CHAPITRE UN : RENCONTRE AVEC LES FISHBURNE
MIAMI, Florida, Fishburne Tower, mardi 5 juillet 2011, 10 a.m.
Pfff ! Quelle galère !
Je ne me tortillais pas sur ma chaise mais c’était tout comme.
J’attendais depuis trente bonnes minutes dans l’antichambre de Mr Jonah
Fishburne. Mains jointes et doigts croisés sur mes genoux serrés, je
tripotais mon pantalon en toile bon marché sans cesser de regarder la
pendule qui égrenait les minutes avec une lenteur exaspérante. Quand la
porte s’est ouverte sur la secrétaire, une superbe jeune femme blonde au
sourire chaleureux vêtue d’un tailleur chic, j’ai sursauté avant de me
lever, les nerfs à fleur de peau.
A travers sa Fondation, Mr
Fishburne m’avait accordé une bourse d’études jusqu’au diplôme de fin
d’études secondaires et pendant quatre ans il avait payé ma scolarité
dans une école privée de Miami. Une fortune car il s’agissait d’une
école huppée, l’Immaculata La Salle High School ; j’y ai été
pensionnaire jusqu’à obtention de mon diplôme avec mention très bien, à
seize ans et demi.
À la suite de quoi j’étais entrée à
l’Université de Miami, reconnue comme un excellent établissement privé.
Bien sûr, j’étais toujours soutenue par la Fondation et toujours logée à
l’Immaculata qui se trouvait être tout près du campus de l’Université
située à Coral Gables. Deux années avaient passé, soit la moitié de mon
bachelor’s degree de communication que je complétais avec des études de
littérature anglaise.
Quand, juste après les examens de fin
d’année que j’avais réussis haut la main, une secrétaire administrative
m’avait demandé de me rendre à la convocation de Mr Fishburne, j’ai tout
de suite compris. Maintenant, il était temps que je m’acquitte de ma
dette en travaillant pour sa Fondation. Je ne pouvais même pas envisager
de continuer mes études sans aucune aide. Pourtant, je n’avais ni
rancœur, ni regrets ; et, bonus, j’allais probablement échapper aux
divers travaux estivaux organisés par les sœurs. Travaux qui allaient de
la cuisine pour les pauvres de la paroisse à la réfection de bâtiments
cultuels : ponçage, peinture, pose de carrelage, le tout sous la
direction de vieilles sœurs acariâtres et mesquines.
Tout
compte fait, ce n’est pas une si mauvaise chose pour toi d’échapper à ce
putain de carcan, cette convocation. Tu as plus de dix-huit ans, Steph,
et tu ne connais rien de la vie, du monde. Tout ce que tu sais, tu l’as
lu ou vu sur le Net. Tu n’as pas vécu. Pas encore.
— Mademoiselle LeBlond, entrez ; monsieur Fishburne va vous recevoir.
— Merci.
Allez, c’est money time, petit mec ! Sois naturelle et ça se passera bien.
Le cœur battant, je suis entrée dans un magnifique bureau acajou ; tout
était en acajou : le parquet, les boiseries murales, le gigantesque
bureau. Un homme était assis derrière le bureau, un noir massif au crâne
chauve qui me dévisageait de ses yeux perçants. Je restai bouche bée
devant le spectacle derrière lui : une baie vitrée qui occupait tout le
fond avec vue sur l’océan. Nous étions au trentième et dernier étage de
la tour Fishburne et la vue était à couper le souffle sur Biscayne Bay ;
le bleu de l’océan se perdait sur Miami Beach Island et était parsemé
des points blancs de bateaux régatant et des taches plus sombres de
cargos gagnant ou quittant le port de commerce.
— Eh bien,
Mademoiselle LeBlond, je vois que vous avez fini votre deuxième année
d’université avec les honneurs. Rarement bourse d’études aura été autant
justifiée.
— Je vous remercie, Monsieur. Je me suis battue pour offrir le meilleur de moi-même.
— Je n’en doute pas ; en plus d’être une très belle jeune fille, vous êtes une personne affûtée, vive et intelligente.
Je
rougis comme une pivoine, dansant machinalement d’un pied sur l’autre.
Je n’étais pas habituée aux compliments ; à l’Immaculata, les
professeurs étaient très durs avec une élève comme moi, pauvre et sans
appuis ; et les autres élèves, eh bien, au mieux m’ignoraient ou me
traitaient avec condescendance, au pire se moquaient de moi, de mes
vêtements, de mes origines modestes. Très modestes. À l’Université, je
n’avais pas d’amis ; je devais revenir travailler dans ma chambre et me
mettre à la disposition des sœurs dès que les cours étaient finis.
