lundi 14 avril 2014

L'amour triste

Je suis un homme du Sud. Par amour, j'ai suivi ma femme dans la région Île de France. Ce n'est pas qu'elle soit parisienne elle-même, mais son travail dans une grande banque nous a obligés à nous rapprocher des centres de pouvoir. Et aussi des grands aéroports, pour ceux qui sont, avec sa promotion, devenus ses fréquents déplacements professionnels à l'étranger.
Moi-même petit fonctionnaire, il m'aura fallu juste 1 an pour obtenir une mutation dans cette région parisienne où le gris des paysages le dispute à l'austérité des visages fermés. 23 ans aux impôts de Montpellier et je me retrouve dans cette région peuplée de gens acariâtres. La vie est mal faite ! J'ai du mal à considérer ces gens farouches et froids comme mes concitoyens. Depuis 3 ans que je suis là, il n'y a guère que la petite vieille du dessous qui me dit autre chose qu'un rapide bonjour. Cette vieille dame me fait rire, elle a la pêche, je ne sais pas comment elle fait pour avoir la joie de vivre dans un environnement aussi impersonnel. Elle me dit être originaire du Nord de la France, peut-être cela explique certaines choses... je ne sais pas vraiment. Un jour je lui demanderai peut-être, sur le ton de la rigolade, le nom de son dealer !



Je travaille à moins de 2 kilomètres de mon logement. Autant dire 20 minutes de voiture aux heures de pointe, contre 30 minutes de marche en coupant par les ruelles. Sans compter le temps nécessaire pour se garer. Ainsi, quand ma femme est en déplacement, il m'arrive souvent (enfin quand le temps permet !) de me rendre à mon travail à pied. Le soir je trouve toujours une excuse pour partir une petite demi-heure en avance et je rentre en flânant à travers le parc anémique qui sert d'espace vert. Parfois je m'assois sur un banc et je regarde ces gens ternes se précipitant vers une prochaine tâche, vitale pour eux et sans importance à l'échelle de la Terre.
Pauvres petites fourmis bien dressées à s'activer, au bénéfice d'une poignée de reines bien grasses et trop contentes de profiter des dividendes de leur vie perdue au labeur.

C'est lors d'un de ces soirs, assis sur ce que l'habitude a transformé en mon banc personnel, que ma vision de la vie devait basculer. Cette révolution s'approchait vers moi sous la forme d'une jeune femme bien trop maigre, bien trop blanche et à la démarche incertaine. Je la dévisageais au loin, cherchant à déterminer l'origine de son mal. Pour moi tout à la suite alcoolique, anorexique puis sidaïque, il m'est venu à penser qu'elle était une droguée en état de manque. Elle parcourut lentement le chemin, remontant le courant des gens qui s'écartaient d'elle avant de se retourner et de lui jeter un regard lourd de jugement. Je la vis passer devant moi, fasciné par l'absence de réaction du Monde devant sa détresse. Nous en sommes donc arrivés là dans l'individualisme… Deux sales gosses en vélo arrivent sur elle, la renversent et s'éloignent en rigolant. La pauvre enfant reste au sol. Elle sanglote. Je me lève pour la relever et l'amène s'asseoir sur mon banc.
Je lui demande ce qui ne va pas. Ses sanglots se transforment en des pleurs ininterrompus. Sa peau est abimée, ses mains noueuses ne sont que des doigts, son épaule que je touche à travers ses habits me fait mal tellement elle est osseuse, ses cheveux noirs forment une tignasse clairsemée que les efforts auront été inutiles à arranger. Et je me retrouve, un froid soir de mars, avec une inconnue pleurant dans mes bras, au centre d'une foule fantomatique et insensible à cette détresse. Mon cœur se serre. L'absence de réaction de ces gens me donne envie de mêler mes pleurs aux larmes de cette inconnue.

