La règle était simple : Carlos avait accès à
l’emploi du temps de son patron, mais par principe, il se tenait
disponible par téléphone à partir de cinq heures du matin pour prendre
éventuellement son patron à 6 heures au plus tôt, sauf rendez-vous ou
départ en train ou en avion à des horaires particuliers, définis à
l’avance.
Mais ce matin, il savait que celui-ci était attendu à 9 heures à son bureau, et à 7 h 30, il lui ouvrait la porte arrière de la voiture pour qu’il s’y installe, avec un sourire, ils parlèrent un peu politique sur le chemin, et Carlos ne se mouillait pas dans ce cas-là (ce n’était pas le propos) et se contentait de nourrir de façon résolument passive l’idée qu’il était de droite, vu que c’était un ancien soldat d’élite, son patron n’allait pas imaginer qu’il était écolo, quand même. Mais c’était le cas.
« La ramène pas et conduis. »
Carlos était tranquille jusqu’à 19 heures au bas mot : son patron n’avait aucun rendez-vous à l’extérieur dans la journée.
Aussi à 10 heures et quelques il se garait dans le parking souterrain de la clinique et gagna rapidement l’étage d’Irène. Il se demanda si elle s’était réveillée, auquel cas il lui faudrait jouer serré… C’est-à-dire… improviser, il n’avait aucune idée de ce qu’il ferait s’il la trouvait consciente.
Il y avait du personnel qui circulait, le service était en pleine activité, et personne ne lui demanda quoi que ce soit, apparemment tout le monde était au courant de qui il avait dit être, le garde du corps de la femme dans le coma, et comme il croisa des regards entendus et des petits sourires, il se demanda si son aventure express de la veille avec Coralie était restée secrète…
Carlos vit que la porte de la chambre était fermée, il frappa discrètement, entra, il n’y avait personne d’autre qu’Irène allongée toujours inconsciente, il vit un nouvel appareil à côté du lit, une grosse boîte grise et chromée, avec un écran, reliée à… elle, sous les draps, quelque part sur ou dans son corps inerte, il ne savait pas ce que c’était.
Il se sentit triste, impuissant, se demanda si c’était mauvais signe, si cela signifiait qu’elle s’enfonçait un peu plus dans la nuit.
Il s’obligea à respirer calmement, se frotta doucement le visage du plat de ses paumes ouvertes.
Il était parti de chez elle vers trois heures et demie du matin, avait roulé sur le périph’ pour réfléchir, retrouver de l’ordre dans ses pensées, puis chez lui il avait pris une douche et avait décidé de ne pas dormir, d’enchaîner avec la journée.
Il retrouva son sac à main à la même place, remit soigneusement les clefs : il n’avait fait qu’un aller-retour dans les tourments obscurs, au bord de la faille irréparable.
Il examina le visage d’Irène, un visage reposé et dénué d’expression, sans maquillage, comme neutre, un visage qui se fichait du regard des autres, qui n’était plus un masque même s’il était si proche d’un masque mortuaire, il l’examina activement comme si les explications à ce qu’il avait découvert étaient là, sur la peau, sur le velouté de la joue pâle, le long de l’arête du nez, dans le renflement joli de sa lèvre supérieure immobile.
Mais ce n’était qu’elle, Irène Frageau, dans ce qu’elle avait de plus indéniable, le point zéro, il ne l’avait connue que si brièvement, au-dessus ou très en dessous de ce point zéro…
Il suivit sa rêverie, et finalement se secoua, redescendit dans le hall et but un café allongé de machine, pas mauvais d’ailleurs, ils avaient fait des progrès les gens des machines. Il acheta une barre chocolatée à une autre machine qu’il empocha pour plus tard.
Il remonta, et se sentit calmé, il s’assit sur la chaise, et resta là. Pourquoi, il ne savait pas, ça n’avançait à rien, mais ça avait plus de sens que de faire quoi que ce soit d’autre. Il repassa le film de la nuit, les films, les secrets violés.
Une heure passa peut-être, ou plus, il ne savait pas, quand il détecta un pas de chaussures féminines qui n’avaient rien de professionnellement recommandées, une visite sans doute, un pas un peu hésitant. Il se leva.
