois.
Mais ce n’était pas incompatible avec les deux autres : elle prendrait sans doute un bain chaud après avoir bien joui.
Ruth se rendit dans sa chambre, se tortilla pour enlever son jean et ses mi-bas, elle posa le tout sur le fauteuil près de son lit, puis elle choisit sa playlist sur son iPod planté dans son support design qui servait d’enceinte.
Pour se masturber, en ce moment, c’était Madre Deus qu’elle aimait avoir en fond sonore.
Ruth revint vers son lit, la couette toute douce, elle posa la petite télécommande sur sa table de chevet, se débarrassa de son tee-shirt et de sa culotte en Lycra avant de prendre dans sa commode un petit soutien-gorge un peu serré qui l’excitait : elle se sentait offerte quand elle le portait.
Voilà.
Après avoir baissé la lumière elle s’allongea sur le lit, prête pour sa séance à se faire du bien, elle lança la musique, régla le volume, puis se pencha vers sa table de nuit et s’empara dans le tiroir de son jouet secret préféré, un joli vibro tout doux dont la seule vue lui donnait des ondes de crispations anticipées au fond du ventre.
Le tube de lubrifiant : elle n’en avait pas besoin pour se pénétrer de l’objet, mais c’était excitant de prendre une noisette translucide sur ses doigts et d’en napper le vibromasseur tranquillement, en imaginant déjà…
Ruth massa donc son jouet intime, et sentit la chaleur la gagner lentement, son souffle s’accéléra un peu, elle aimait ça.
Puis elle alluma le vibro qui fit un bruit léger, très doux, et prit sa position préférée sur son lit.
La musique correspondait à ce moment spécial, caché du monde, le morceau tout doux s’intitulait « Viagens interditas ».
Elle était couchée sur le côté gauche repliée sur elle-même en position fœtale, les genoux remontés, tête baissée, et sa main équipée de ce joli sexe parfait fit le tour de sa hanche et par dessous l’approcha de son entrecuisse serré.
Elle promena la pointe du vibromasseur sur les lèvres de son sexe fermé, en ressentant les douces vibrations venir la frôler, se répandre délicieusement.
Cela dura un moment, elle avait le temps d’en profiter, d’être patiente, de déguster. Puis son autre main, au chaud au milieu de son corps recroquevillé, chercha et trouva son sein droit. Elle en tripota la pointe, la pinça un peu.
C’était sa position préférée pour jouir, parce que c’est dans cette position qu’elle avait joui la première fois.
C’était la troisième fois qu’elle faisait l’amour, cette année de terminale avait été riche en émotions. En février elle était partie au ski avec des copains. Un minuscule studio à Isola 2000, ils avaient campé n’importe comment, fait la fête, et un grand mec adorable qui faisait partie de la bande, Christophe, l’avait draguée avec délicatesse, séduite plutôt que draguée d’ailleurs.
Un matin elle s’était réveillée avec une forte fièvre. Pas bien du tout. Les autres étaient partis skier, en profiter, mais lui était allé lui chercher des médicaments, il lui avait donné à boire, avait veillé sur elle en lisant, disponible quand elle émergeait de ce sommeil fiévreux.
Et puis à un moment il avait voulu qu’elle se change, son tee-shirt était trempé. Sans réfléchir, mais parce qu’il lui plaisait, elle avait viré son tee-shirt, était apparue seins nus, il lui avait tendu un tee-shirt propre, elle avait pris son temps pour l’enfiler.
Puis elle s’était écroulée, épuisée, sur le côté, envie de dormir.
Il était venu contre elle, lui avait massé les épaules, mmmh… Elle avait tortillé son cul pour se rapprocher de lui, en lançant une main par derrière, elle avait trouvé sa queue qu’elle avait libérée de son slip, sa queue dressée, et puis elle l’avait lâchée, l’avait laissé faire, Christophe…
Son gland s’était promené sur sa fente, comme la pointe douce de ce vibro, des années après, il avait un peu poussé, c’était étroit, elle avait ramené encore plus ses jambes contre elle pour lui laisser l’accès à sa vulve. Le gland était passé entre ses lèvres, et elle avait senti une décharge électrique très spéciale, ce n’était pas comme les autres fois, et ce n’était pas dû à la fièvre, même si la chaleur était là, en elle, partout.
Elle poussa délicatement sur le jouet qui vrombissait doucement, et s’en pénétra. Elle changea soudain de film, laissa le souvenir trop connu, trop précieux, pour les fantasmes, laissant errer son esprit pour trouver le bon.
Le mec aperçu à la piscine la semaine dernière, qui lui avait souri, un peu âgé peut-être mais très en forme, la cinquantaine sportive très bien foutu, et un sourire piquant, elle s’imagina entrant dans la salle de douche des hommes, sûre d’elle, elle marche lentement, dans son maillot noir, elle se sent, se sait belle et désirable.
Il est sous la douche, stupéfait de la voir ici, et il sourit. C’est elle qui décide, elle s’approche, ils s’embrassent sous le jet brûlant, il lui caresse lui masse les seins (elle pince large son mamelon dressé), son sexe est gros elle l’a en main, il écarte l’entrejambe de son maillot, la saisit par les fesses à pleines mains et la soulève, sous la douche, bien campé sur ses jambes, et la laisse redescendre, s’empaler sur son phallus gonflé (elle pousse le vibro d’un coup), et puis elle change d’endroit : les escaliers du petit bassin de la piscine, désert, juste elle et lui, et elle à quatre pattes, il la prend en lev…
Une autre vibration, régulière. MERDE !
Elle n’avait pas éteint son mobile, son putain de mobile dans la poche de son jean, qui venait de ruiner sa séance.
Un coup de fil, son esprit n’allait pas s’en débarrasser comme ça, la bulle de chaleur avait éclaté !
Merde.
Les vibrations s’arrêtèrent, mais c’était mort, elle enrageait, roula sur le dos, son vibro toujours dans sa main droite, elle était en colère contre elle, contre le monde extérieur qui venait l’emmerder dans son paradis fragile, qui venait dévaster le rêve.
Silence, puis finalement une vibration rapide : le message.
Elle l’écouterait bientôt.
Furieuse, elle ouvrit les cuisses en grand et enfourna le sexe de latex entre ses lèvres, main droite, des doigts de la main gauche elle trouva et frotta son clitoris : jouir pour en finir vite, le mec de la piscine l’encule, elle greffa sur le scénario anéanti de la piscine une vidéo porno qu’elle avait remarquée sur un site, l’autre jour, sodomie violente, elle avait gardé cela dans un coin de sa tête pour cette occasion : se faire jouir à toute vitesse, méchamment.
Voilà.
Elle se leva, s’empara de son mobile, passa sur l’écran tactile un doigt un peu collant de son plaisir mal foutu, essuya la vitre avec son tee-shirt et écouta le message.
— Ruth ? C’est Fabrice. Faut que tu viennes : deux collègues au tapis, une fusillade dans une clinique à Nanterre. Garnier, du commissariat de Nanterre, y est resté, tu connaissais, je crois ? Une bastos en pleine poire. Un collègue en uniforme est dans un sale état. A priori le tueur a été descendu, mais pas par nous, par un civil, c’est le bordel ici, faut que tu viennes, le divisionnaire sonne tout le monde en ce moment. Tu as peut-êt’ entendu parler de cette banquière miraculée, dans le coma, avec un garde du corps… C’est en rapport avec ce truc, mais il va falloir y voir clair, et vite, genre dans les heures à venir, ça s’énerve de partout. Si t’écoutes ce message, fonce nous rejoindre. Je te file l’adresse de la clinique…
Et merde à nouveau.
Voilà en tout cas de quoi occuper sa soirée et sa nuit.
Elle se remit en mémoire cette histoire de banquière menacée, avec une sœur aveugle, et un garde du corps, elle a vu cela ce soir à la télé en dînant, une histoire un peu creuse, c’est ce qu’elle s’était dit, pas intéressant… Mais elle s’était gourée.
Elle sauta dans son jean, enfila son tee-shirt, garda son soutif de parade, puis en vitesse se recoiffer et se mettre un peu de rouge dans la salle de bain, elle mit ses baskets noires, et dans le tiroir de l’entrée reprit son arme de service, holster de ceinture en nylon noir, et une veste en jean pour la planquer.
Elle sauta dans sa vieille 306, plaça le gyrophare de toit, brancha son GPS collé sur le pare-brise, et roule ma poule.