Finalement, son corps cesse de se secouer ; certainement qu'elle venait de pleurer les dernières larmes de son corps. Elle me regarde, me dit un timide : "Merci, Monsieur", prête à partir. Je la retiens. Il ne me faut pas insister beaucoup pour retenir ce pauvre corps squelettique. Elle se rassoit, me regarde.
- Moi c'est Jean-Paul, lui dis-je. Et vous ?
- Léa.
J'ai envie d'aider cette jeune femme. Je suis un homme d'âge mûr, ma vie est faite et j'en ai assez de pester sans agir contre l'insensibilité de ces gens avec qui je partage sans raison l'espace et le temps.
- Qu'est-ce qui ne va pas, Léa ?
Elle me regarde. On dirait qu'elle ne sait pas si elle doit s'ouvrir de ses malheurs à un inconnu ou si elle ne sait pas par où commencer... Finalement elle se lance.
- J'ai 27ans, mon petit ami m'a mise dehors pour une autre, j’erre de foyers pour sans abris en canapés de dépannage, ma famille refuse de me voir car je suis partie vivre avec mon ex à 18 ans contre leur avis, et je vais mourir dans la rue d'un cancer.
Oh pu... ! pensai-je.
- Je peux faire quelque chose pour vous ?
- Je ne crois pas, non.
Elle esquissa un triste sourire. Je lui rendis ce sourire dans le silence de mort qui maintenant nous englobait, nous isolait de la vaine agitation ambiante.
- Il y a deux choses que je voudrais faire une dernière fois. Voir la mer et faire l'amour.
Je ne sais pas si cette question posée sur un ton tout à fait naturel et anodin vous interpelle, en tous cas elle m'a fait quelque chose...
Je calculai rapidement... Nous sommes jeudi soir, ma femme est absente 15 jours d'affilée, je me mets en arrêt-maladie demain et je l'amène passer le week-end sur la côte atlantique. C'était jouable.
- Je suis marié, Léa. Par contre, je peux vous amener à la mer. Je connais un joli coin entre Pornic et l'Île de Noirmoutier.
Son regard triste s'alluma presque de ce qui, en d'autres conditions, aurait pu être une lueur de bonheur.

Nous nous sommes levés, et c'est doucement, tranquillement, pour ne pas brusquer ce petit corps fatigué que nous sommes allés chez moi.
Je laissai la petite Léa visiter mon appartement comme s'il s'agissait du sien. Nous avons mangé. En fait je devrais dire : j'ai mangé et Léa a grignoté. Les médicaments, m'expliqua-t-elle sans insister sur leurs très désagréables effets secondaires... Ensuite elle prit un bain interminable, je l'entendais me parler de ce coin de littoral que nous allions visiter, et jouer avec le vieux canard en plastique de nos enfants qui sont aujourd'hui étudiants, à peine plus jeunes que mon hôte du jour. Je n'osais imaginer l'état de la salle de bain après le passage de cette tornade. Cela importait-il réellement ?
Nous avons précisé les détails de notre petite virée. Debout à 8h. Départ à 9h. Quatre heures d'autoroute. Marche au bord de l'océan. Restaurant. Hôtel. Léa ne trouva rien à redire. On pourrait dire même que tout l'enchantait.
Malgré tout, le physique reprit le pas sur l'esprit et il était encore très tôt quand elle me demanda à aller se coucher. Je lui proposai la chambre de mon fils. Depuis combien de temps n'avait-elle pas dormi dans un vrai lit ?

8h le matin, je me lève sans bruit. Je prépare rapidement un petit sac dans lequel j'entasse sans précautions quelques habits de rechange. 8h30 ; je vais réveiller Léa qui me dit bonjour. Je lui donne une grosse demi-heure pour se préparer. Il lui en faut bien moins, après un rapide passage en salle de bain, pour se présenter en cuisine. Une biscotte et un verre d'eau pour elle, un café au lait pour moi. Les quelques reliefs de ce frugal repas à la poubelle et les ustensiles dans l'évier.
Nous voilà prêts à partir. En quelques minutes, le long ruban d'asphalte s'ouvre sous nos yeux. Au loin, l'océan nous attend. Léa me parle de son enfance, un temps pourtant si proche et qu'elle évoque avec tant de détachement. Elle me parle des joies et des malheurs de son adolescence, la rencontre avec celui qui devait par la suite être le seul homme de sa vie. Finalement, malgré ce qu'il lui avait fait il y a quelques semaines en la jetant à la rue, elle ne parvenait pas à le haïr totalement. Mon avis ? Un sacré connard. Mais je garde cet avis pour moi, préférant acquiescer poliment.
12h, nous faisons une halte sur une aire d'autoroute. L'archétype par excellence du lieu artificiel. Les gens que nous croisons m'indiffèrent. L'inverse est vrai aussi. Donc tout va bien.
Nous parvenons à faire un repas un peu plus consistant. Un miracle dans la situation de Léa et avec ce que nous propose ce simili-restaurant.

13h, nous voilà à Machecoul. Bourgneuf-en-Retz nous accueille enfin. Je nous gare à proximité d'un petit port. Nous sortons de la voiture. Léa s'amuse du vent qui, sans être fort, souffle en rafales.
- Jean-Paul, tenez-moi, sinon je risque de m'envoler !
Vous auriez, vous, le courage de mourir à 27 ans en rigolant ?
Je prends Léa sous mon aile et nous avançons ainsi sur la plage de sable. De temps en temps, nous montons sur l'une des nombreuses barres anti-érosion. Le soleil de mars et le vent se disputent la suprématie dans les cieux. L'océan joue avec nos chaussures et nous éclabousse en s'écrasant sur les enrochements.