Un bref coup rapide et la porte s’ouvrit sur un couple, dont l’homme le dévisagea, étonné et contrarié de le découvrir là. Il ressemblait à un homme politique, son assurance était visible, il se présentait au monde à son avantage, fier et comme prêt à répliquer à tout ce qu’on pouvait lui dire.
Entre 45 et 50 ans sans doute, en forme, un visage avec des rides d’expression et un air dédaigneux, le regard très attentif, analytique et direct, des cheveux impeccables, des mains soignées et une tension générale en lui qui était d’évidence sa nature et sa raison d’être, et pas une question de circonstances.
Dans son sillage la femme, plus petite et effacée, n’avait rien de cette assurance, elle paraissait fragile, et Carlos comprit immédiatement pourquoi en voyant la ressemblance qu’elle avait avec Irène : c’était sa sœur, à n’en point douter.
Elle portait des grosses lunettes noires de marque, un bandeau de soie retenait ses cheveux blonds, un petit imper chic et court d’inspiration années 50 lui faisait une silhouette élégante, de jolies chaussures plates et pointues, elle avait des gants noirs et tenait le bras de son mari.
Il remarqua d’un coup d’œil une cicatrice atténuée par du fond de teint, une ligne irrégulière parallèle à un côté du nez et s’arrêtant au milieu de la lèvre supérieure.
Elle avait du rouge vermillon parfaitement appliqué sur sa belle bouche fatiguée à l’expression amère.
Ou angoissée, ou les deux.
— Vous êtes qui ? demanda brutalement l’homme à Carlos comme s’il était un intrus.
— Bonjour Monsieur, répliqua calmement Carlos. Je m’appelle Carlos. Je suis au service de Mme Frageau, ajouta t-il pour augmenter la perplexité de son interlocuteur dont il avait décidé qu’il ne le supportait pas.
— Au service… ? Quoi au service ? Qui êtes-vous ? Ça veut dire quoi ?
— Je suis son garde du corps.
L’homme ouvrit des yeux ronds, et Carlos s’amusa se sa surprise : ce type ne devait pas être facile à désarçonner, ce petit moment d’hébétude devait être très rare. Il ouvrit la bouche sans savoir quoi dire, et la femme fronça les sourcils.
— C’est quoi ces conneries ? Un… garde du corps ? Vous plaisantez ?
— Non.
Il avait été ferme et courtois, et n’avait rien à expliquer de sa présence et de sa mission, il allait laisser ce mec se débrouiller avec ça.
— C’est quoi ces conneries ? répéta l’homme d’une voix plus tranchante. Que faites-vous ici ? Répondez !
— Je dois veiller sur la sécurité de Mme Frageau, s’exécuta Carlos d’une voix claire et égale. C’est en général à cela que sert un garde du corps, Monsieur.
Sous l’affront que cette remarque représentait pour lui, le type se figea de contrariété et décocha un regard assassin à Carlos, un regard censé déclencher des excuses immédiates, la confusion, la culpabilité.
Carlos ne se démonta nullement. Absolument courtois et totalement impassible.
— OK. Sortez d’ici.
— Non.
— Sortez d’ici, insista l’homme en élevant la voix à nouveau.
— Non, c’est mon boulot. D’ordinaire je suis totalement transparent, je ne dérange personne, on m’oublie. Je ne sais pas exactement pourquoi vous êtes si agressif, Monsieur, mais je vous préviens que cela est totalement inutile. Je conçois que ma présence imprévue vous déplaise, mais je reste ici et tant que personne ne vient nuire à l’intégrité physique de Mme Frageau je ne suis pas concerné par ce qui se passe ou ce qui se dit. Discrétion et confidentialité totales.
— Oh oh… ricana l’homme, le gorille a du bagout.
— Pas un gorille, répliqua immédiatement Carlos. Un doberman… conclut-il avec son sourire le plus froid.
— Bien, on… on arrête là ? proposa la femme d’une petite voix en tapotant tout doucement le bras de son mari pour le calmer. Comment va Irène ? demanda-t-elle en se tournant vers le lit.
— Inconsciente. Mauvaise mine. décréta l’homme, et Carlos ne laissa rien transparaître de son brusque étonnement en comprenant que la femme devait être aveugle. Oui, c’était cela : les lunettes noires, la cicatrice camouflée.