Ruth était de mauvais poil, elle allait devoir faire un effort pour ne pas être désagréable avec tout le monde…
Les heures de la nuit s’étiraient dans un monde élastique qui échappait à la réalité, l’urgence, l’imprévu, l’excitation du drame, et l’épuisement qui envahit peu à peu le cerveau et les nerfs, en attendant l’aube.
Elle connaissait bien. Après avoir conduit toutes les investigations à la clinique, avoir examiné les corps et tous les lieux concernés envahis de techniciens très affairés, l’escalier décoré de sang, la chambre où continuait à comater la Belle au Bois Dormant, indifférente au cadavre de l’inspecteur Garnier dont le front avait disparu, elle décida une réunion de travail dans un bureau vide de la clinique, pour faire le point sur les témoignages collectés depuis quelques heures par les officiers de police judiciaire.
Une infirmière apporta une cafetière.
— On résume. En essayant d’être concis, comme si je débarquais, vous diriez quoi ?
Tout le monde savait qu’elle allait devoir faire un point très complet au divisionnaire en rentrant à la SDPJ des Hauts-de-Seine, dans une heure ou deux.
— Une femme dans le coma, Irène Frageau, hospitalisée depuis un malaise inexpliqué dans la banque où elle travaille.
— Que donnent les analyses ?
— Rien d’après les médecins, poursuivit Mathieu, un jeune OPJ qu’elle appréciait. Rien au niveau toxicologique, et elle est en phase de réveil depuis quelques heures, j’ai tout le dossier médical. Mais rien de franchement suspect, Commissaire.
— OK. Contexte, la suite ?
— Elle a fait appel à un garde du corps professionnel, apparemment. Carlos Dacosta. Double nationalité française et portugaise. On ne sait pas quand exactement, ni pour quel motif, la presse s’est intéressée à cela parce qu’elle a été victime d’un accident spectaculaire, il y a quelques années. Elle a pu rencontrer le gars en question à l’occasion d’un prêt accordé à son frère, Joao Dacosta, entrepreneur portugais. On n’a rien sur lui, il a l’air clean.
— Et le frère ?
— Garde du corps professionnel, répondit Luc, un autre OPJ plus âgé, très scrupuleux. Sa situation paraît claire. Il porte une arme, qui a servi dans notre affaire, un Desert Eagle en version 357, un pistolet israélien référencé, un gros calibre, avec toutes les autorisations possibles, il travaille en ce moment pour un grand patron français, dans le milieu médical, et pas un mec spécialement menacé. Chauffeur et garde du corps, un boulot tranquille pour lui : Carlos est un ancien commando de l’armée portugaise. Les portugais utilisent d’ailleurs ce type de pistolet. On a reçu une fiche des RG, rien du tout sur lui, un mec bien, apparemment, d’après ses patrons grands patrons, et aucune condamnation chez nous, même pas un excès de vitesse…
— OK, répliqua Ruth en notant d’essayer d’avoir son dossier militaire, mais ça allait prendre un temps fou. Des rapports particuliers entre la banquière et le soldat d’élite ?
Elle fit le service du café tandis que Mathieu reprenait :
— On ne sait pas, à part cette histoire de prêt, d’après Carlos, ils se rencontrent à cette occasion. Le frère n’en sait rien du tout. Il a l’air largué.
— C’est crédible ? Cette rencontre ?
— Oui, je dirais. En apprenant qu’il est garde du corps, elle s’adresse à lui, pour des conseils, pour discuter de cela. Il bosse déjà en dehors, mais elle est plutôt charmante… Et lui est plutôt beau mec.
— Ils couchent ensemble ? demanda abruptement la commissaire.
— Difficile à savoir. D’après lui, ils se plaisaient, mais il n’y a rien eu.
— Tu l’as interrogé, Mathieu ? Comment tu le sens ?
L’officier de police prit une gorgée de café en réfléchissant :
— Je dirais qu’il est intelligent, très pro, plutôt ouvert, bien conscient de nos attentes dans ce bordel, et de ce qu’il a fait, et il n’en fait pas trop. Mais c’est un vrai professionnel, un mec qui a reçu une formation pour des interrogatoires bien plus difficiles que les nôtres. Le genre de mec qui survit dans la jungle en mangeant des serpents.
Ruth éclata de rire.
— Son histoire tient debout, sur cette partie ?
— Oui, à mon avis.
— Ensuite ?
— Eh bien Madame, il y a la sœur, Clara Mélinat, un autre personnage de cette histoire, enchaîna Sylvia, une petite jeune un peu timide. Je vous raconte rapidement l’accident de Noël 2007 qui les a rendues célèbres malgré elles…
Ruth écouta le récit de cet accident dont la télévision avait survolé l’essentiel.
— C’est atroce ce truc, conclut-elle. Et comment tu l’as sentie, cette nana ?
— Très sensible, ça se comprend avec la suite. Sur la première partie de l’histoire, comment sa sœur prend conseil auprès d’un garde du corps, et pourquoi elle se serait sentie menacée, elle n’en sait rien. Mais je vous avoue que c’est difficile de cerner une aveugle avec des grosses lunettes noires. Elle a même pas d’yeux en dessous.
— Ses rapports avec Irène ?
— Pas faciles, mais pas hostiles pour autant d’après elle. Il faut se rappeler que Clara est gravement handicapée et que sa sœur conduisait.
— Un désir de vengeance ?
— Non, très franchement je pense pas. Clara est aveugle et assume sa vie. En revanche, peut-être une grosse culpabilité de la sœur qui est sortie indemne. À vérifier en plus du reste, mais elle est pas encore sortie du coma.
— Les rapports entre Carlos et Clara ?
— Elle a l’air elle aussi sensible à son charme, mais rien de plus à mon avis… Il est protecteur et je crois que c’est ce dont elle a besoin, si vous voulez mon sentiment.
— C’est James Bond ce type ? railla Ruth.
— Non, rigola Mathieu, mais il est vraiment séduisant, et même les infirmières qu’on a interrogées ont l’air de le trouver très intéressant…
— OK, répéta Ruth pour conclure cette partie de la réunion. Les faits de la journée, maintenant ?
— Vers midi et quart, aujourd’hui, Carlos débarque après que son patron lui a donné son après-midi, il est rejoint par Clara, et accueilli par la presse. C’est un interne qui a prévenu les journalistes, il y avait du spectaculaire potentiel, et du fric à se faire, à mon avis. Il a accès aux dossiers du serveur de la clinique. Je ne donne pas cher de sa peau professionnellement… On est en train de décortiquer son mobile, et il est très très embêté. Bon, donc, on a des caméras de surveillance un peu partout dans la clinique, avec les heures et tout, et aussi les rushes et enregistrements audio des journalistes, on n’a pas eu de mal à reconstituer tout cela : ils restent assez peu de temps, repartent vers 13 heures, on les voit traverser le hall, et la voiture sort du parking à… 13 h 12, exactement, il y a un caméra au niveau des automates de sortie. À 13 h 23, arrive le mari de la sœur Clara, Bernard, il échappe aux journalistes partis fabriquer leur reportage, monte dans la chambre d’Irène, reste à peine quelques instants, repart à… 13 h 31. Quelques instants plus tard, le médecin est alerté que les signes cliniques de la phase de réveil d’Irène Frageau viennent d’apparaître.
— Un rapport avec la visite du beau-frère ?
— Impossible de le savoir, mais a priori rien d’extérieur ne pouvait la tirer de là, et aucune action chimique non plus… Je poursuis : à 13 h 58, la clinique appelle la sœur pour prévenir, elle est encore dans la voiture de fonction de Carlos qui la raccompagne, ils font demi-tour. À 14 h 34, ils arrivent à la clinique, et y restent cette fois un long moment, une infirmière les met gentiment dehors vers 20 heures, ils quittent la clinique à 20 h 10, direction le domicile d’Irène, à Colombes. Clara veut y passer la nuit.
— Avec le beau gosse ?
