lundi 14 mars 2016

Dédale

Il y a eu cette fille. Une fille admirable, belle, sympathique, cultivée et talentueuse. Je l’ai observée, j’ai appris à la connaitre, je suis devenu son ami et je l’ai aimée. Elle était tout pour moi mais elle l’ignorait, du moins au début.

***


Quelle soirée pénible ! Pourquoi suis-je venu ? Pour elle, évidemment. Je ne supporte pas chaque instant loin d’elle. Alors quand elle vient me proposer de l’accompagner à une soirée, j’ai beau ne connaître personne, je la suis les yeux fermés. Ah, si seulement elle connaissait mes sentiments... Mais je suis incapable de les lui dire. M’aimerait-elle en retour ?

La soirée a plutôt pas mal débuté. Elle m’a présenté ses amis et puis elle s’est éloignée, happée par la foule, et à partir de là j’ai commencé à me sentir perdu, pas à ma place. Je n’ai jamais été très doué pour les relations sociales ; alors, quand je me retrouve seul parmi un flot d’inconnus, c’est un vrai calvaire. Ses amis ont l’air sympathique, mais voilà : moi, je ne les connais pas et je n’ai rien à leur dire. J’ai envie de fuir.

Me voilà seul dans la salle de bain. J’ai prétexté une envie pressante pour respirer un peu. J’ai l’impression que ça fait des heures que je suis enfermé là-dedans. La fête doit être finie, maintenant. Je devrais peut-être sortir de ma cache.

— Pourquoi restes-tu seul ?

Je me retourne d’un bond vers cette voix. Elle est là, magnifique comme d’habitude. Quelque chose anime la jolie couleur océan de ses yeux, un trouble. J’ai envie de la prendre et de la serrer dans mes bras, de lui caresser la joue et de l’embrasser. C’est si dur de voir tous les jours la fille qu’on aime et de ne rien pouvoir lui dire. Comment est-elle entrée ? Peu importe, elle est là, et c’est tout ce qui me va. Je bredouille quelques explications maladroites qui n’ont pas l’air de la convaincre. Tant pis.

— Tu ne devrais pas rester seul, insiste-t-elle avec un timide sourire.

Elle s’approche de moi lentement sans oser croiser mon regard. Mon cœur s’accélère. L’espace entre nous se réduit de plus en plus. Elle n’est bientôt qu’à quelques centimètres de moi. Une main se pose sur mon bras comme pour m’empêcher de prendre la fuite. Son visage s’approche du mien. L’azur de ses yeux croise enfin mon regard. Elle semble surveiller ma réaction. Je suis hypnotisé, perdu dans le fond de ses yeux. C’est plongé dans un état second, comme dans un rêve, que je me retrouve quand ses lèvres se soudent aux miennes. Cela semble si étrange... Je vis un fantasme. Le baiser timide devient peu à peu passionné. Nos langues s’emmêlent et son corps se colle au mien. Je peux enfin la prendre dans mes bras, la toucher. C’est merveilleux !

Cela doit faire maintenant une éternité qu’on s’embrasse. Mes mains ont eu le temps de découvrir chaque parcelle de son corps, d’en apprendre chaque courbe et d’en connaître les moindres réactions. Ses mains ont fait de même avec le mien. C’est comme si nous nous connaissions depuis toujours, maintenant.

— Je t’aime, lui déclaré-je enfin.
— Je sais. Moi aussi, je t’aime.

Nous voilà maintenant dans une sorte de parc. Nous nous promenons main dans la main. Je me sens enfin complet. L’avoir à mes côtés est si formidable ! Je ne supporterais pas que cela se termine. Sans elle, ma vie deviendrait un cauchemar.

Une douce mélodie retentit comme une brise légère. Les notes glissent sur des arpèges et laissent planer un air mélancolique. La musique est si belle, et si triste à la fois... C’est justement l’air qu’affiche maintenant mon amour. Je la serre dans mes bras. Je la sens frissonner ; mauvais présage. Je cherche à la réchauffer par mon étreinte mais mes efforts restent inefficaces. Une larme roule sur sa joue. Je ne la vois pas mais je le sais.

— Je ne veux pas partir, murmure-t-elle.
— Alors reste avec moi, l’imploré-je, pour toujours.
— Tu sais que je n’ai pas le choix. Ce n’est pas moi qui décide.
— Je t’aime, mon amour...
— Moi aussi, murmure-t-elle. Dansons maintenant. Cet air est si beau.

