mardi 22 juillet 2014

[Feuilleton] Double vie (10)

Relisez le chapitre 9
 
En sortant de la chambre, ils tombèrent sur un jeune interne sans doute, en blouse blanche, l’air affairé, qui les dévisagea avec soin.
— Vous êtes le garde du corps de Mme… Fargeau ?
— Frageau. Oui. Vous avez des nouvelles pour nous ? demanda Carlos en souriant poliment.
— Vous êtes de la famille ? demanda à son tour le jeune homme en examinant Clara.
— Sa sœur, oui. Y a t-il quelque chose de nouveau ?


— Pas pour l’instant. Avez-vous laissé vos coordonnées, Mme… ?
— Mélinat, Clara Mélinat. Je vous laisse mon numéro de téléphone à vous ?
— Euh non, à l’accueil. Et on vous prévient s’il se passe quelque chose. Et vous Monsieur, vous ne restez pas ?
— Je reviens, précisa Carlos, je raccompagne Madame.


Quelques minutes après, la grosse voiture s’engagea dans la rampe de sortie du parking souterrain de la clinique.
Aux côtés de Carlos, Clara se tenait assise en silence, ses mains gantées sagement posées à plat sur ses cuisses, elle se tenait bien droite, le visage tourné vers la route qu’elle ne voyait pas.
Quand la circulation ou les feux le faisait s’arrêter, Carlos la regardait, c’était le profil avec la cicatrice qu’il avait sous les yeux, les luxueuses lunettes noires italiennes étaient larges et enveloppantes. Elle ne parlait pas, à quoi pensait-elle ?

— Puis-je vous inviter à déjeuner quelque part avant de vous laisser là-bas ? demanda Carlos.
La femme tourna la tête vers lui et sembla hésiter :
— Je ne sais pas… Vous savez, je ne sors jamais, et ne fais rien… jamais rien toute seule. Ça doit vous paraître… bizarre, je dois avoir l’air bête ! ajouta-t-elle en faisant semblant d’être joyeuse.
— Non non, sourit-il. Je comprends. On va essayer de trouver une brasserie mieux que le boui-boui où j’ai mangé hier soir dans le quartier, OK ?
— Oui, si vous voulez.

Elle retomba dans le silence, puis lâcha brusquement :
— En fait non Carlos, non, ça me fout la trouille de manger en public, dehors, j’ai peur de me tacher, d’être ridicule. Je veux pas être ridicule. S’il vous plaît.
Il lui jeta un coup d’œil, elle maîtrisait ses sentiments mais sa voix tremblait, fragile.
— Pas de problèmes, je suis désolé. Est-ce que vous voulez bien que je fasse quelques courses et qu’on mange un morceau chez elle ? Vous… voulez bien manger avec moi ?

Elle resta silencieuse, le visage tourné vers lui, elle réfléchissait, et pour détendre un peu l’atmosphère et la jeune femme, il ajouta en plaisantant :
— On n’aura qu’à dire que c’est un pique-nique, c’est moins guindé et même moi je me fais des taches sur le tee-shirt, en pique-nique !
Elle sourit discrètement, un sourire retenu, et réitéra la formule prudente :
— Si vous voulez…

Il se gara dans la rue de la petite maison d’Irène, et pendant qu’il faisait sa manœuvre, Clara lâcha :
— Vous savez, mon mari en veut énormément à ma sœur.
— Oui, je comprends mieux son… agressivité, maintenant.
— Il était déjà difficile avant, mais ce drame l’a rendu… l’a rendu… je ne sais pas comment dire. Imperméable au relâchement, intolérant, terriblement impatient…
— C’est un homme en tension, et jusqu’à la colère, elle est là, en lui, je l’ai senti tout de suite.
— Oui.

Ils restèrent assis là, dans la voiture en stationnement, Carlos avait coupé le moteur mais ne voulait pas brusquer les choses et interrompre ce moment.
— Il en veut à Irène… commença-t-elle.
— De ce qu’il vous est arrivé… de s’en être sortie si bien.
— Oui, et c’est elle qui conduisait la voiture. Elle conduisait toujours très vite, elle est intacte, et ça… ça… Bernard ne le supporte pas.
Nouveau silence, Carlos immobile attendait.
— C’est terrible pour moi, mais ça il ne s’en rend pas compte.
— C’est-à-dire ?
— Il a sa propre douleur d’homme, de mari, et il englobe mes propres douleurs dans ce tout, cet ensemble, c’est difficile à expliquer, je suis désol…
— Non, je comprends : il est en colère et ça domine tout. C’est son point de vue qui l’emporte…
— Mais il ne me veut pas de mal ! Au contraire il fait tout pour me soutenir ! se défendit soudain Clara, comme brusquement affolée de critiquer son mari face à un inconnu.