— Peut-être, impossible de le savoir. Mais il y a changement de programme : la maison a été cambriolée, sans effraction. Nos techniciens travaillent encore là-bas. Carlos nous a raconté tout cela, le trajet est assez court entre Nanterre et Colombes il ne sait pas à quelle heure ils arrivent. Il n’y a plus personne sur place. Pendant ce temps le commissariat de Nanterre, alerté par les reportages un peu spectaculaires de la télé, envoie l’officier Garnier et le brigadier Franck Merlet pour essayer d’en savoir plus, ils arrivent à 20 h 25, recueillent quelques témoignages, mais Irène Frageau est encore dans les choux, ils sont dans la chambre quand Bernard Mélinat arrive. C’est juste avant que ne débarquent Carlos et Clara. On ne sait pas ce qui se passe dans la chambre exactement, il n’y a pas de caméras, mais sur la vidéo de celle du couloir de la chambre, on entend un échange de trois coups de feu à 20 h 35 exactement, on aperçoit Carlos et Clara sortir de l’ascenseur de l’étage à ce moment-là, sur l’autre séquence vidéo.
— On va se regarder ces vidéos, on a de quoi examiner cela ?
— Oui, sourit Luc en désignant son ordinateur portable. On a saisi les disques durs, ils sont partis pour être décortiqués, mais j’ai une copie de tout cela pour travailler dessus.
Mathieu éteignit la lumière et ils examinèrent tous l’écran où défilèrent plusieurs fois les minutes du drame saisies par les caméras.
Ils se taisaient, prenaient des notes parfois dans la pénombre.
Puis Ruth se releva et alluma la lumière du bureau.
— J’aime pas les cowboys, lança-t-elle, mais sans ce mec, notre collègue brigadier serait mort. Je ne sais pas si le tueur aurait pu quitter la clinique, blessé comme il était. Mais il a agi, on peut évacuer la préméditation, et l’échange de coups dans l’escalier de secours a été filmé. On voit tout, et c’est sans bavures. Il a agi comme un commando, pas comme un flic… ou alors un flic de cinéma, et sa technique est plutôt ahurissante.
— On dirait un jeu vidéo, ajouta Mathieu. En tout cas sur la vidéo.
— Ouais, grommela Ruth, quand tu vas voir le corps dans les escaliers plein de sang, c’est pas la même musique. Bon, le fin mot de l’histoire, d’après vous d’abord, et d’après James Bond-Chuck Norris ?
— D’après Carlos, Bernard a dû avoir une aventure avec sa belle-sœur, il a dû la menacer, et a pris peur par la suite en apprenant qu’elle avait un garde du corps.
— De là à flinguer la belle-sœur dans le coma, quand même…
— Nos gars ont trouvé du matériel porno en grande quantité dans son ordinateur, chez lui, et mis la main sur l’ordinateur d’Irène dans sa voiture, c’est bien lui le cambriolage. Celui de la fille est nickel, apparemment, rien qui traîne. Mais les premières analyses de toutes les cochonneries sur l’ordi de Bernard Mélinat montrent un mec avec des obsessions particulières. Il a pu se monter la tête tout seul.
— L’arme du tueur ?
— Un Smith & Wesson, répondit Luc. Revolver non enregistré, mais on pense que c’est un revendeur espagnol qui opère sur Toulouse, sur les parkings d’autoroute, que nos collègues de là-bas ont jamais pu serrer. On poursuit là-dessus.
— OK les amis, ça semble relativement clair, on va enrichir avec tous les éléments de l’enquête à venir, mais je pense pouvoir dire que l’affaire est close, malheureusement au prix du décès d’un collègue. On interrogera la Belle au Bois Dormant quand elle sortira des limbes… Et le Prince charmant a l’air plutôt clean. On va le garder un peu, et le juge d’instruction décidera lui-même si on lui rendra son flingue et ses licences to kill. On pourrait le proposer au Raid, vu sa façon de descendre les escaliers et les tueurs de flic dans l’obscurité… Bon, on va lever le camp d’ici, en tout cas moi pour ce qui me concerne, je dois aller au rapport. Je prends les vidéos avec moi, si possible, elles sont édifiantes. On fait raccompagner la sœur aveugle…
— Et Carlos, on l’envoie au dépôt directement ?
— Il me suit à la SDPJ. Je vais l’interroger moi-même pour me rendre compte, creuser certains points, sur son passé militaire notamment. Et puis s’il est si beau garçon que cela, je ne voudrais pas louper l’occasion… conclut-elle avec les rires des officiers de police présents dans la pièce.
À l’aube, elle fit son rapport au divisionnaire, puis elle essaya de trouver une salle de libre pour interroger le garde du corps portugais, mais prise d’un coup de fatigue elle laissa tomber, s’accorda une pause pour aller acheter des viennoiseries dans une boulangerie à côté, et fit venir Carlos Dacosta dans son propre bureau.
Il n’était pas menotté ni réputé hostile à ce stade de l’instruction, plutôt coopérant et en règle.
Souriante elle lui offrit de s’asseoir.
C’était effectivement un bel homme, et elle découvrit son charme en commençant à discuter, elle lui proposa des croissants avec son café.
Il ne paraissait pas fatigué, après une nuit blanche pour avoir flingué un mec dans un hôpital. Il maîtrisait les choses.
Ruth, elle, était épuisée, avec sans doute des cernes de trois kilos sous les yeux, et la tête un peu légère de manque de sommeil, elle pensa à son propre stress, l’énergie mauvaise qu’elle cherchait régulièrement à évacuer.
Ce mec avait le savoir-faire pour gérer cela, apparemment, elle devrait peut-être lui demander des conseils à ce propos ?
Elle reprit toute l’affaire, en prenant de simples notes parfois. Elle se surprit à laisser vagabonder son esprit.
Carlos était très plaisant, viril mais sensible, un sacré mec, elle se mit à rêvasser, légèrement excitée, elle se rappela qu’elle avait toujours son petit soutien-gorge et imagina mollement des choses agréables…
Elle focalisa son interrogatoire qui ressemblait plus à un entretien sur les rapports que Carlos pouvait avoir avec les deux sœurs.
— Bernard pouvait être jaloux de vous, non ? Penser que vous couchiez avec Irène… non ?
— Peut-être, je ne sais pas… Je crois qu’il avait des idées vraiment barrées à propos de beaucoup de choses.
— Et avec sa femme ? Dîtes-moi Carlos : vous étiez en train de raccompagner Clara chez Irène : aviez-vous des idées derrière la tête ? Ou elle ?
Il se mit à sourire, un sourire craquant, vraiment, Ruth frissonna malgré elle (la fatigue).
— Clara est si fragile, vous savez. Je voulais la protéger, la rassurer, la mettre à l’abri… Je ne sais pas où aurait pu conduire mon envie de la protéger et son besoin de protection, vous voyez ?
— Oui, tout à fait, répondit Ruth en espérant ne pas rougir comme une conne. Et elle est jolie, elle a beaucoup souffert. Elle vous avait parlé de ses rapports avec son mari ?
— Il ne la touchait plus depuis l’accident, elle m’a dit cela. Ils faisaient chambre à part… Elle était toute seule, dans le noir, aveugle, et toute seule sur le plan affectif, et sans doute… sexuel.
— Je comprends tout à fait cela, lâcha Ruth en le dévisageant. Et toutes les femmes seules et un peu fragiles, en face d’un homme tel que vous, doivent sans doute se mettre à rêver.
— Je ne sais pas. Mais j’aime être là avec elles.
— Avec Clara ou avec les femmes seules ? demanda Ruth en souriant pour cacher son trouble.
— Avec les fragilités, avec les abandons, avec les solitudes, je suis moi aussi très seul. Je suis ému par tout cela.
Ruth ne sut plus quoi dire, c’était comme mélangé dans sa tête, jamais elle n’avait ressenti cela avec quelqu’un qu’elle interrogeait, mais il fallait faire face, ne pas laisser le silence faire supposer qu’elle avait perdu pied.
— Mon Dieu, reprit-elle en riant pour désamorcer tout cela, à commencer par son trouble énorme et imprévu, je ne serais pas commissaire et vous ne seriez pas en garde à vue, je vous demanderais en mariage, vous êtes quasiment l’homme idéal des magazines féminins !
Il se mit à rire doucement et rétorqua :
— C’est une technique d’interrogatoire, la déclaration ? Alors à mon tour : vos yeux sont délicieux, on dirait des amandes et du miel, et j’aime beaucoup votre voix…
Bim.
Ruth connaissait ses beaux yeux, et Carlos venait d’utiliser exactement les deux mots qu’elle attribuait à ses iris de nuances si particulières. Ses amants et ses parents disaient « un mélange de vert et de doré », point. Et ce mec venait de dire amandes et miel.
Elle eut une sorte de vertige, se sentit pâlir.
— Monsieur Dacosta, est-ce qu’il est habituel pour vous que les femmes complimentées par vos soins perdent leurs moyens ?