17h, Léa est éreintée, nous rentrons à la voiture et prenons la direction d'un hôtel. Une chambre avec lit séparés, 33 euros. Je demande à Léa si elle veut manger quelque chose. Elle me dit d'aller chercher une pizza quelque part, une part lui suffira. Je pars donc à la recherche d'une pizzeria et je commande une pizza assez digeste. 40 minutes plus tard, je reviens à l'hôtel. J'ouvre la porte. Léa m'attend. Trois bougies odorantes complètent l'éclairage de leur parfum citronné. Ses cheveux hirsutes après avoir été malmenés par le vent sont maintenant presque bien arrangés, et on dirait bien du maquillage sur son visage. Ses yeux sont fardés pour cacher les immenses cernes, le rouge du rouge à lèvres tranche sur le teint blanc et maladif du visage de Léa.
- Mais c'est un véritable dîner aux chandelles que tu me proposes là !
Nous rions. La petite n'a pas abandonné sa deuxième demande... Je l'apprécie, c'est une bonne personne. Nous discutons encore pendant que je mange. Je sens qu'elle tente tout pour me séduire. J'oscille entre la fidélité à ma femme et un geste d'humanité envers cette sympathique jeune femme que la vie n'a pas voulu rendre heureuse. En temps normal, son corps osseux, son teint de cadavre m'auraient tout simplement repoussé. Je peste chaque fois que je vois ces défilés de mode mettant en avant des mannequins anorexiques au visage inexpressif et au corps maltraité. Et aujourd'hui, j'en suis presque à me laisser aller pour le bonheur d'une jeune femme condamnée. Je me décide : je répondrai à sa demande. En fait, je ne sais même pas si j'avais réellement l'intention de me refuser à elle.

Le repas terminé, je me lève, prends la main de Léa et la fais se lever aussi. Je tiens toujours sa main ; je la porte à mes lèvres tout en plongeant mon regard dans les yeux noirs de ma future amante. Je dépose l'autre main sur sa hanche et je l'attire à moi. Léa m'embrasse. Nos lèvres se soudent puis nos langues entrent en contact.
Léa m'attire sur le lit où nous allongeons. Nos mains caressent nos corps. Nous nous déshabillons rapidement. La pauvre Léa fait peine à voir, mais je n'en dis rien. Comme disait Brassens, cela ne me concerne pas d'étreindre des squelettes. Et pourtant je me rends compte que, tant que l'esprit de la personne me plait, le physique m'importe assez peu. Léa prend mon sexe en main puis rapidement en bouche. Elle mangeait assez peu, mais je la vois ici totalement insatiable.
Après 5 minutes de ce traitement, elle se relève et prend un préservatif et un tube de lubrifiant dans son sac. Je reconnais ce tube ! Il a sa place dans notre meuble de salle de bain ! Je ne dis rien. Je mets en place le préservatif pendant que Léa lubrifie abondamment sa vulve et l'entrée de son vagin. Tellement excitée et pourtant pas du tout mouillée. Saleté de maladie !
Léa s'allonge. Je m'allonge sur elle. Elle guide mon sexe à l'entrée de son vagin. Je m'introduis avec précaution. Finalement, j'arrive au bout ; je suis totalement en elle.
- Fais vite, s'il te plait… me chuchote-t-elle.
Ce n'est pas, il faut avouer, le meilleur "coup" qu'il m'ait été donné de vivre. Mais je dois bien admettre que la situation, couplée à l'humanité de mon amante, m'a procuré du plaisir. Pendant 5 minutes j'ai embrassé cette jeune femme, caressé ses seins morts et pénétré son sexe asséché... et nous avons tous les deux pris du plaisir.
Je me suis ensuite retiré pour jeter le préservatif et je me suis allongé à ses côtés. Elle a dormi ainsi, lovée contre moi, la tête sur mon épaule.

Au matin je me suis réveillé. Léa n'était plus là. Je n'ai retrouvé qu'un petit mot déposé sur la table de nuit, griffonné sur un bout du carton de pizza :

"Merci pour tout, Jean-Paul.
Léa"

Je suis sorti à sa recherche. 9h d'un matin du mois de mars, à errer dans les rues d'une station balnéaire déserte. Je suis retourné sur la plage. Personne.
Finalement, je suis rentré à l'hôtel pour récupérer mes affaires et libérer la chambre à 12h.
J'ai encore recherché Léa durant l'après-midi. Finalement, je suis reparti seul vers Paris et sa banlieue morne.

J'ai consulté les éditions internet d’Ouest-France.
Quelques jours plus tard, un rapide article parlait d'un corps retrouvé, d'une autopsie en cours... La police disait privilégier la piste du suicide.

Pauvre enfant. 

Auteur : Calafia

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