Carlos sourit tristement devant cette émotion pleine de culpabilité.
— Je me doute bien, Clara, mais il ne fait pas forcément le tri. Il vous soutient, oui, mais vous avez des choses à dire. Vous disiez que c’est terrible pour vous qu’il en veuille autant à Irène… ajouta-t-il pour la relancer.
— Oui, je suis entre deux feux, et il croit que… que… je suis trop gentille, trop faible pour en vouloir à ma sœur. « Faible », c’est un mot terrible, alors c’est comme s’il prenait toute la colère en charge, à ma place, parce qu’il faut qu’elle paye. Mais bon sang, oui, je lui en ai voulu, à Irène ! Oui !

Ému, Carlos regardait la jeune femme.
Elle faisait décidément plus jeune qu’Irène, le terme de « petite sœur » était sans doute plus affectif que généalogique.
Mais il détecta soudain une trace presque effacée, et masquée par le maquillage, d’une cicatrice sur le côté du front, chirurgie réparatrice sans doute, il ne sut plus alors quoi penser, parce que son absence relative de rides était peut-être un effet secondaire des opérations qu’elle avait dû subir.
— Elle paye déjà, sans arrêt, remarqua Carlos.
— Oui, c’est pour cela que je ne peux pas… la détester, et pas la détester d’être dans cet état.
Elle ôta brusquement et vivement ses gants, montra ses mains couturées, par endroits boursouflées, par endroits creusées, dont la peau ressemblait à une marqueterie sauvage.
C’était affreux.
Et elle ne pouvait même pas les voir, ces mains.
Carlos en avait vu d’autres dans ses années d’active, mais il était touché en profondeur par cette histoire où il s’était lui-même impliqué.

Elle remit ses gants fébrilement, marmonna :
— Je suis désolée, je ne fais jamais ça, c’est nul, théâtral, et je déteste, déteste, déteste provoquer la pitié.
— … Alors vous cherchez plutôt à l’aider ? demanda Carlos pour lui permettre de reprendre la conversation.
— Oui, soupira-t-elle, mais elle a subi tellement, un choc si énorme, qu’elle a… je ne sais pas comment dire cela… qu’elle a développé sa propre façon de survivre, et c’est une façon tellement… terrible, tellement forte, que nous ne pouvons pas parler vraiment de tout ça. Vous l’avez connue… de cette façon, non ?
— Oui, un parking de nuit, répondit Carlos d’un ton neutre.
— Elle vit dans un autre monde, continua Clara, et moi aussi. Mais je suis moins atteinte, en fait. Elle a perdu sa fille de huit ans, son mec adorable, bousillés sous ses yeux, et pendant dix-sept heures, leur sang coulait sur elle, et elle croyait que moi aussi j’étais morte et je ne suis, je ne suis… je ne suis qu’aveugle, alors elle est celle qui a tout vu, elle se trimballe avec cette malédiction sans même avoir de cicatrices pour se rappeler physiquement : tout est dans sa tête.
— La pauvre, murmura Carlos, parce que c’était la seule chose qui lui venait à l’esprit au milieu des morceaux de ce drame.
— Oui. Elle déteste la pitié elle aussi, mais oui, oui c’est ça : la pauvre, vous avez raison. Mon mari… aurait voulu qu’elle se suicide, mais elle a survécu en inventant… comment dire ?
— Une stratégie ?
— Oui : en inventant une stratégie pour être folle et continuer à vivre normalement en même temps. Une schizophrénie, une double vie. C’est pas possible pour moi, je suis aveugle, handicapée, je ne peux pas faire semblant, et c’est sans doute plus simple : je n’ai pas le choix.

Elle eut un sourire crispé :
— Bon, on y va ? Vous m’accompagnez et allez faire quelques courses, pour acheter des chips pour le pique-nique ?
Il rit et jeta un coup d’œil dans la rétro avant de descendre de voiture, il fit le tour de la voiture et puis Clara prit son bras.
Ils marchèrent vers la maison et plutôt que la prévenir verbalement, Carlos s’arrangea pour la décaler quand un obstacle se présentait sur le chemin, poteau d’un panneau, scooter stationné sur le trottoir.