— Mais… Je ne sais pas. C’est plutôt moi qui les perds, en général. Comme ici.
— Soit vous vous foutez de ma gueule, soit il faut réellement que je vous épouse, sourit-elle. J’ai envie de faire une connerie qui peut me coûter ma carrière, et bien plus que cela.
Elle se leva et verrouilla la porte, sous le regard de Carlos qui ne souriait pas mais la regardait avec chaleur.
Chaleur.
Elle s’immobilisa, puis eut un réflexe de flic, un dernier réflexe professionnel avant de lâcher prise, elle fit le tour de son bureau, et mit son arme de service dans un tiroir blindé de son bureau, équipé d’une serrure à code.
Elle éteignit son mobile.
Après quoi rien d’autre n’eut d’importance que Carlos, elle le dévisageait, se sentit chaude et humide, chassa de son esprit ce bureau si connu et tellement chargé de stress et d’emmerdements de toutes sortes.
L’homme qui trouvait que ses yeux étaient amandes et miel se mit debout face à elle et lui murmura :
— Je ne veux pas que vous fassiez cette connerie, peut-être pas ici et maintenant… On pourrait… attendre ? Que je sois libre, et… attendre d’être ailleurs qu’ici, qu’en dites-vous ? Je ne voudrais pas…
— Arrêtez d’être aussi charmant, Monsieur Dacosta. Vous êtes un type super-entraîné pour toutes les situations limites, et malgré tout, vous voulez encore me protéger de moi-même au lieu… qu’on fasse l’amour sur mon bureau.
Il sourit et l’embrassa, et Ruth ressentit un étourdissement qui n’avait rien à voir avec l’épuisement, comme la fièvre n’avait rien eu à voir avec son premier orgasme : elle n’en savait trop rien, mais c’était délicieux !
Elle se laissa faire, complètement, assista heureuse et surexcitée aux caresses que cet homme accorda à ses seins qu’il découvrit avec délicatesse, il s’occupa d’elle avec infiniment de douceur, il lui retira son jean, sa culotte, Ruth se demandait quel pouvait être le rapport entre cet amant si attentif et tendre et le type sur les vidéos qui bondissait dans les escaliers pour mettre deux balles d’instinct dans la poitrine d’un tueur planqué au bas des marches.
« Oublie, Ruth, arrête de réfléchir. Écarte les cuisses. »
Sa langue, sa salive, ses doigts, elle se mordit la main, son vibromasseur ne la ferait jamais grimper comme ça dans les nuages, bon sang, elle était en train de se faire lécher, les fesses au bord de son bureau, par un type gardé à vue !
Il ne fallait pas prendre trop de temps, elle murmura :
— Viens.
Et puis elle observa, la tête un peu partie, Carlos qui sortait son sexe tendu, son sexe vivant, ce n’était pas dans sa tête, pas elle qui se faisait son petit rituel d’auto-érotisme planifié : une vraie bite toute chaude, elle eut un moment de confusion, s’excusa et partit fouiller dans son sac à main.
Elle revint, s’accroupit et déroula un préservatif sur la tige épaisse et douce de cette verge excitée, se releva et perdit assez vite la notion des choses, elle se retrouva les jambes en l’air en appui sur les bras musclés de ce mec qui venait de la pénétrer en douceur, pourquoi, comment, elle ne savait pas, mais c’était mieux, à un point délirant, que son vibromasseur de table de chevet et que les séquences pornos de sites hollandais, c’était en vrai et son vagin palpitait comme un poisson hors de l’eau, elle transpirait en serrant les dents, s’accrochait au cou de ce suspect d’elle ne savait pas trop quoi au juste.
C’était un protecteur, un type qui vous prenait dans ses bras et contre qui ce devait être formidable de s’endormir comme une enfant, et un type contre qui elle se sentait femme comme jamais.
Cela dura de longues minutes, elle avait l’impression de se promener sous l’eau, une sorte de jouissance ininterrompue du cerveau, elle était incapable de dire si son ventre s’en contenterait, mais ça lui convenait complètement, à elle, et elle sentit une immense fierté femelle quand Carlos accéléra et que son visage se crispa, les prémices de l’éjaculation, elle lui murmura, tout heureuse et souriante :
— Vas-y, viens jouir en moi, j’adore, vas-y fort !
Il laissa aller sa force dans l’urgence qu’elle venait de permettre, et sa force était sauvage, elle dut se retenir de crier tandis que son sexe tapait au fond de son ventre comme un piston devenu fou, bordel, elle s’en souviendrait toute sa vie de cette séance de dingue !
Il grogna que c’était booon, et se figea en elle, elle ressentit les sursauts de cette queue plantée en elle, perdit l’idée de la pièce et de la situation, fit juste attention de ne pas crier, et il se répandit délicieusement.
Leur corps luisaient de transpiration, leur souffle étaient courts, ils souriaient, les joues rouges.
— Il ne faut pas jouer avec le feu… murmura t-il pour justifier de l’évidence qu’il y avait à se retirer d’elle et à reprendre une posture et une allure convenables pour un bureau de cadre de la police.
— Il maîtrise tout, pensa Ruth, c’est effrayant, je suis en train de me faire manipuler comme une gamine…
Elle éclata de rire et renfila sa culotte et son jean.
Ils mangèrent un autre croissant, elle décida d’un test et alla chercher deux autres cafés en espérant que ça ne se verrait pas qu’elle venait de se faire sauter par le Prince charmant.
Mais non, il était 7 heures et quart du matin et tout le monde s’en foutait de la tête qu’elle avait.
La vie reprit son cours lentement.
Ruth n’avait aucune envie de mettre Carlos en taule au dépôt de la SDPJ. Elle mit donc Luc, puis Mathieu, à l’interroger, elle se marra intérieurement en se rendant compte qu’elle ne voulait pas que la jeune Sylvia se retrouve face à lui.
Jalouse ? Chasse gardée ?
Elle était explosée de fatigue, mais Carlos, lui, semblait ne pas se ressentir de ces heures de veille épuisantes.
À quinze heures, le juge d’instruction fit le point sur l’enquête avec les policiers concernés au cours de différentes réunions à différents niveaux de hiérarchie, et indiqua sa vision du dossier : M. Carlos Dacosta avait sauvé la vie d’un fonctionnaire de police et agi avec un courage admirable dans une situation éminemment dangereuse.
Vers dix-neuf heures, il fut autorisé par Ruth à quitter les locaux de la police, il était libre mais devait rester à l’entière disposition des enquêteurs.
Il sourit gentiment, et elle eut un pincement au cœur quand il quitta son bureau.
« Tu n’as pas fini d’accompagner ma solitude » pensa-t-elle, lucide et désespérée.
La drogue de l’urgence : Ruth vivait sur le fil, sur le rasoir, la crête de la vague avant qu’elle ne retombe (la vague).
Et ce soir, la vague retombait, le vague à l’âme pointait son nez. Son dernier mec ne donnait pas de nouvelles.
Elle connaissait : un ratage annoncé, un échec mou, une relation qui s’effiloche et s’évapore, en laissant un peu d’amertume, et l’envie de rien, surtout pas de tirer des conclusions dont la portée serait trop douloureuse : Ruth était seule.
Pour une part, sa solitude était la meilleure solution, pour une part c’était cela qu’il lui fallait. Solitude choisie par la solitaire : « Je suis la mieux placée pour veiller sur moi et sauver ma peau. Et si je me plante, tout le monde s’en fout, et si je meurs, personne ne pleure, pas de vagues. »
L’autre part, c’était la solitude à la con, la subie, à rentrer du boulot, bouffer à l’heure qu’on veut, allumer la putain de télé, se croiser dans le miroir de la salle de bain, apercevoir ce corps qui ne sert pas à déclencher quelque chose, mais ne sert qu’à se mouvoir dans la vie, agir, marcher, courir et résister à la fatigue. Et puis dormir, le sport pour entretenir la machine, et être apte à survivre encore.
Vieillir entretemps, tandis qu’on recommence toujours la vie de tous les jours, et puis qu’on remet le couvert des histoires de cœur fades, des plans cul qui font plaisir, avec l’illusion en arrière-plan, par crainte que non, que peut-être ce mec-là saura comprendre qu’il faut rester et être patient pour savoir comment fonctionne la solitaire, et être patient quand elle bosse comme une malade et ne donne pas de nouvelles.