L’homme lui jeta un coup d’œil acéré, sachant que Carlos avait compris mais qu’il avait maîtrisé totalement sa réaction.
Ce type était brutal, dans le rapport de force permanent mais intelligent, aux aguets.
— Je peux savoir pourquoi elle a jugé bon de se payer les services d’un garde du corps ? reprit-il d’un ton goguenard.
— Chéri, laisse tomber, s’il te pl…
— Non, j’ai bien envie de savoir, insista t-il d’un ton faussement enjoué, amusé. Qu’est-ce qui fait qu’une fille comme Irène pense qu’elle est en danger ? À part les conneries qu’elle fait, bien entendu.
Voilà, on y est, pensa sobrement Carlos. Ce mec est incapable de se retenir, il faut qu’il démontre, qu’il affirme sa vérité, si possible avec violence, il blesse, son point de vue domine tout. Il nota tristement que le visage de la femme se crispa de douleur et elle balbutia faiblement :
— Je t’en prie, Bernard.
— Elle est poursuivie par la mafia ? railla-t-il à l’adresse de Carlos.
— Vous savez parfaitement que je n’ai rien à dire à propos de ma mission, et que ma patience est infinie face aux provocations verbales. Je vais donc me taire et vous laisser changer de sujet, passer à autre chose, si vous le souhaitez.
Il vit la colère passer dans les yeux de l’homme, et il suivit aussi le combat entre cette pulsion d’orgueil et sa raison qui savait bien que poursuivre plus loin était vain. L’enjeu de ce combat intérieur était d’admettre de capituler, de ne pas avoir le dernier mot.
— Tu m’appelles quand tu veux rentrer, je passe te chercher, décréta t-il brusquement à sa femme.
Ça n’avait rien d’une proposition, c’était impératif.
— J’ai mieux à faire que de subir les réflexions d’un petit coq de basse-cour !
— Pas un coq non plus, répliqua doucement Carlos en souriant : un doberman.
L’homme grimaça un sourire qu’il aurait voulu blessant à défaut d’être triomphant, et fou de rage sans doute, tourna mes talons et sortit en coup de vent.
— Je suis désolée de cette scène pénible, murmura la femme d’une voix terne après quelques secondes de silence. Bernard est très… Bernard est très stressé en ce moment…
— Il n’y a aucun problème pour moi, répondit Carlos avec douceur. Voulez-vous vous asseoir ?
— Hein ? Oh… oui. Mais… Je suis… non-voyante, ajouta-t-elle en tendant timidement le bras droit vers Carlos, et le départ de l’homme brutal prit un aspect encore plus lâche et méprisable à ses yeux qui voyaient cette femme figée au milieu de la pièce.
Il guida la femme vers la chaise, elle le remercia, il lui proposa d’aller lui chercher un verre d’eau.
— Non ça va, vous êtes gentil, sourit-elle tristement sans tourner la tête vers lui. Comment va Irène ? C’est ma petite sœur.
Carlos fut un peu étonné, la femme devant lui paraissait plus jeune de quelques années que la banquière.
— Elle est toujours dans le coma, je n’ai pas de détail, je n’ai pas vu de médecin.
— Dites-moi la vérité, Monsieur, lança-t-elle soudain.
— Je vous assure que je ne sais p…
— Vous n’êtes pas son garde du corps. Qui êtes-vous ?
Carlos garda le silence et dévisagea la jeune femme avec un léger sourire. Pour y voir clair, y voir peut parfois être inutile.
— Je suis garde du corps, mais pas son garde du corps, effectivement. Mais il fallait que j’explique ma présence…
— Comme explication, c’est assez inoubliable, sourit la femme. Jamais je n’ai vu Bernard faire demi-tour aussi vite !
Carlos eut un éclat de rire silencieux que la femme entendit à sa respiration sans doute, et elle rit aussi.
— Qui êtes-vous ? reprit-elle. Un amant ?
— Je… l’ai été, vous avez raison. Et je l’ai reconnue avant-hier à la banque. Je ne lui veux aucun mal mais… elle a été très perturbée je crois par le fait que… comment dire ?
— … que vous passiez d’un monde dans l’autre ? proposa la jeune femme.
— C’est exactement cela. Nous parlons de la même chose.