— Quelle est la place du sexe dans tout ça, pour elle, à votre avis ? demanda brusquement Clara.
Surpris, Carlos la dévisagea, elle était sérieuse et concentrée (il ne l’avait vue que comme cela depuis qu’elle était entrée dans la chambre de la clinique).
— Eh bien… Je ne suis pas psychanalyste…
— Elle a toujours refusé d’en voir un, et pour moi Bernard ne veut pas, il dit que c’est des conneries.
— Envoyez-le chier ! répondit spontanément Carlos.
Clara stupéfaite éclata de rire, et Carlos, ennuyé d’avoir été si instinctif et du coup direct, nota qu’effectivement, les rides et les muscles de la partie haute de son visage réagissaient curieusement à ce rire soudain et non maîtrisé.
Beaucoup d’opérations sans doute, et comme sa bouche et sa mâchoire ne semblaient pas concernées, elle pouvait avoir un sourire expressif et parler normalement sans que l’on se rende compte de quoi que ce soit.
— Je suis désolé…
— Non non, répondit Clara, ça résume bien les choses, ajouta-t-elle avec un sourire un peu ironique. Vous disiez, donc ?
— Je ne suis pas psychanalyste, mais cette débauche organisée, planifiée, on dirait… qu’il s’agit de mettre son corps en jeu, à l’épreuve.
— Mais pourquoi ne pas, je ne sais pas, faire du sport à outrance, dans ce cas ?
— Parce qu’elle doit subir, pas combattre, sans doute une façon extrême de vivre sa culpabilité… Votre mari me demandait… On arrive ! se coupa-t-il alors qu’ils arrivaient devant le petit perron de la maison, il ne souhaitait pas parler de tout cela en pleine rue.

Ils entrèrent, refermèrent la porte.
Carlos retrouva la maison de jour, qui plus est il y avait du soleil aujourd’hui, c’était bien plus léger, même s’il y avait les chambres, les films, les secrets.
— Vous parliez de mon mari ? reprit Clara après avoir enlevé son imperméable et l’avoir déposé sur le canapé en cuir où elle prit place
Elle avait une robe gris perle et avait gardé ses gants, Carlos pensa à une héroïne d’Hitchcock, angoissée et élégante, et se rendit compte qu’elle se déplaçait d’instinct dans la maison, qu’elle devait bien connaître, cela devait sans doute même dater d’avant l’accident.
— Oui, il a parlé des dangers qu’elle redoutait pour prendre un garde du corps, et a fait référence aux conneries qu’elle faisait.
— Toujours délicat. Je vois ce que vous voulez dire.
— La mise en danger, poursuivit Carlos, toujours debout face à elle, les mains dans les poches, réfléchissant intensément à ce qu’il voulait dire ; elle doit chercher le danger dans ces relations, elle ne peut pas tout maîtriser, n’importe quel mec peut la blesser, la brutaliser vraiment, et même… la tuer. On se dit que c’est immoral, dégueulasse, tout ce qu’on veut, mais c’est avant tout extrêmement dangereux.
— C’est une façon de chercher à mourir ? demanda Clara, la tête baissée.
— … Oui, à mon avis, en tout cas de laisser faire le destin, le hasard… Et c’est anonyme.
— Que voulez-vous dire ?
— Que si un mec lui file un coup de couteau après avoir tiré son coup, on ne saura pas qui c’est, jamais. Et c’est comme si ce ne sera pas vraiment de sa faute, à cet inconnu possible. Le châtiment, tout simplement, il ne restera que son corps.
— C’est horrible, mais je sens que vous… êtes sans doute proche de la vérité. Très proche…
— Je n’en sais rien, mais je viens de dire… une chose troublante.
— Quoi ?
— « … il ne restera que son corps » : je parlais d’un cadavre, et quand elle… baise comme ça, il ne reste que son corps, elle est un peu morte, ce doit être une façon de dire qu’elle est un peu morte, je ne suis qu’un corps.
— Mais faire l’amour, c’est ce que l’on appelle une pulsion de vie ? remarqua Clara en relevant la tête.
Carlos ne retint pas son rire désenchanté :
— Elle ne fait pas l’amour, elle se donne à prendre, rien à voir avec l’amour. J’ai pensé… après cette nuit là où… je l’ai prise, j’ai pensé que c’était une bourgeoise égocentrique qui cherchait le frisson extrême et qui devait tellement aimer son corps qu’ainsi elle le célébrait, en quelque sorte. Mais non, elle doit se détester de faire des choses aussi sales, aussi folles et aussi risquées, c’est du désespoir pur et simple. Enfin, pur et simple… pas vraiment pur, et plutôt compliqué.
— Elle jouissait de cela ?