Mère
droguée et prostituée, morte quand j’avais onze ans ; père inconnu,
probablement un marin scandinave dont j’avais hérité la blondeur et les
yeux gris-bleu. J’étais une gamine promise à une vie de merde et mes
excellents résultats scolaires m’avaient permis de m’en sortir, ceci
grâce à la bourse Fishburne. À cet âge, je ne rêvais pas de faire des
études universitaires, mais je savais que j’en avais largement les
capacités.
L’Université de Miami m’avait repérée avant
l’obtention de mon diplôme, intéressée par mes excellents résultats
scolaires et mon implication sportive en athlétisme, en gymnastique et
en natation. En gym, hélas, j’étais un peu trop grande pour espérer
encore faire partie des meilleures, et de toute manière tout s’y joue
avant treize ans. En athlé, par contre, je démontrais un talent certain
pour le saut à la perche et l’heptathlon. Et je me débrouillais aussi
très bien en natation, spécialement en crawl. La Fondation avait donné
son aval pour que puisse poursuivre des études de communication. Ce
n’est pas ce que j’aurais choisi car j’aurais préféré étudier la
littérature, classique comme moderne. Mais la Fondation avait clairement
désigné la filière que je devais suivre.
En clair, je savais ce
que je devais à la Fondation Fishburne ; j’étais prête à leur renvoyer
l’ascenseur avec les intérêts dès qu’ils le souhaiteraient, mais
j’espérais aussi pouvoir continuer mon cursus universitaire, ne pas
arrêter après deux malheureuses années. Je secouai la tête pour sortir
de mes pensées moroses et regardai Mr Fishburne dans les yeux,
consciente qu’il me jaugeait en silence depuis plusieurs minutes.
— Mademoiselle, j’ai une proposition à vous faire.
— Oui Monsieur.
—
Mon fils Jason, en tant que directeur de la Fondation, souhaite vous
recevoir pour discuter de vos orientations futures ; qu’en pensez-vous ?
—
Monsieur, je sais ce que je vous dois et je n’aurai jamais assez de
mots pour vous en remercier. Quand dois-je rencontrer votre fils ?
— Il est dix heures trente ; il vous attend pour onze heures. Une voiture vous attend en bas. Au plaisir, Mademoiselle.
— Au revoir, Monsieur.
Bon
sang ! Il te convoque, te fait poireauter une heure et t’expédie un
cinq minutes ? À croire qu’il voulait juste te voir ; pour s’assurer que
je n’étais pas une petite écervelée ? Il connaît mes résultats
scolaires comme universitaires, il sait que j’assure. Alors quoi ?
Je
lui fis un sourire crispé suivi d’une sorte de courbette maladroite
avant de sortir. En face de l’entrée de l’immeuble, une grosse berline
noire rutilante m’attendait ; un chauffeur hispanique en costume noir me
toisa et m’adressa la parole d’une voix neutre.
— Mademoiselle LeBlond ? Entrez, je vous prie.
Encore un sourire crispé, il faut que je me ressaisisse !
Bon, je montai en bredouillant un merci et m’assis sur la banquette
arrière en cuir gris. La Fondation n’était pas très loin de la Tour
Fishburne, installée dans une vaste demeure blanche à colonnades nichée
dans un petit parc arboré et parfaitement entretenu. Une jeune fille en
jean et chemisier m’accueillit, une étudiante sûrement ; jolie, blonde
aux yeux bleus pétillants ; elle m’a fait un grand sourire auquel j’ai
répondu mécaniquement.
— Bonjour. Vous devez être Stephanie LeBlond. Il vous attend.
Elle
partit à pas pressés, comme si le fait de faire attendre Fishburne
junior était un crime passible de lourde peine. En fait oui, mais je ne
le savais pas encore. Elle prit un escalier majestueux jusqu’au premier
étage et toqua à une porte massive en chêne qu’elle ouvrit sans
attendre, puis elle s’effaça et me fit signe d’entrer. Aarg ! Il faut y aller ! Tu souris, bien polie, tu acquiesces sans non plus paraître trop gourde.