— Il y a un rapport avec… son malaise ? Son coma ? Elle a… Je suis obsédée par cette idée… Est-ce qu’elle a voulu… A-t-elle pris quelque chose pour en finir ?
Carlos avala sa salive.
— Non, pas ma connaissance. Elle a eu des analyses toxicologiques, je crois, et sanguines évidemment, et l’interne que j’aie vue hier ne s’explique pas cette perte de conscience prolongée.
— C’est terrible, murmura-t-elle. Carlos, c’est ça ?
— Oui.
— Clara. Puis-je… savoir… ?
— Oui ?
— Ce que vous faites là ?
Carlos regarda la femme assise devant lui qui gardait la tête tournée vers le mur d’en face et qui le mettait à nu, il tenta de rassembler ses pensées.
— Je n’en sais rien. Sans doute que je me sens… non pas responsable, mais lié à ce malaise… ce coma, je ne comprends pas et ça me travaille, et puis… Je m’interroge, aussi. Sur Irène. Qui elle est, et pourquoi… pourquoi tout cela.
— Vous faites partie de la deuxième catégorie, sourit la jeune femme.
— C’est-à-dire ?
— Il y a ceux qui en profitent, et ceux qui veulent comprendre. Inutile de vous dire que la première catégorie l’emporte, malheureusement, ajouta-t-elle avec une ironie désenchantée. Très très peu de gens sont au courant de sa double vie, et mon mari, par exemple, il s’en fout de comprendre.
— Il juge.
— Oui. Et pourtant lui il pourr… bref.
— Oui, je sais.
— Quoi ? s’exclama-t-elle. Comment ça ?
Carlos prit sa respiration et décida d’avouer :
— Quand je dis que je m’interroge, je dois vous dire que j’ai trouvé la réponse, non, pas la réponse : une amorce d’explication. J’ai pris ses clefs hier soir, je suis allé chez elle. Je voulais savoir. J’ai vu les chambres, derrière la barrière. La chambre d’Anita, et leur chambre, celle d’Irène et son compagnon.
— Vous avez… vous avez… suffoqua Clara en grimaçant, une main sur la poitrine. C’est horrible. Vous avez pr… profané le… le…
— Le sanctuaire, oui. Le gouffre, j’ai regardé par-dessus bord.
— Vous êtes le plus grand salaud que je connaisse, annonça la jeune femme d’une voix meurtrie mais éteinte.
— Oui sans doute, et je comprendrais que vous me détestiez.
— Je vous déteste, approuva la femme avec la ferme assurance d’une petite fille. Partez d’ici.
Il garda le silence, hésita, et puis décida de finir de déballer ce qu’il avait sur le cœur :
— Elle meurt de cela, vous savez ?
— Oui.
— Et on n’y peut rien ? On ne doit rien faire ? Respecter sa douleur, ne pas parler de ces chambres, et la laisser se détruire ?
— Vous êtes ignoble de me balancer ça à moi, ignoble, et vous ne comprenez rien.
— Oui. Je suis désolé de vous faire mal, mais cela me met profondément mal à l’aise. Elle survit dans un monde à elle qui est complètement dingue, et je n’imagine pas savoir tout ça et ne rien faire.
— Et encore… Vous ne savez pas grand-chose, remarqua Clara. J’étais dans la voiture, j’ai été défigurée, Irène n’a strictement rien eu, même pas une ecchymose, et elle nous a… vus. Tous. La voiture est restée plantée dans la ravine pendant dix-sept heures avant que les secours ne puissent intervenir.
— Dix-sept heures…
— Oui.
Carlos se tourna vers la fenêtre et ferma les yeux. Imagina les morceaux déchiquetés du puzzle.
Les pulsions explosives dans leur compartiment étanche, la culpabilité déchirante, insoluble, le corps intact, qui avale le plaisir comme une drogue violente et inutile, aucun remède sauf sans doute le dernier, au fond du décor il y a le dernier remède vers lequel elle ne cesse de se traîner, pour en finir.
Il tourna la tête et regarda à nouveau le visage d’Irène, statufié et dépourvu d’émotion, se demanda si ce coma n’étant pas l’ultime défense de son corps, de tout son être, pour la sauver de la mort.