Intrigué, Carlos jeta un coup d’œil et se dit qu’avec le maquillage et le fond de teint, et les opérations, Clara ne devait pas pouvoir rougir et que cela se voie, mais il sentit qu’elle rougissait malgré tout de cette question.
— Je ne sais pas. Je crois que oui, j’espère même. Mais comme un toxico jouit de son shoot.
— Oui, je vois. Mon Dieu.

Carlos se sentait triste, mais parler ainsi avec cette femme, la grande sœur, lui permettait de partager ce qu’il ressentait, et se disant cela, il se rendit compte que pour Clara, ce devait être quelque chose de mille fois plus important : elle était plongée dans la solitude, et ne pouvait parler de cela à personne, ni à Irène enfermée dans sa schizophrénie, ni à son mari envenimé par la colère.
— Comment l’aider ? demanda t-il simplement.
— Je ne sais pas. J’y réfléchis depuis si longtemps… Mais… J’y pense…
— Oui ? répondit Carlos en s’asseyant dans le fauteuil, mais sur le bord, sagement, du bout des fesses.
— Vous avez… fouillé la maison, j’imagine ?

Il garda le silence une seconde de trop pour mentir, et préféra être honnête, encore, à nouveau.
— Oui.
— Y a-t-il un journal, quelque chose, dans sa chambre, où elle se livre, où elle explique ce qu’elle ressent, ce qu’elle vit ? Est-ce que tout reste en elle ?
— Eh bien… commença Carlos, hésitant. Elle tient un journal, oui, en vidéo, elle raconte sa vie parallèle, j’en ai regardé quelques extraits.
— Oh… Ce doit être… terrible.
— C’est très fort, c’est sûr.
— Est-ce que c’est… une soupape de sécurité, à votre avis ?
Carlos soupira :
— Je ne peux pas répondre, Clara, je ne suis pas dans sa tête, c’est très complexe, et je crois que personne à part elle peut expliquer vraiment la façon dont elle affronte la vie. Et encore, je ne suis pas sûr qu’elle le sache elle-même. On pourrait faire des hypothèses pendant des heures.
— Vous avez raison, murmura-t-elle, je suis vraiment bête, je veux tout résoudre.
— Je vais aller faire quelques courses, annonça-t-il d’un ton léger.
— Oui, merci, je commence à avoir faim… à tout à l’heure.

Il tourna un peu dans le quartier et trouva finalement une épicerie, acheta de quoi faire un pique-nique, tout en réfléchissant à ce qu’il avait appris, et à cette sœur solitaire, à jamais blessée.

Quand il revint, elle avait mis le couvert sur le plan de travail/comptoir en bois clair de la cuisine. Elle avait même débouché une bouteille de vin.
— Ah mais je croyais qu’on pique-niquait par terre sur le tapis du salon ? protesta Carlos, ce qui fit sourire Clara.
Ils mangèrent en silence des choses trop salées avec les doigts, du jambon de Bayonne, des chips, des tartines de tarama sur du pain que fit griller Carlos, tant pis pour les miettes.
Il lui avait servi un verre de vin, qu’elle avait bu trop vite.

— J’ai peur de tout, vous savez ? déclara Clara soudain.
— C’est plutôt compréhensible, répondit Carlos en souriant.
— Vous êtes rassurant, décréta-t-elle d’une petite voix. Ça fait du bien.
— Merci, rétorqua Carlos, un peu perplexe, se demandant comment allaient évoluer les choses.
— À quoi ressemblez-vous ? demanda Clara avant de terminer sa tartine.
— Eeeuh… Eh bien… à un Portugais sportif, très brun, ténébreux, voyez ? plaisanta-t-il, un peu gêné d’avoir à se décrire.
Elle se resservit du vin toute seule, et but la moitié de son verre.