Car elle non plus, elle n’en donne pas.
Elle ne savait quoi faire de sa soirée après la vaisselle.
Elle fit donc la vaisselle pour y réfléchir.
Connaissant bien cet état de nervosité, elle savait qu’il y avait deux solutions : soit elle accomplissait le rituel de la course, elle s’habillait en noir pour aller faire cinq kilomètres de jogging pour évacuer les tensions dans la chaleur, elle rentrerait avec une bonne et saine fatigue, elle aurait triomphé de la mauvaise et se serait changé les idées au lieu de tourner en rond.
Ou bien elle se la jouait paresseuse, je m’occupe de moi, avec un bain chaud, un shampooing, et elle s’occupait de ses ongles, de sa peau, avant de se coucher toute propre et toute belle, pour personne d’autre qu’elle, mais c’était déjà pas mal.
Ah, il y avait une troisième solution : se masturber, longuement.
Elle se fit la réflexion que dans ces trois solutions pour évacuer le stress et le spleen mélangés, c’était la chaleur qu’il lui fallait.
La chaleur de la course qui gagnait ses muscles, son corps, ou bien la chaleur du bain, de la vapeur, de l’éponge de son peignoir, ou bien la chaleur du désir, de la jouissance, avec laquelle elle jouait.
La chaleur pour que la solitude ne gagne pas la partie, pour ne pas se sentir comme une conne dès que le boulot n’est pas là pour donner une raison d’être la meilleure.
La chaleur.
Elle essuya les verres et laissa le reste sur l’égouttoir : elle n’aimait pas les traces d’eau sur les verres. Et comme elle vivait seule, elle essuyait les verres sans avoir à se justifier, puisqu’elle préférait les essuyer.
Option trois.
Mais ce n’était pas incompatible avec les deux autres : elle prendrait sans doute un bain chaud après avoir bien joui.
Ruth se rendit dans sa chambre, se tortilla pour enlever son jean et ses mi-bas, elle posa le tout sur le fauteuil près de son lit, puis elle choisit sa playlist sur son iPod planté dans son support design qui servait d’enceinte.
Pour se masturber, en ce moment, c’était Madre Deus qu’elle aimait avoir en fond sonore.
Ruth revint vers son lit, la couette toute douce, elle posa la petite télécommande sur sa table de chevet, se débarrassa de son tee-shirt et de sa culotte en Lycra avant de prendre dans sa commode un petit soutien-gorge un peu serré qui l’excitait : elle se sentait offerte quand elle le portait.
Voilà.
Après avoir baissé la lumière elle s’allongea sur le lit, prête pour sa séance à se faire du bien, elle lança la musique, régla le volume, puis se pencha vers sa table de nuit et s’empara dans le tiroir de son jouet secret préféré, un joli vibro tout doux dont la seule vue lui donnait des ondes de crispations anticipées au fond du ventre.
Le tube de lubrifiant : elle n’en avait pas besoin pour se pénétrer de l’objet, mais c’était excitant de prendre une noisette translucide sur ses doigts et d’en napper le vibromasseur tranquillement, en imaginant déjà…
Ruth massa donc son jouet intime, et sentit la chaleur la gagner lentement, son souffle s’accéléra un peu, elle aimait ça.
Puis elle alluma le vibro qui fit un bruit léger, très doux, et prit sa position préférée sur son lit.
La musique correspondait à ce moment spécial, caché du monde, le morceau tout doux s’intitulait « Viagens interditas ».
Elle était couchée sur le côté gauche repliée sur elle-même en position fœtale, les genoux remontés, tête baissée, et sa main équipée de ce joli sexe parfait fit le tour de sa hanche et par dessous l’approcha de son entrecuisse serré.
Elle promena la pointe du vibromasseur sur les lèvres de son sexe fermé, en ressentant les douces vibrations venir la frôler, se répandre délicieusement.
Cela dura un moment, elle avait le temps d’en profiter, d’être patiente, de déguster. Puis son autre main, au chaud au milieu de son corps recroquevillé, chercha et trouva son sein droit. Elle en tripota la pointe, la pinça un peu.
C’était sa position préférée pour jouir, parce que c’est dans cette position qu’elle avait joui la première fois.
C’était la troisième fois qu’elle faisait l’amour, cette année de terminale avait été riche en émotions. En février elle était partie au ski avec des copains. Un minuscule studio à Isola 2000, ils avaient campé n’importe comment, fait la fête, et un grand mec adorable qui faisait partie de la bande, Christophe, l’avait draguée avec délicatesse, séduite plutôt que draguée d’ailleurs.
Un matin elle s’était réveillée avec une forte fièvre. Pas bien du tout. Les autres étaient partis skier, en profiter, mais lui était allé lui chercher des médicaments, il lui avait donné à boire, avait veillé sur elle en lisant, disponible quand elle émergeait de ce sommeil fiévreux.
Et puis à un moment il avait voulu qu’elle se change, son tee-shirt était trempé. Sans réfléchir, mais parce qu’il lui plaisait, elle avait viré son tee-shirt, était apparue seins nus, il lui avait tendu un tee-shirt propre, elle avait pris son temps pour l’enfiler.
Puis elle s’était écroulée, épuisée, sur le côté, envie de dormir.
Il était venu contre elle, lui avait massé les épaules, mmmh… Elle avait tortillé son cul pour se rapprocher de lui, en lançant une main par derrière, elle avait trouvé sa queue qu’elle avait libérée de son slip, sa queue dressée, et puis elle l’avait lâchée, l’avait laissé faire, Christophe…
Son gland s’était promené sur sa fente, comme la pointe douce de ce vibro, des années après, il avait un peu poussé, c’était étroit, elle avait ramené encore plus ses jambes contre elle pour lui laisser l’accès à sa vulve. Le gland était passé entre ses lèvres, et elle avait senti une décharge électrique très spéciale, ce n’était pas comme les autres fois, et ce n’était pas dû à la fièvre, même si la chaleur était là, en elle, partout.
Elle poussa délicatement sur le jouet qui vrombissait doucement, et s’en pénétra. Elle changea soudain de film, laissa le souvenir trop connu, trop précieux, pour les fantasmes, laissant errer son esprit pour trouver le bon.
Le mec aperçu à la piscine la semaine dernière, qui lui avait souri, un peu âgé peut-être mais très en forme, la cinquantaine sportive très bien foutu, et un sourire piquant, elle s’imagina entrant dans la salle de douche des hommes, sûre d’elle, elle marche lentement, dans son maillot noir, elle se sent, se sait belle et désirable.
Il est sous la douche, stupéfait de la voir ici, et il sourit. C’est elle qui décide, elle s’approche, ils s’embrassent sous le jet brûlant, il lui caresse lui masse les seins (elle pince large son mamelon dressé), son sexe est gros elle l’a en main, il écarte l’entrejambe de son maillot, la saisit par les fesses à pleines mains et la soulève, sous la douche, bien campé sur ses jambes, et la laisse redescendre, s’empaler sur son phallus gonflé (elle pousse le vibro d’un coup), et puis elle change d’endroit : les escaliers du petit bassin de la piscine, désert, juste elle et lui, et elle à quatre pattes, il la prend en lev…
Une autre vibration, régulière. MERDE !
Elle n’avait pas éteint son mobile, son putain de mobile dans la poche de son jean, qui venait de ruiner sa séance.
Un coup de fil, son esprit n’allait pas s’en débarrasser comme ça, la bulle de chaleur avait éclaté !
Merde.
Les vibrations s’arrêtèrent, mais c’était mort, elle enrageait, roula sur le dos, son vibro toujours dans sa main droite, elle était en colère contre elle, contre le monde extérieur qui venait l’emmerder dans son paradis fragile, qui venait dévaster le rêve.
Silence, puis finalement une vibration rapide : le message.
Elle l’écouterait bientôt.
Furieuse, elle ouvrit les cuisses en grand et enfourna le sexe de latex entre ses lèvres, main droite, des doigts de la main gauche elle trouva et frotta son clitoris : jouir pour en finir vite, le mec de la piscine l’encule, elle greffa sur le scénario anéanti de la piscine une vidéo porno qu’elle avait remarquée sur un site, l’autre jour, sodomie violente, elle avait gardé cela dans un coin de sa tête pour cette occasion : se faire jouir à toute vitesse, méchamment.
Voilà.
Elle se leva, s’empara de son mobile, passa sur l’écran tactile un doigt un peu collant de son plaisir mal foutu, essuya la vitre avec son tee-shirt et écouta le message.