Il pensa aussi au mari de Clara, et reconsidéra son point de vue : la douleur avait pu se transformer en colère, l’impuissance en violence, il le voyait maintenant comme quelqu’un qui peut-être se débat et attaque car il ne peut pas se défendre, le combat est fini, en fait, et l’a déjà anéanti mais la paix ne viendra jamais.
La voix de la femme s’éleva, lasse mais tout de même tranchante.
— Vous n’auriez pas dû pénétrer dans ces chambres. Je vous déteste.
Il vint en face d’elle en se disant qu’il n’était pas d’accord, que d’entretenir les fantômes vous étouffe lentement, s’accroupit pour être à sa hauteur et voulut malgré tout respecter ces deux femmes qui survivaient au mieux de ce qu’elles pouvaient.
— Je suis désolé Clara. Je vais vous laisser.
Il se releva, plein de tristesse, et s’apprêtait à s’en aller, mais elle lui demanda :
— Vous voulez bien m’accompagner chez elle et m’y déposer ?
Mais ce matin, il savait que celui-ci était attendu à 9 heures à son bureau, et à 7 h 30, il lui ouvrait la porte arrière de la voiture pour qu’il s’y installe, avec un sourire, ils parlèrent un peu politique sur le chemin, et Carlos ne se mouillait pas dans ce cas-là (ce n’était pas le propos) et se contentait de nourrir de façon résolument passive l’idée qu’il était de droite, vu que c’était un ancien soldat d’élite, son patron n’allait pas imaginer qu’il était écolo, quand même. Mais c’était le cas.
« La ramène pas et conduis. »
Carlos était tranquille jusqu’à 19 heures au bas mot : son patron n’avait aucun rendez-vous à l’extérieur dans la journée.
Aussi à 10 heures et quelques il se garait dans le parking souterrain de la clinique et gagna rapidement l’étage d’Irène. Il se demanda si elle s’était réveillée, auquel cas il lui faudrait jouer serré… C’est-à-dire… improviser, il n’avait aucune idée de ce qu’il ferait s’il la trouvait consciente.
Il y avait du personnel qui circulait, le service était en pleine activité, et personne ne lui demanda quoi que ce soit, apparemment tout le monde était au courant de qui il avait dit être, le garde du corps de la femme dans le coma, et comme il croisa des regards entendus et des petits sourires, il se demanda si son aventure express de la veille avec Coralie était restée secrète…
Carlos vit que la porte de la chambre était fermée, il frappa discrètement, entra, il n’y avait personne d’autre qu’Irène allongée toujours inconsciente, il vit un nouvel appareil à côté du lit, une grosse boîte grise et chromée, avec un écran, reliée à… elle, sous les draps, quelque part sur ou dans son corps inerte, il ne savait pas ce que c’était.
Il se sentit triste, impuissant, se demanda si c’était mauvais signe, si cela signifiait qu’elle s’enfonçait un peu plus dans la nuit.
Il s’obligea à respirer calmement, se frotta doucement le visage du plat de ses paumes ouvertes.
Il était parti de chez elle vers trois heures et demie du matin, avait roulé sur le périph’ pour réfléchir, retrouver de l’ordre dans ses pensées, puis chez lui il avait pris une douche et avait décidé de ne pas dormir, d’enchaîner avec la journée.
Il retrouva son sac à main à la même place, remit soigneusement les clefs : il n’avait fait qu’un aller-retour dans les tourments obscurs, au bord de la faille irréparable.
Il examina le visage d’Irène, un visage reposé et dénué d’expression, sans maquillage, comme neutre, un visage qui se fichait du regard des autres, qui n’était plus un masque même s’il était si proche d’un masque mortuaire, il l’examina activement comme si les explications à ce qu’il avait découvert étaient là, sur la peau, sur le velouté de la joue pâle, le long de l’arête du nez, dans le renflement joli de sa lèvre supérieure immobile.
Mais ce n’était qu’elle, Irène Frageau, dans ce qu’elle avait de plus indéniable, le point zéro, il ne l’avait connue que si brièvement, au-dessus ou très en dessous de ce point zéro…
Il suivit sa rêverie, et finalement se secoua, redescendit dans le hall et but un café allongé de machine, pas mauvais d’ailleurs, ils avaient fait des progrès les gens des machines. Il acheta une barre chocolatée à une autre machine qu’il empocha pour plus tard.