— Quels sont vos défauts ? s’exclama-t-elle.
Il éclata de rire :
— C’est horrible comme question !
— Allez ! l’encouragea-t-elle.
— Je suis tenace, lança-t-il au bout de quelques secondes. Pas du tout rancunier, mais tenace. Ça m’empêche souvent de passer à autre chose, j’essaie d’aller jusqu’au bout, je perds du temps, c’est très emmerdant, et je ne suis pas… léger.
— Mais vous n’êtes pas lourd non plus, du tout… Au contraire, vous êtes tout en subtilité.
Il ressentit un picotement mental agréable et agaçant en contemplant le sourire de Clara qui venait de lui faire un premier compliment.
— Et vos qualités ?
— Je suis tenace, répéta t-il en riant. Et plutôt bon en karaté, en varappe, en parachutisme, au tir, enfin que des choses qui ne servent à rien à l’homme moderne.
— Ancien militaire ?
— Oui, répondit-il sans insister, se demandant mal à l’aise s’il fallait retourner ces questions des qualités et des défauts, pratique pour faire connaissance sur un mode amusant, sauf peut-être avec une femme qui se débattait dans les conséquences d’un drame qui l’avait marquée à vie.
Mais c’était tout indiqué, sinon ça mettait l’accent sur le côté douloureux, indicible.

— Et vous, Clara ? Vos défauts ?
— Je n’envoie pas chier mon mari, répliqua-t-elle avec un petit sourire. Sous prétexte que c’est comme ça, qu’il n’est pas question de remettre en cause ce qu’il fait pour moi… Soyez honnête, Carlos, comment m’avez-vous trouvée avec lui, en sa compagnie ?
— Effacée, lâcha-t-il. Il prend toute la place… Mais peut-être attend-il que vous vous mettiez en travers de sa route, qui sait ?
— Intéressante remarque, sourit Clara, qui termina son verre. Mais je ne suis pas de taille. Je suis aveugle, je suis forcément en infériorité. C’est un lion, et il me domine… Mais il me protège, aussi, je dois… accepter les deux. Il n’a pas votre… goût pour les nuances, pour essayer de comprendre. Alors je suis soumise.

Carlos soupira sans fournir d’explication de lui-même sur ce soupir, elle ne lui en demanda pas, il remit du pain à griller et demanda :
— Et vos qualités ?
— Je suis fidèle. Mais c’est peut-être… un défaut, en fait ? Elle eut un rire léger de petite fille. Qu’en pensez-vous ?
— C’est à vous d’y répondre… lança-t-il en riant lui aussi.
— Oh, vous ne prenez pas de risques en répondant cela… Ni avec moi d’ailleurs, je vous rassure. Je suis hors-jeu, ajouta-t-elle avec un drôle de sourire.
— Certainement pas, répondit Carlos, il savait que ce n’était pas une coquetterie de sa part : Clara souffrait.
— Ne racontez pas d’histoires, cher Monsieur. Vous êtes galant, mais je vis avec cette réalité. Vous êtes gentil…

Carlos savait qu’ils en étaient arrivés à un point de bascule, tout était envisageable, et il ne voulait pas la blesser, risquer d’être maladroit en insistant, mais quelque chose en lui, sa ténacité, lui réclamait de réagir, il fallait qu’il soit prudent mais qu’il lui dise ce qu’il pensait.
— Hors-jeu, c’est une expression qui ne vous concerne pas, vous avez beaucoup de charme…
— M’avez-vous écoutée ? répliqua-t-elle avec une amertume teintée d’un soupçon d’irritation. Je vis avec cette réalité.
— Quelle réalité ?
— Mes mains ! cria-t-elle presque. Mes yeux ! Mon visage ! Je n’enlève pas mes lunettes, sinon vous vomiriez votre repas, comme l’a fait mon beau-père, un jour, parce qu’il a vu sur le côté de mes lunettes !
— Oui, je sais : je ne vois pas derrière vos lunettes, je vois tout autour, au-delà, et vous êtes charmante, Clara, c’est un plaisir de discuter avec vous, de déjeuner avec vous, d’être avec vous.
— Merci, souffla-t-elle. Mais ça, oui, je peux à la rigueur, et vous avez la gentillesse de ne pas me prendre en pitié, j’apprécie beaucoup. Mais à part ça, je suis hors-jeu. Hors-jeu pour l’amour, pour le sexe. D’ailleurs…
— Oui ?
— Avec cet accident, nous avons pris des chemins inverses, avec Irène. Pour elle, du sexe suicidaire, hyperactif, et pour moi une abstinence de nonne. Non, sans doute pire que ça, ricana-t-elle.
— Pire qu’une nonne ? demanda en souriant Carlos pour détendre l’atmosphère.
— Oui, je déteste mon corps. Et Bernard aussi le déteste. Les nonnes ont sans doute parfois des élans, comment appelle-t-on ça… ? d’auto-érotisme ? Elles s’arrangent avec les contraintes, moi je ne peux pas m’arranger avec quoi que ce soit !
Elle avait haussé le ton, au fur à mesure, jusqu’à parler trop fort, elle en eut sans doute un peu honte et se tut.