Une
nouvelle fois ce matin je me trouvais debout dans le bureau d’un
Fishburne. Totalement différents, tous les deux. Le bureau d’abord,
grand et éclairé par trois fenêtres donnant sur le parc, carrelé dans
des tons chauds, murs couleur crème sans boiserie, et empli de vieux
meubles en chêne rouge de Floride. Et Fishburne Junior était debout, les
fesses contre son bureau et son portable collé sur l’oreille. Vêtu d’un
pantalon de toile écrue et d’une chemisette blanche à fines rayures
bleues, qui faisait ressortir sa peau noire et satinée. Grand ; très
grand. Musclé, très musclé, les épaules larges et les bras plus gros que
mes cuisses.
— Écoutez : quoi qu’il en soit, vous me réglez ça pour 16 heures et vous me confirmez. J’ai un rendez-vous.
Il a raccroché et a tourné enfin la tête vers moi. Wouah ! Le mec ! Il en jette, un vrai top de couverture de magazine !
— Bonjour, Mademoiselle LeBlond.
— Bonjour Monsieur ; appelez-moi Stephanie.
—
Jason Fishburne. Je suis ravi de vous voir enfin. Mon père m’a rebattu
les oreilles de votre cursus scolaire. Vous allez bien ?
Si je
vais bien ? En vérité ? Non. Je suis terrorisée comme un lièvre pris
dans les phares d’une voiture, qui sait qu’il va être écrasé mais ne
peut plus bouger. J’étais scotchée par sa prestance, sa beauté
virile ; les yeux sombres de son père, des pommettes hautes, un menton à
petite fossette et la mâchoire carrée, des cheveux noirs drus coupés à
un centimètre... J’ai envie de plonger les doigts dans ses cheveux. Calme-toi, Steph. Et en plus tu rougis, idiote !
Il a serré ma main que j’ai vue disparaître dans sa grande paluche, et
quand mes yeux se sont noyés dans les siens j’ai failli mouiller ma
culotte.
— Oui, pardon ; je suis un peu perdue.
— Venez vous asseoir.
J’ai opiné en rougissant encore. Bon sang ! Calme. Je
me suis installée dans le fauteuil qu’il m’indiquait ; il s’est posé
avec élégance sur le canapé à deux mètres de moi, bien en face. Ses yeux
me regardaient, interrogateur ; il avait compris, sûrement : il était
habitué à être le centre des attentions féminines avec son look de
footballeur professionnel/mauvais garçon/star de cinéma. Putain, la
vie de merde qu’il a dû avoir ! Beau comme un Dieu, bâti comme un chêne,
avec ça une intelligence au-dessus du lot. Et en plus il est bourré de
fric. Quel âge peut-il avoir ? Moins de trente…
— Mademoiselle ? Stephanie ? Vous allez bien ?
Arrêtez de demander ça ! Bon sang, j’ai chaud, je dois être rouge vif. Je secouai la tête, essayant de reprendre mes esprits.
— Oui, pardon. Je suis un peu fatiguée, je décompresse après les examens.
—
Je comprends. Je voulais vous proposer un job ici pour compléter vos
études ; la Fondation a besoin de jeunes personnes dynamiques et
fraîches, et vous pourriez être recrutée.
— Oui ; je suis flattée, mais…
— Vous avez autre chose ? Excusez-moi, dans ce cas.
— Pas du tout, mais je n’ai aucune expérience en quoi que ce soit, et…
— Ah ! D’accord, mais ça, je le sais ; vous apprendrez vite, je n’ai aucun souci.
— Ah ! Dans ce cas… quel serait mon travail ?
— J’ai besoin d’une assistante personnelle.
Il
veut que je bosse avec lui ! Bon sang ! Je vais le voir tous les jours,
travailler à ses côtés, respirer son parfum... Je suis sûre qu’il sent
super bon !
— Si vous pensez que je peux y arriver…
— J’en suis sûr.
— Alors d’accord. Je commence quand ?
—
Aujourd’hui. En fait, demain matin ; mais vous n’aurez pas trop de cet
après-midi pour organiser tout. Déménagement, habits et autres.
Je
le regardai bouche bée. Puis je me rappelai qu’il me fallait quitter
l’Immaculata d’ici une semaine. Je n’avais encore rien cherché sachant
que la proviseure de l’école devait me placer dans un foyer de jeunes
filles.
— Je ne sais pas si je serai prête, mais… d’accord.
— Pour le logement, mademoiselle Lenoir va vous conduire ; vous n’avez pas le permis, je présume.
— Non ; je dois m’en occuper.
— Ce n’est pas très loin, ni de la Fondation ni de chez moi. Mais il vous faudra un véhicule, Miami est vaste. Bonjour, Anita.