Alors nous nous laissons bercer par la mélodie. Nous tournoyons en rythme, serré l’un contre l’autre. L’instant semble si magique mais la fin se fait sentir. J’aurais voulu que ce moment ne se termine jamais. La musique s’arrête et notre danse avec. Un petit flocon de neige vient de se poser sur la joue de mon ange ; nouveau présage. Je l’essuie délicatement avec un doigt. Nous brisons notre étreinte pour nous apercevoir qu’un voile blanc a recouvert le parc. La neige continue de s’abattre en flots interminables.

— J’aime la neige... soupire-t-elle mélancoliquement. Elle semble si pure. C’est magnifique.

Malgré tout elle sourit. Elle est si touchante... La fin est proche, je le sens ; elle aussi. Cela ne va plus tarder. Elle se met à grelotter. Je m’approche d’elle pour tenter de la réchauffer, mais la distance entre nous semble se creuser.

— J’ai si froid... commence-t-elle à pleurer.

Elle est trempée, comme si elle venait de plonger dans une eau glaciale. Je ressens le froid moi aussi. Je cours vers elle mais elle s’éloigne de plus en plus vite. Quelque chose semble la happer loin de moi. Elle est terrifiée et tend un bras désespéré pour tenter d’attraper ma main, mais rein à faire ; elle disparaît dans le froid. Je hurle de désespoir tandis qu’une douleur s’abat sur mon dos.

***


Je suis assis dans un fauteuil au milieu d’un groupe d’étrangers. Ils discutent de cinéma, de films que j’ai vus ou non. Nous sommes situés en plein milieu de la rue entre deux rangées de bâtiments lugubres. Pourquoi ? Je n’en sais rien. Un poste de télévision est positionné juste devant moi.
Je tente de participer aux débats qui les animent mais j’ai l’impression qu’ils ignorent mes remarques la plupart du temps. Je me sens perdu. Je ne suis pas à ma place parmi eux. Je ne fais pas partie de ce groupe. Alors je commence à me refermer sur moi et mes yeux se posent sur les images qui animent l’écran de télévision. Un couple danse dans un parc enneigé. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai mal pour eux. C’est comme si j’avais déjà vu ce film, que j’en connaissais la fin mais que je n’arrivais pas à m’en souvenir. J’ai froid, et une douleur m’élance dans le dos.

Une voix retentit derrière moi, brisant mon étrange fascination pour cet écran. Je me retourne et découvre avec joie qu’elle est là. Je me souviens maintenant. C’est elle qui m’a traîné ici, parmi ces gens. Je la suivrais n’importe où. Ah, si seulement elle connaissait mes sentiments pour elle ! J’aimerais les lui dire, mais je ne sais pas comment. Et puis j’ai peur de la perdre, qu’elle me rejette si jamais ce n’est pas réciproque. Elle est si belle...

Elle n’a aucun mal à se mêler de la conversation. On sent qu’elle est à l’aise. C’est vrai qu’ils sont ses amis. Elle rit à leurs blagues ; je souris en réaction. Je l’observe remuer ses douces lèvres. Comme j’aimerais l’embrasser... Je me sens mieux depuis qu’elle est là, même si je suis encore étranger au groupe. Qui sait, un jour ces gens seront peut-être aussi mes amis ? Son attention se porte à peine sur moi, mais le fait de la voir heureuse suffit à calmer mon trouble. Je ne sais pas combien de temps je l’observe échanger avec ses amis. Elle se tourne finalement vers moi et, le regard troublé, m’adresse enfin la parole :

— Pourquoi restes-tu seul ?

Je peine à comprendre sa question quand je m’aperçois qu’effectivement nous ne sommes plus que seuls dans cette rue. Le décor est toujours le même ; la télévision et le fauteuil qui m’accueille sont encore là mais tous ses amis ont disparu. Sont-ils partis, ou est-ce moi qui me suis isolé ? Je ne m’en souviens plus.

— Tu ne devrais pas rester seul, insiste-t-elle, le regard perdu dans les abysses.