— Ruth ? C’est Fabrice. Faut que tu viennes : deux collègues au tapis, une fusillade dans une clinique à Nanterre. Garnier, du commissariat de Nanterre, y est resté, tu connaissais, je crois ? Une bastos en pleine poire. Un collègue en uniforme est dans un sale état. A priori le tueur a été descendu, mais pas par nous, par un civil, c’est le bordel ici, faut que tu viennes, le divisionnaire sonne tout le monde en ce moment. Tu as peut-êt’ entendu parler de cette banquière miraculée, dans le coma, avec un garde du corps… C’est en rapport avec ce truc, mais il va falloir y voir clair, et vite, genre dans les heures à venir, ça s’énerve de partout. Si t’écoutes ce message, fonce nous rejoindre. Je te file l’adresse de la clinique…
Et merde à nouveau.
Voilà en tout cas de quoi occuper sa soirée et sa nuit.
Elle se remit en mémoire cette histoire de banquière menacée, avec une sœur aveugle, et un garde du corps, elle a vu cela ce soir à la télé en dînant, une histoire un peu creuse, c’est ce qu’elle s’était dit, pas intéressant… Mais elle s’était gourée.
Elle sauta dans son jean, enfila son tee-shirt, garda son soutif de parade, puis en vitesse se recoiffer et se mettre un peu de rouge dans la salle de bain, elle mit ses baskets noires, et dans le tiroir de l’entrée reprit son arme de service, holster de ceinture en nylon noir, et une veste en jean pour la planquer.
Elle sauta dans sa vieille 306, plaça le gyrophare de toit, brancha son GPS collé sur le pare-brise, et roule ma poule.
Ruth était de mauvais poil, elle allait devoir faire un effort pour ne pas être désagréable avec tout le monde…
Les heures de la nuit s’étiraient dans un monde élastique qui échappait à la réalité, l’urgence, l’imprévu, l’excitation du drame, et l’épuisement qui envahit peu à peu le cerveau et les nerfs, en attendant l’aube.
Elle connaissait bien. Après avoir conduit toutes les investigations à la clinique, avoir examiné les corps et tous les lieux concernés envahis de techniciens très affairés, l’escalier décoré de sang, la chambre où continuait à comater la Belle au Bois Dormant, indifférente au cadavre de l’inspecteur Garnier dont le front avait disparu, elle décida une réunion de travail dans un bureau vide de la clinique, pour faire le point sur les témoignages collectés depuis quelques heures par les officiers de police judiciaire.
Une infirmière apporta une cafetière.
— On résume. En essayant d’être concis, comme si je débarquais, vous diriez quoi ?
Tout le monde savait qu’elle allait devoir faire un point très complet au divisionnaire en rentrant à la SDPJ des Hauts-de-Seine, dans une heure ou deux.
— Une femme dans le coma, Irène Frageau, hospitalisée depuis un malaise inexpliqué dans la banque où elle travaille.
— Que donnent les analyses ?
— Rien d’après les médecins, poursuivit Mathieu, un jeune OPJ qu’elle appréciait. Rien au niveau toxicologique, et elle est en phase de réveil depuis quelques heures, j’ai tout le dossier médical. Mais rien de franchement suspect, Commissaire.
— OK. Contexte, la suite ?
— Elle a fait appel à un garde du corps professionnel, apparemment. Carlos Dacosta. Double nationalité française et portugaise. On ne sait pas quand exactement, ni pour quel motif, la presse s’est intéressée à cela parce qu’elle a été victime d’un accident spectaculaire, il y a quelques années. Elle a pu rencontrer le gars en question à l’occasion d’un prêt accordé à son frère, Joao Dacosta, entrepreneur portugais. On n’a rien sur lui, il a l’air clean.
— Et le frère ?
— Garde du corps professionnel, répondit Luc, un autre OPJ plus âgé, très scrupuleux. Sa situation paraît claire. Il porte une arme, qui a servi dans notre affaire, un Desert Eagle en version 357, un pistolet israélien référencé, un gros calibre, avec toutes les autorisations possibles, il travaille en ce moment pour un grand patron français, dans le milieu médical, et pas un mec spécialement menacé. Chauffeur et garde du corps, un boulot tranquille pour lui : Carlos est un ancien commando de l’armée portugaise. Les portugais utilisent d’ailleurs ce type de pistolet. On a reçu une fiche des RG, rien du tout sur lui, un mec bien, apparemment, d’après ses patrons grands patrons, et aucune condamnation chez nous, même pas un excès de vitesse…
— OK, répliqua Ruth en notant d’essayer d’avoir son dossier militaire, mais ça allait prendre un temps fou. Des rapports particuliers entre la banquière et le soldat d’élite ?
Elle fit le service du café tandis que Mathieu reprenait :
— On ne sait pas, à part cette histoire de prêt, d’après Carlos, ils se rencontrent à cette occasion. Le frère n’en sait rien du tout. Il a l’air largué.
— C’est crédible ? Cette rencontre ?
— Oui, je dirais. En apprenant qu’il est garde du corps, elle s’adresse à lui, pour des conseils, pour discuter de cela. Il bosse déjà en dehors, mais elle est plutôt charmante… Et lui est plutôt beau mec.
— Ils couchent ensemble ? demanda abruptement la commissaire.
— Difficile à savoir. D’après lui, ils se plaisaient, mais il n’y a rien eu.
— Tu l’as interrogé, Mathieu ? Comment tu le sens ?
L’officier de police prit une gorgée de café en réfléchissant :
— Je dirais qu’il est intelligent, très pro, plutôt ouvert, bien conscient de nos attentes dans ce bordel, et de ce qu’il a fait, et il n’en fait pas trop. Mais c’est un vrai professionnel, un mec qui a reçu une formation pour des interrogatoires bien plus difficiles que les nôtres. Le genre de mec qui survit dans la jungle en mangeant des serpents.
Ruth éclata de rire.
— Son histoire tient debout, sur cette partie ?
— Oui, à mon avis.
— Ensuite ?
— Eh bien Madame, il y a la sœur, Clara Mélinat, un autre personnage de cette histoire, enchaîna Sylvia, une petite jeune un peu timide. Je vous raconte rapidement l’accident de Noël 2007 qui les a rendues célèbres malgré elles…
Ruth écouta le récit de cet accident dont la télévision avait survolé l’essentiel.
— C’est atroce ce truc, conclut-elle. Et comment tu l’as sentie, cette nana ?
— Très sensible, ça se comprend avec la suite. Sur la première partie de l’histoire, comment sa sœur prend conseil auprès d’un garde du corps, et pourquoi elle se serait sentie menacée, elle n’en sait rien. Mais je vous avoue que c’est difficile de cerner une aveugle avec des grosses lunettes noires. Elle a même pas d’yeux en dessous.
— Ses rapports avec Irène ?
— Pas faciles, mais pas hostiles pour autant d’après elle. Il faut se rappeler que Clara est gravement handicapée et que sa sœur conduisait.
— Un désir de vengeance ?
— Non, très franchement je pense pas. Clara est aveugle et assume sa vie. En revanche, peut-être une grosse culpabilité de la sœur qui est sortie indemne. À vérifier en plus du reste, mais elle est pas encore sortie du coma.
— Les rapports entre Carlos et Clara ?
— Elle a l’air elle aussi sensible à son charme, mais rien de plus à mon avis… Il est protecteur et je crois que c’est ce dont elle a besoin, si vous voulez mon sentiment.
— C’est James Bond ce type ? railla Ruth.
— Non, rigola Mathieu, mais il est vraiment séduisant, et même les infirmières qu’on a interrogées ont l’air de le trouver très intéressant…
— OK, répéta Ruth pour conclure cette partie de la réunion. Les faits de la journée, maintenant ?
— Vers midi et quart, aujourd’hui, Carlos débarque après que son patron lui a donné son après-midi, il est rejoint par Clara, et accueilli par la presse. C’est un interne qui a prévenu les journalistes, il y avait du spectaculaire potentiel, et du fric à se faire, à mon avis. Il a accès aux dossiers du serveur de la clinique. Je ne donne pas cher de sa peau professionnellement… On est en train de décortiquer son mobile, et il est très très embêté. Bon, donc, on a des caméras de surveillance un peu partout dans la clinique, avec les heures et tout, et aussi les rushes et enregistrements audio des journalistes, on n’a pas eu de mal à reconstituer tout cela : ils restent assez peu de temps, repartent vers 13 heures, on les voit traverser le hall, et la voiture sort du parking à… 13 h 12, exactement, il y a un caméra au niveau des automates de sortie. À 13 h 23, arrive le mari de la sœur Clara, Bernard, il échappe aux journalistes partis fabriquer leur reportage, monte dans la chambre d’Irène, reste à peine quelques instants, repart à… 13 h 31. Quelques instants plus tard, le médecin est alerté que les signes cliniques de la phase de réveil d’Irène Frageau viennent d’apparaître.