Carlos, ému, tendit la main et effleura sa joue, elle sursauta violemment et eut un mouvement en arrière, le visage de marbre et l’air contrarié.

Il attendit quelques secondes et renouvela sa caresse, elle se laissa faire mais resta absolument immobile, il sut qu’elle retenait sa respiration, puis elle lâcha :
— Je vous en prie, cessez de faire semblant, vous me faites plus mal que tout en… en… faisant cela.
— En entrouvrant la porte ? proposa-t-il.
— Oui. La porte est verrouillée. Comme les chambres, ne l’ouvrez pas. Vous ne… de toute façon, vous ne la franchirez pas. Je suis meurtrie, affreuse, vous reculerez, et me laisserez complètement… faible. Arrêtez.

Il obéit, retira sa main et se saisit des siennes, ses mains gantées, surprise elle n’eut pas le temps de faire un mouvement de retrait qu’il les posait sur son visage à lui.
— Voilà à quoi je ressemble, annonça t-il.
Elle resta figée, silencieuse, sans oser bouger.

Puis lentement elle bougea ses mains, et commença à les promener sur son visage, son nez, ses pommettes, lentement, le cuir fin de ses gants était doux.
D’une voix fragile elle murmura en tentant d’avoir un ton plaisant et détaché :
— Vous avez l’air beau garçon, dans le genre Portugais sportif…
Il embrassa le creux de sa paume, elle s’immobilisa.
— Que faites-vous, Carlos ? Vous êtes cruel… à force d’être gentil vous êtes cruel. Vous vous en rendez compte, au moins ?
— Et vous, à force d’être émouvante vous êtes désirable.
— Ne dites pas n’importe quoi, vous me faites du mal ! protesta-t-elle en retirant ses mains. Si vous continuez, je m’effondre, je meurs, je disparais, s’il vous plaît arrêtez !

Il y eut un silence, puis Carlos lui dit :
— Je n’ai pas envie de vous faire du mal. Nous pouvons essayer… de nous faire du bien, vous voulez ? Vous voulez essayer de me faire confiance ?
— Ne me déshabillez pas j’ai une cicatrice sur le ventre ! s’exclama-t-elle, et Carlos eut envie de rire, pas pour se moquer, oh non, par tendresse, elle venait de lâcher prise brusquement, elle s’en remettait à lui.
— Ne vous inquiétez pas, jolie Clara.

Il fit le tour du comptoir, elle était assise immobile sur son tabouret de bar, tous les sens en alerte, comme un animal sauvage crispé de peur. Il embrassa doucement sa bouche rouge qui resta inerte, et avança ses mains autour de son cou, qu’il caressa.
— C’est n’importe quoi il faut arr… commença-t-elle en se dégageant mollement, mais il la fit taire d’un baiser plus appuyé.
Il lui fallait prendre son temps, qu’elle accepte peu à peu, ne pas l’effrayer pour qu’elle veuille bien accepter ne serait-ce que l’idée, avant même d’imaginer l’abandon.

Alors le baiser dura, prit son temps, et puis… Clara y répondit timidement, il caressait les côtés de son cou de ses mains légères, ses lèvres à elle s’animèrent comme revenues d’un long sommeil, sa tête s’assouplit, et puis elle écarta un peu les dents, il attendit encore et tenta de caresser sa bouche avec sa langue, elle avait le goût du Bourgogne, Clara sembla sinon apprécier, du moins ne refusa pas, puis il glissa petit à petit vers sa langue, timidement, et timidement elle réagit, caresses mutuelles timides de langues, comme des adolescents affolés par ce qui se préparait malgré eux.