Elle s’approche doucement et se penche vers moi. Son doux parfum envahit mes narines.
Mon cœur bat la chamade. J’ai l’impression de me noyer dans son regard. J’ouvre ma bouche comme pour reprendre de l’air quand ses lèvres se collent aux miennes. Nos langues s’emmêlent. C’est si merveilleux, depuis tout ce temps... je l’embrasse enfin ! Je rêve éveillé.

— Je t’aime, lui déclaré-je.
— Je sais. Moi aussi, je t’aime.

C’est si bon d’entendre le son de sa douce voix prononcer ces quelques mots. Nous nous embrassons de nouveau, avec bien moins de retenue, comme si nous l’avions fait des centaines de fois. J’ai l’impression de la découvrir totalement, comme si nos âmes s’entrechoquaient et qu’elles parvenaient à fusionner. Notre baiser dure un bon moment quand soudain quelques notes de musique retentissent, une litanie mélancolique. Un frisson parcourt mon échine tandis que mon amour se relève et tourne un regard perdu sur le côté.

— C’est notre musique, soupire-t-elle tristement.

Maintenant qu’elle le dit, je m’aperçois qu’en effet ces arpèges me semblaient familiers. À l’écoute de ces notes, mon ange paraît distant. J’ai envie de me lever pour la serrer dans mes bras et la rassurer, mais mes jambes refusent d’obéir. Elle aperçoit mes efforts.

— Lève-toi maintenant, m’implore-t-elle. J’ai envie de danser. Cet air est si beau...
— Je ne peux pas. Pas depuis...
— Depuis quoi ? me coupe-t-elle. Souviens-toi, ce n’est pas encore arrivé.

Elle a raison. Je retente un essai, et cette fois mes jambes m’obéissent. Me voilà debout. Je peux enfin la prendre dans mes bras et lui sécher la larme qui perle sur sa joue. Elle me lance un sourire qui se veut rassurant, mais je sens bien que quelque chose de grave se prépare. Je ne sais pas quoi faire pour empêcher cette fatalité de s’abattre. Je ne peux qu’exaucer son souhait. Alors nous dansons lentement sur notre musique, oubliant là où nous sommes. Nous nous embrassons encore comme si c’était la dernière fois. Les yeux fermés, je savoure chaque instant.

D’un coup, nous percutons quelque chose. Notre danse se termine ainsi. Je rouvre les yeux pour m’apercevoir que nous avons changé de décor. Nous sommes maintenant dans un bus en marche, dans le couloir central, entre les rangées de fauteuils. C’est d’ailleurs un de ceux-ci que nous avons heurté. Nous sommes seuls dans le bus : ni passagers ni chauffeur, mais le véhicule est quand même en marche. Nous regardons, main dans la main, le paysage défiler. Les premiers flocons de neige apparaissent ; ma main serre celle de mon amour. Ces quelques flocons laissent bientôt place à une véritable tempête qui plonge rapidement le paysage dans un blanc immaculé.

— J’aime la neige... pleure mon ange. Elle semble si pure... C’est magnifique.
— Pas moi, finis-je par me rappeler ; elle marque la fin.
— Je ne veux pas partir, murmure-t-elle.
— Je te retiendrai, lui promets-je.
— Non, il ne le faut pas. Tu dois me laisser partir. C’est le seul moyen pour que tu sortes de là. Jure-moi que tu me laisseras partir, m’implore-t-elle désespérément. Je t’en supplie...
— Jamais ! Je suis perdu sans toi.
— Je t’en prie, mon amour, il le faut. Tu dois sortir de là et revivre ! hurle-t-elle d’une voix de plus en plus lointaine.

Des bruits de freins retentissent, et le véhicule est secoué dans tous les sens. Des éclats de verre pleuvent sur nous. Quelque chose me percute le dos et une immense douleur m’envahit. Je nous sens basculer dans le vide. Mon regard se tourne vers l’avant du véhicule où je vois l’eau se rapprocher dangereusement. Le bus la percute violemment. Des flots glaciaux s’engouffrent à l’intérieur et nous inondent. Mon amour tend une main terrifiée vers moi, mais je n’ai pas le temps de l’attraper que les courants l’aspirent loin de moi. Je veux hurler, mais mes poumons se remplissent d’eau. Je perds connaissance.

***


Il y a eu cette fille... cette fille que je refuse d’abandonner. Tant pis si je dois errer à jamais.

Auteur : Nathan Kari

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