— Un rapport avec la visite du beau-frère ?
— Impossible de le savoir, mais a priori rien d’extérieur ne pouvait la tirer de là, et aucune action chimique non plus… Je poursuis : à 13 h 58, la clinique appelle la sœur pour prévenir, elle est encore dans la voiture de fonction de Carlos qui la raccompagne, ils font demi-tour. À 14 h 34, ils arrivent à la clinique, et y restent cette fois un long moment, une infirmière les met gentiment dehors vers 20 heures, ils quittent la clinique à 20 h 10, direction le domicile d’Irène, à Colombes. Clara veut y passer la nuit.
— Avec le beau gosse ?
— Peut-être, impossible de le savoir. Mais il y a changement de programme : la maison a été cambriolée, sans effraction. Nos techniciens travaillent encore là-bas. Carlos nous a raconté tout cela, le trajet est assez court entre Nanterre et Colombes il ne sait pas à quelle heure ils arrivent. Il n’y a plus personne sur place. Pendant ce temps le commissariat de Nanterre, alerté par les reportages un peu spectaculaires de la télé, envoie l’officier Garnier et le brigadier Franck Merlet pour essayer d’en savoir plus, ils arrivent à 20 h 25, recueillent quelques témoignages, mais Irène Frageau est encore dans les choux, ils sont dans la chambre quand Bernard Mélinat arrive. C’est juste avant que ne débarquent Carlos et Clara. On ne sait pas ce qui se passe dans la chambre exactement, il n’y a pas de caméras, mais sur la vidéo de celle du couloir de la chambre, on entend un échange de trois coups de feu à 20 h 35 exactement, on aperçoit Carlos et Clara sortir de l’ascenseur de l’étage à ce moment-là, sur l’autre séquence vidéo.
— On va se regarder ces vidéos, on a de quoi examiner cela ?
— Oui, sourit Luc en désignant son ordinateur portable. On a saisi les disques durs, ils sont partis pour être décortiqués, mais j’ai une copie de tout cela pour travailler dessus.
Mathieu éteignit la lumière et ils examinèrent tous l’écran où défilèrent plusieurs fois les minutes du drame saisies par les caméras.
Ils se taisaient, prenaient des notes parfois dans la pénombre.
Puis Ruth se releva et alluma la lumière du bureau.
— J’aime pas les cowboys, lança-t-elle, mais sans ce mec, notre collègue brigadier serait mort. Je ne sais pas si le tueur aurait pu quitter la clinique, blessé comme il était. Mais il a agi, on peut évacuer la préméditation, et l’échange de coups dans l’escalier de secours a été filmé. On voit tout, et c’est sans bavures. Il a agi comme un commando, pas comme un flic… ou alors un flic de cinéma, et sa technique est plutôt ahurissante.
— On dirait un jeu vidéo, ajouta Mathieu. En tout cas sur la vidéo.
— Ouais, grommela Ruth, quand tu vas voir le corps dans les escaliers plein de sang, c’est pas la même musique. Bon, le fin mot de l’histoire, d’après vous d’abord, et d’après James Bond-Chuck Norris ?
— D’après Carlos, Bernard a dû avoir une aventure avec sa belle-sœur, il a dû la menacer, et a pris peur par la suite en apprenant qu’elle avait un garde du corps.
— De là à flinguer la belle-sœur dans le coma, quand même…
— Nos gars ont trouvé du matériel porno en grande quantité dans son ordinateur, chez lui, et mis la main sur l’ordinateur d’Irène dans sa voiture, c’est bien lui le cambriolage. Celui de la fille est nickel, apparemment, rien qui traîne. Mais les premières analyses de toutes les cochonneries sur l’ordi de Bernard Mélinat montrent un mec avec des obsessions particulières. Il a pu se monter la tête tout seul.
— L’arme du tueur ?
— Un Smith & Wesson, répondit Luc. Revolver non enregistré, mais on pense que c’est un revendeur espagnol qui opère sur Toulouse, sur les parkings d’autoroute, que nos collègues de là-bas ont jamais pu serrer. On poursuit là-dessus.
— OK les amis, ça semble relativement clair, on va enrichir avec tous les éléments de l’enquête à venir, mais je pense pouvoir dire que l’affaire est close, malheureusement au prix du décès d’un collègue. On interrogera la Belle au Bois Dormant quand elle sortira des limbes… Et le Prince charmant a l’air plutôt clean. On va le garder un peu, et le juge d’instruction décidera lui-même si on lui rendra son flingue et ses licences to kill. On pourrait le proposer au Raid, vu sa façon de descendre les escaliers et les tueurs de flic dans l’obscurité… Bon, on va lever le camp d’ici, en tout cas moi pour ce qui me concerne, je dois aller au rapport. Je prends les vidéos avec moi, si possible, elles sont édifiantes. On fait raccompagner la sœur aveugle…
— Et Carlos, on l’envoie au dépôt directement ?
— Il me suit à la SDPJ. Je vais l’interroger moi-même pour me rendre compte, creuser certains points, sur son passé militaire notamment. Et puis s’il est si beau garçon que cela, je ne voudrais pas louper l’occasion… conclut-elle avec les rires des officiers de police présents dans la pièce.
À l’aube, elle fit son rapport au divisionnaire, puis elle essaya de trouver une salle de libre pour interroger le garde du corps portugais, mais prise d’un coup de fatigue elle laissa tomber, s’accorda une pause pour aller acheter des viennoiseries dans une boulangerie à côté, et fit venir Carlos Dacosta dans son propre bureau.
Il n’était pas menotté ni réputé hostile à ce stade de l’instruction, plutôt coopérant et en règle.
Souriante elle lui offrit de s’asseoir.
C’était effectivement un bel homme, et elle découvrit son charme en commençant à discuter, elle lui proposa des croissants avec son café.
Il ne paraissait pas fatigué, après une nuit blanche pour avoir flingué un mec dans un hôpital. Il maîtrisait les choses.
Ruth, elle, était épuisée, avec sans doute des cernes de trois kilos sous les yeux, et la tête un peu légère de manque de sommeil, elle pensa à son propre stress, l’énergie mauvaise qu’elle cherchait régulièrement à évacuer.
Ce mec avait le savoir-faire pour gérer cela, apparemment, elle devrait peut-être lui demander des conseils à ce propos ?
Elle reprit toute l’affaire, en prenant de simples notes parfois. Elle se surprit à laisser vagabonder son esprit.
Carlos était très plaisant, viril mais sensible, un sacré mec, elle se mit à rêvasser, légèrement excitée, elle se rappela qu’elle avait toujours son petit soutien-gorge et imagina mollement des choses agréables…
Elle focalisa son interrogatoire qui ressemblait plus à un entretien sur les rapports que Carlos pouvait avoir avec les deux sœurs.
— Bernard pouvait être jaloux de vous, non ? Penser que vous couchiez avec Irène… non ?
— Peut-être, je ne sais pas… Je crois qu’il avait des idées vraiment barrées à propos de beaucoup de choses.
— Et avec sa femme ? Dîtes-moi Carlos : vous étiez en train de raccompagner Clara chez Irène : aviez-vous des idées derrière la tête ? Ou elle ?
Il se mit à sourire, un sourire craquant, vraiment, Ruth frissonna malgré elle (la fatigue).
— Clara est si fragile, vous savez. Je voulais la protéger, la rassurer, la mettre à l’abri… Je ne sais pas où aurait pu conduire mon envie de la protéger et son besoin de protection, vous voyez ?
— Oui, tout à fait, répondit Ruth en espérant ne pas rougir comme une conne. Et elle est jolie, elle a beaucoup souffert. Elle vous avait parlé de ses rapports avec son mari ?
— Il ne la touchait plus depuis l’accident, elle m’a dit cela. Ils faisaient chambre à part… Elle était toute seule, dans le noir, aveugle, et toute seule sur le plan affectif, et sans doute… sexuel.