Carlos sentait son excitation, son sexe se raidissait, il se demanda ce que ressentait Clara, ce devait être un tumulte imprévisible, il constatait les frissons de sa peau, les frissons parcourant son cou, elle avait le souffle chahuté, et puis elle offrit complètement sa langue, le baiser à pleine bouche, savoureux et gourmand, lent et sensuel, qui provoqua en lui une chaleur dévorante, et puis elle rompit le baiser et parla à toute vitesse en murmurant d’un ton catastrophé :
— Vous allez me laisser après je vais souffrir mais je ne veux pas que vous vous sentiez obligé vous avez pitié de moi chuis sûre c’est un gouffre qui s’ouvre pas pour vous mais pour moi vous savez ? Vous savez ?
— Tu veux pas me tutoyer, et arrêter de dire des bêtises ? Quand tu m’embrasses la vie est belle…
— La vie est belle ? répéta-t-elle, incrédule. Je ne peux pas pleurer, c’est devenu impossible, mais c’est dans ma tête que tu me fais pleurer.
— De tristesse ?
— Non, je ne sais pas, mais c’est trop ce qui m’arrive, tu n’aurais pas dû.

Ils s’embrassèrent à nouveau, elle glissa debout face à lui, contre lui, et il la prit doucement dans ses bras, leur baiser lent était profond, délicieux, ne semblait pas pouvoir s’arrêter, comme leur étreinte, il caressa lentement son dos, sa cambrure, il prenait son temps, et ses mains se refermèrent finalement sur ses fesses.
— Mon Dieu, plaisanta-t-elle d’un murmure fébrile, ça fait combien de temps qu’on m’a pas peloté les fesses ?
— Mmmh, elles sont rondes, excitantes…
— C’est… C’est ce que j’ai de plus joli, mes fesses et mes jambes, ce qui me reste de mieux, pas abîmé… Tu es dingue.

Il continua lentement à la palper, remontant sa robe peu à peu, il passa dessous et caressa sa culotte tout en continuant à l’embrasser, puis ses doigts passèrent sous l’élastique de sa petite culotte, elle se colla plus fortement à lui, il bandait comme un fou et elle ne devait rien en ignorer.
Ses fesses nues et frissonnantes au creux de ses paumes, du bout des doigts il commença à explorer le sillon de ce cul tout chaud, il descendit, des poils tout doux, il suivit le creux vers l’avant et sentit l’humidité de l’extrémité des lèvres, Clara se raidit, suspendit les mouvements de sa langue, interrompit le baiser et grogna à l’oreille de Carlos :
— Je mouille comme une folle… Il y a tellement longtemps, j’en ai mal au ventre… Prends-moi !

Il l’amena dans le salon et la poussa lentement vers le canapé, elle s’y assit et s’allongea à demi, retira rapidement sa culotte, il vit sa toison blonde et s’agenouilla.
— Qu’est-ce que tu fais ? balbutia-t-elle tandis qu’il caressait ses cuisses nerveuses. C’est ton sexe que je veux !
Mais la langue de Carlos lui plut beaucoup, il plongea dans la fournaise trempée de sa vulve qu’elle tendait vers sa bouche, les cuisses ouvertes, en murmurant des choses inintelligibles d’une voix grave, animale, caressant ses cheveux, et puis elle poussa des petits cris et fébrilement s’excusa :
— Désolée, désolée, j’ai joui, désolée, mais viens, viens, j’ai encore envie…
— Ne t’excuse pas ma toute belle, jouis comme tu veux, occupe-toi de toi…
— Alors viiiiiens, par pitié !

Carlos en souriant prit son sexe vibrant et impatient dans son poing, et dirigea le gland cramoisi, dur comme du bois, vers les lèvres de son amante, qui rugit à voix basse « Bon sang ! » lorsqu’il se posa à l’entrée de la fente luisante.
Il poussa, prit appui sur le canapé de part et d’autre des hanches de Clara, et la pénétra assez rapidement, elle grimaçait, immobile et frissonnante.
Il fut bientôt au fond d’elle, elle palpitait, brûlante de désir trop longtemps et trop puissamment délaissé, elle palpitait, se resserrant convulsivement autour de sa hampe déployée.
— Je jouis encore, grogna-t-elle en étouffant un rire nerveux. Espèce de dingue, tu me fais jouir !
— Tu m’excites, tu me fais bander.
Elle eut un air stupéfait, l’air de dire « Qui ça, moi ? » puis abandonna sa tête en arrière.

Lents allers et retours en elle, dans son ventre chaud et vivant, profondes allées et venues au creux de son sexe de femme qui mouillait tout ce qu’il savait pour rattraper le temps perdu, le manque, le verrouillage obligé qui venait de sauter, à l’assaut des jouissances qui la faisaient grimacer parfois, il ne savait pas si ni quand elle jouissait, mais le marécage de son vagin l’aspirait, et ses mains autour de ses épaules se crispaient soudain, elle laissait échapper des petits grognements si excitants qu’il devait lutter pour ne pas succomber à l’envie d’éjaculer, d’en finir avec cette affolante partie de jambes en l’air, sans doute l’une des plus excitantes et émouvantes de sa vie.