Une
jeune femme était entrée silencieusement et se tenait à ma droite.
Petite et menue, dotée d’une longue chevelure noire nattée en
queue-de-cheval et d’une poitrine agressive, elle était canon dans sa
minijupe noire et sa veste rouge sur un chemisier noir. Elle m’a adressé
un sourire alors que ses yeux sombres m’adressaient un message
différent que je n’ai pu déchiffrer.
— Vous accompagnez
mademoiselle LeBlond à son appartement ; vous prenez l’après-midi et
vous suivez le planning. Stephanie, Anita, à demain ; ici à neuf heures.
— Bien, Monsieur.
Dans
la petite Toyota de la jeune femme, je me suis détendue après avoir
bouclé ma ceinture. J’ai poussé un grand soupir sans m’en rendre compte,
et elle s’en est amusée.
— Alors, vous arrivez à surnager ?
— Il faut bien, mais c’est difficile. Je n’ai aucune expérience de la vie active. Et je suis intimidée par tout.
— Par moi aussi ?
— Un peu, oui. Désolée, Madame.
—
Mademoiselle : je n’ai pas trouvé de mec capable de me supporter. Mais
appelle-moi Anita, je t’en prie ; je comprends que je te parais vieille
mais je n’ai que vingt-six ans.
— Pardon. Et tu peux m’appeler Steph ; si j’avais des amis, ils m’appelleraient comme ça.
— Tu n’en as pas ?
—
Quelques copines de lycée, mais j’étais trop pauvre pour frayer avec
les autres élèves de ma classe. Mes seules cops étaient des filles que
je voyais en faisant du sport. Surtout l’athlé. On y est moins
individualiste qu’à la gym.
Il y avait de l’amertume dans ma
voix, je le savais mais je m’en fichais ; Anita a évité de me jeter un
coup d’œil compatissant, je l’ai appréciée pour ça. Elle s’est garée
devant un petit immeuble tout neuf, dans une rue calme. Le hall d’entrée
comportait un digicode et un interphone, et desservait six
appartements. J’ai suivi Anita au deuxième et dernier étage ; elle a
ouvert une des deux portes et m’a intimé du menton d’entrer la première.
J’ai opiné, nerveuse, et j’ai avancé, dans un état second ; petit hall d’entrée, living meublé. Mon Dieu, c’est déjà meublé, c’est tout neuf, c’est trop ! Steph, ferme la bouche, tu dois ressembler à une carpe, là !
Grande chambre dans laquelle trônait un lit king-size couvert d’une
courtepointe couleur abricot, flanqué de chevets en chêne clair, jolie
salle d’eau dont tout le fond était occupé par la douche italienne avec
un pommeau grand comme une pizza…
— Steph, ça va pas ? Assieds-toi… Viens, assieds-toi…
Anita
avait pris ma main et m’avait fait asseoir près d’elle ; elle tapotait
mes mains crispées. Je la voyais toute floue, je l’entendais à peine,
comme si elle était loin de moi, comme si je l’entendais du fond d’un
puits.
— Steph, tu me fais peur, là. Que t’a-t-il fait ? C’est Monsieur Fishburne ? Oh, ma puce…
Je
réalisai seulement alors que je pleurais silencieusement ; de grosses
larmes roulaient sur mes joues. J’ai tenté un sourire pour rassurer
Anita. Raté ! Comprenant que je n’arrivais pas à m’exprimer, elle me
tira doucement contre elle et je m’affalai littéralement dans son giron,
la joue sur sa poitrine volumineuse. Sans force, sans volonté. En
reniflant, je m’essuyai très élégamment les yeux avec mon poignet,
inondant son chemisier ; j’étais bien… Anita portait un parfum frais et
tendre de jasmin, de mimosa, qui me ravissait. Enfin j’ai pu relever la
tête, me moucher dans un Kleenex que m’a donné la jeune femme.
— Merci ; je n’ai jamais eu de chez-moi. Jamais. Quand j’ai visité et que j’ai réalisé…
— Chut, c’est fini, ne pleure plus…
Je
me suis levée pour aller me passer de l’eau froide sur le visage ; en
levant la tête, j’ai aperçu une gamine de onze ans, mal coiffée et les
yeux rouges d’avoir trop pleuré, les joues creuses des repas trop
souvent sautés, vêtue d’oripeaux fournis pas les services sociaux. Dans
le fond, je n’ai pas changé : j’ai grandi, pris du poids, mais je suis
toujours cette petite fille qui a peur de tout alors qu’elle n’a rien.
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