— Je comprends tout à fait cela, lâcha Ruth en le dévisageant. Et toutes les femmes seules et un peu fragiles, en face d’un homme tel que vous, doivent sans doute se mettre à rêver.
— Je ne sais pas. Mais j’aime être là avec elles.
— Avec Clara ou avec les femmes seules ? demanda Ruth en souriant pour cacher son trouble.
— Avec les fragilités, avec les abandons, avec les solitudes, je suis moi aussi très seul. Je suis ému par tout cela.
Ruth ne sut plus quoi dire, c’était comme mélangé dans sa tête, jamais elle n’avait ressenti cela avec quelqu’un qu’elle interrogeait, mais il fallait faire face, ne pas laisser le silence faire supposer qu’elle avait perdu pied.
— Mon Dieu, reprit-elle en riant pour désamorcer tout cela, à commencer par son trouble énorme et imprévu, je ne serais pas commissaire et vous ne seriez pas en garde à vue, je vous demanderais en mariage, vous êtes quasiment l’homme idéal des magazines féminins !
Il se mit à rire doucement et rétorqua :
— C’est une technique d’interrogatoire, la déclaration ? Alors à mon tour : vos yeux sont délicieux, on dirait des amandes et du miel, et j’aime beaucoup votre voix…
Bim.
Ruth connaissait ses beaux yeux, et Carlos venait d’utiliser exactement les deux mots qu’elle attribuait à ses iris de nuances si particulières. Ses amants et ses parents disaient « un mélange de vert et de doré », point. Et ce mec venait de dire amandes et miel.
Elle eut une sorte de vertige, se sentit pâlir.
— Monsieur Dacosta, est-ce qu’il est habituel pour vous que les femmes complimentées par vos soins perdent leurs moyens ?
— Mais… Je ne sais pas. C’est plutôt moi qui les perds, en général. Comme ici.
— Soit vous vous foutez de ma gueule, soit il faut réellement que je vous épouse, sourit-elle. J’ai envie de faire une connerie qui peut me coûter ma carrière, et bien plus que cela.
Elle se leva et verrouilla la porte, sous le regard de Carlos qui ne souriait pas mais la regardait avec chaleur.
Chaleur.
Elle s’immobilisa, puis eut un réflexe de flic, un dernier réflexe professionnel avant de lâcher prise, elle fit le tour de son bureau, et mit son arme de service dans un tiroir blindé de son bureau, équipé d’une serrure à code.
Elle éteignit son mobile.
Après quoi rien d’autre n’eut d’importance que Carlos, elle le dévisageait, se sentit chaude et humide, chassa de son esprit ce bureau si connu et tellement chargé de stress et d’emmerdements de toutes sortes.
L’homme qui trouvait que ses yeux étaient amandes et miel se mit debout face à elle et lui murmura :
— Je ne veux pas que vous fassiez cette connerie, peut-être pas ici et maintenant… On pourrait… attendre ? Que je sois libre, et… attendre d’être ailleurs qu’ici, qu’en dites-vous ? Je ne voudrais pas…
— Arrêtez d’être aussi charmant, Monsieur Dacosta. Vous êtes un type super-entraîné pour toutes les situations limites, et malgré tout, vous voulez encore me protéger de moi-même au lieu… qu’on fasse l’amour sur mon bureau.
Il sourit et l’embrassa, et Ruth ressentit un étourdissement qui n’avait rien à voir avec l’épuisement, comme la fièvre n’avait rien eu à voir avec son premier orgasme : elle n’en savait trop rien, mais c’était délicieux !
Elle se laissa faire, complètement, assista heureuse et surexcitée aux caresses que cet homme accorda à ses seins qu’il découvrit avec délicatesse, il s’occupa d’elle avec infiniment de douceur, il lui retira son jean, sa culotte, Ruth se demandait quel pouvait être le rapport entre cet amant si attentif et tendre et le type sur les vidéos qui bondissait dans les escaliers pour mettre deux balles d’instinct dans la poitrine d’un tueur planqué au bas des marches.
« Oublie, Ruth, arrête de réfléchir. Écarte les cuisses. »
Sa langue, sa salive, ses doigts, elle se mordit la main, son vibromasseur ne la ferait jamais grimper comme ça dans les nuages, bon sang, elle était en train de se faire lécher, les fesses au bord de son bureau, par un type gardé à vue !
Il ne fallait pas prendre trop de temps, elle murmura :
— Viens.
Et puis elle observa, la tête un peu partie, Carlos qui sortait son sexe tendu, son sexe vivant, ce n’était pas dans sa tête, pas elle qui se faisait son petit rituel d’auto-érotisme planifié : une vraie bite toute chaude, elle eut un moment de confusion, s’excusa et partit fouiller dans son sac à main.
Elle revint, s’accroupit et déroula un préservatif sur la tige épaisse et douce de cette verge excitée, se releva et perdit assez vite la notion des choses, elle se retrouva les jambes en l’air en appui sur les bras musclés de ce mec qui venait de la pénétrer en douceur, pourquoi, comment, elle ne savait pas, mais c’était mieux, à un point délirant, que son vibromasseur de table de chevet et que les séquences pornos de sites hollandais, c’était en vrai et son vagin palpitait comme un poisson hors de l’eau, elle transpirait en serrant les dents, s’accrochait au cou de ce suspect d’elle ne savait pas trop quoi au juste.
C’était un protecteur, un type qui vous prenait dans ses bras et contre qui ce devait être formidable de s’endormir comme une enfant, et un type contre qui elle se sentait femme comme jamais.
Cela dura de longues minutes, elle avait l’impression de se promener sous l’eau, une sorte de jouissance ininterrompue du cerveau, elle était incapable de dire si son ventre s’en contenterait, mais ça lui convenait complètement, à elle, et elle sentit une immense fierté femelle quand Carlos accéléra et que son visage se crispa, les prémices de l’éjaculation, elle lui murmura, tout heureuse et souriante :
— Vas-y, viens jouir en moi, j’adore, vas-y fort !
Il laissa aller sa force dans l’urgence qu’elle venait de permettre, et sa force était sauvage, elle dut se retenir de crier tandis que son sexe tapait au fond de son ventre comme un piston devenu fou, bordel, elle s’en souviendrait toute sa vie de cette séance de dingue !
Il grogna que c’était booon, et se figea en elle, elle ressentit les sursauts de cette queue plantée en elle, perdit l’idée de la pièce et de la situation, fit juste attention de ne pas crier, et il se répandit délicieusement.
Leur corps luisaient de transpiration, leur souffle étaient courts, ils souriaient, les joues rouges.
— Il ne faut pas jouer avec le feu… murmura t-il pour justifier de l’évidence qu’il y avait à se retirer d’elle et à reprendre une posture et une allure convenables pour un bureau de cadre de la police.
— Il maîtrise tout, pensa Ruth, c’est effrayant, je suis en train de me faire manipuler comme une gamine…
Elle éclata de rire et renfila sa culotte et son jean.
Ils mangèrent un autre croissant, elle décida d’un test et alla chercher deux autres cafés en espérant que ça ne se verrait pas qu’elle venait de se faire sauter par le Prince charmant.
Mais non, il était 7 heures et quart du matin et tout le monde s’en foutait de la tête qu’elle avait.
La vie reprit son cours lentement.
Ruth n’avait aucune envie de mettre Carlos en taule au dépôt de la SDPJ. Elle mit donc Luc, puis Mathieu, à l’interroger, elle se marra intérieurement en se rendant compte qu’elle ne voulait pas que la jeune Sylvia se retrouve face à lui.
Jalouse ? Chasse gardée ?
Elle était explosée de fatigue, mais Carlos, lui, semblait ne pas se ressentir de ces heures de veille épuisantes.
À quinze heures, le juge d’instruction fit le point sur l’enquête avec les policiers concernés au cours de différentes réunions à différents niveaux de hiérarchie, et indiqua sa vision du dossier : M. Carlos Dacosta avait sauvé la vie d’un fonctionnaire de police et agi avec un courage admirable dans une situation éminemment dangereuse.
Vers dix-neuf heures, il fut autorisé par Ruth à quitter les locaux de la police, il était libre mais devait rester à l’entière disposition des enquêteurs.
Il sourit gentiment, et elle eut un pincement au cœur quand il quitta son bureau.
« Tu n’as pas fini d’accompagner ma solitude » pensa-t-elle, lucide et désespérée.
Auteur : Riga
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