Il se pencha et à travers la robe gris perle mordilla la pointe de son sein gauche, Clara se raidit, mit quelques minutes à se détendre à nouveau, concentrée sur ces nouvelles caresses qu’elle devait accepter, comprendre, et puis il vit sa main gantée défaire les boutons de sa robe qu’elle ouvrit et rabattre la dentelle du soutien-gorge, libérant un téton tendu, rose sombre, qu’il goûta comme la première framboise de l’année, elle murmura des gros mots délicieux et il sut que c’en était trop pour lui, il lui dit en regardant son reflet dans les lunettes noires.
— Je vais jouir. Tu m’excites tellement !

Il se cala au fond d’elle qui souda son bassin au sien, et de son sexe rendu fou se déversèrent des traits de son plaisir, par à-coups violents, des jets abondants, Clara gémissait une seule note continue en ressentant au plus profond d’elle les sursauts si délicieux et précieux de cette queue glissée là pour l’aimer.

Une éternité sensuelle et partagée de secondes ou de minutes, un territoire rare et ébloui, et puis le réel revint peu à peu, Carlos souriait, Clara semblait morte mais elle était brûlante, comme fiévreuse, et son visage s’anima, elle ouvrit la bouche comme pour prendre de l’air, ils s’étreignirent avec délicatesse, le réel fit encore une avancée pour s’imposer, et puis elle fut soudain prise d’un fou-rire :
— Bordel, j’ai une crampe !
Il se retira, des lèvres de sa chatte s’échappa une larme de sperme qui glissa entre ses fesses, trop tard pour le canapé.
— Il faut que je m’essuie… murmura-t-elle, gênée, il lui tendit un mouchoir en papier, elle semblait perdue, sans repères, plus fragile que jamais.

Il prit soin d’elle, l’entoura d’attentions jusqu’à ce qu’elle retrouve un peu d’assurance, et le sourire.
Un sourire incertain, mais plein du bel abandon de l’amante fatiguée.
— Le pique-nique n’est pas terminé, dit-il à mi-voix, le dessert nous attend.

De la crème dessert au chocolat, qu’elle mangea rêveusement, un peu tristement, puis elle dit à son amant :
— Je ne peux pas te voir. Pas te voir sourire, je ne t’ai pas vu jouir, je n’ai pas pu voir… dans tes yeux si tu me trouvais si belle que tu le dis. Je me souviens de ce genre de choses, et je suis perdue aujourd’hui… Et toi tu vas vouloir me rassurer, j’aurais dû me taire.
— Tu m’excites, Clara, tu me fais bander et je suis sûr que tu le vois, que tu le sens sur ma peau, dans ma voix, dans l’air autour de nous…
— J’ai envie… de te sucer. Sur le canapé, accompagne-moi.
Il lui prit le bras, frissonnant de désir, se déshabilla complètement, se mit nu et s’allongea sur le canapé.

Érection folle, fellation prudente, maladroite au début, fellation de débutante timide, bout de langue, elle explore, aspire, n’utilise pas ses mains, trop concentrée sur sa bouche, sur sa langue.
Dialogue des amants par gestes, pressions, tension, en silence elle comprend, parfois il murmure un « Ouiii… » sensuel et amoureux pour lui indiquer le chemin de son plaisir qui se déploie, elle s’enhardit, devient peu à peu gourmande, initiatives, frissons, l’imprévu, il pousse des petit cris, elle branle doucement, poigne de plus en plus ferme et précise, descend vers les couilles, il sursaute, elle sourit, aux commandes, elle est fière de lui faire perdre la tête, elle joue, il se cambre, respire fort…

La prévient.
Mais elle sait, ses lèvres glissent, elle devine, se prépare, n’a plus peur de rien.
Il sursaute, crie un peu, et explose, s’arque, réprime un envie de saisir sa tête pour s’enfoncer dans sa gorge, elle aspire, c’est salé, un peu écœurant, mais la tendresse rend cela si beau, l’amour peut-être, ils n’osent y penser, des jets de sperme pour saluer ses caresses, pour couronner ce qu’elle lui a offert, si intime, si intime, si total…


Auteur : Riga
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