Il remonta, et se sentit calmé, il s’assit sur la chaise, et resta là. Pourquoi, il ne savait pas, ça n’avançait à rien, mais ça avait plus de sens que de faire quoi que ce soit d’autre. Il repassa le film de la nuit, les films, les secrets violés.
Une heure passa peut-être, ou plus, il ne savait pas, quand il détecta un pas de chaussures féminines qui n’avaient rien de professionnellement recommandées, une visite sans doute, un pas un peu hésitant. Il se leva.
Un bref coup rapide et la porte s’ouvrit sur un couple, dont l’homme le dévisagea, étonné et contrarié de le découvrir là. Il ressemblait à un homme politique, son assurance était visible, il se présentait au monde à son avantage, fier et comme prêt à répliquer à tout ce qu’on pouvait lui dire.
Entre 45 et 50 ans sans doute, en forme, un visage avec des rides d’expression et un air dédaigneux, le regard très attentif, analytique et direct, des cheveux impeccables, des mains soignées et une tension générale en lui qui était d’évidence sa nature et sa raison d’être, et pas une question de circonstances.
Dans son sillage la femme, plus petite et effacée, n’avait rien de cette assurance, elle paraissait fragile, et Carlos comprit immédiatement pourquoi en voyant la ressemblance qu’elle avait avec Irène : c’était sa sœur, à n’en point douter.
Elle portait des grosses lunettes noires de marque, un bandeau de soie retenait ses cheveux blonds, un petit imper chic et court d’inspiration années 50 lui faisait une silhouette élégante, de jolies chaussures plates et pointues, elle avait des gants noirs et tenait le bras de son mari.
Il remarqua d’un coup d’œil une cicatrice atténuée par du fond de teint, une ligne irrégulière parallèle à un côté du nez et s’arrêtant au milieu de la lèvre supérieure.
Elle avait du rouge vermillon parfaitement appliqué sur sa belle bouche fatiguée à l’expression amère.
Ou angoissée, ou les deux.
— Vous êtes qui ? demanda brutalement l’homme à Carlos comme s’il était un intrus.
— Bonjour Monsieur, répliqua calmement Carlos. Je m’appelle Carlos. Je suis au service de Mme Frageau, ajouta t-il pour augmenter la perplexité de son interlocuteur dont il avait décidé qu’il ne le supportait pas.
— Au service… ? Quoi au service ? Qui êtes-vous ? Ça veut dire quoi ?
— Je suis son garde du corps.
L’homme ouvrit des yeux ronds, et Carlos s’amusa se sa surprise : ce type ne devait pas être facile à désarçonner, ce petit moment d’hébétude devait être très rare. Il ouvrit la bouche sans savoir quoi dire, et la femme fronça les sourcils.
— C’est quoi ces conneries ? Un… garde du corps ? Vous plaisantez ?
— Non.
Il avait été ferme et courtois, et n’avait rien à expliquer de sa présence et de sa mission, il allait laisser ce mec se débrouiller avec ça.
— C’est quoi ces conneries ? répéta l’homme d’une voix plus tranchante. Que faites-vous ici ? Répondez !
— Je dois veiller sur la sécurité de Mme Frageau, s’exécuta Carlos d’une voix claire et égale. C’est en général à cela que sert un garde du corps, Monsieur.
Sous l’affront que cette remarque représentait pour lui, le type se figea de contrariété et décocha un regard assassin à Carlos, un regard censé déclencher des excuses immédiates, la confusion, la culpabilité.
Carlos ne se démonta nullement. Absolument courtois et totalement impassible.
— OK. Sortez d’ici.
— Non.
— Sortez d’ici, insista l’homme en élevant la voix à nouveau.
— Non, c’est mon boulot. D’ordinaire je suis totalement transparent, je ne dérange personne, on m’oublie. Je ne sais pas exactement pourquoi vous êtes si agressif, Monsieur, mais je vous préviens que cela est totalement inutile. Je conçois que ma présence imprévue vous déplaise, mais je reste ici et tant que personne ne vient nuire à l’intégrité physique de Mme Frageau je ne suis pas concerné par ce qui se passe ou ce qui se dit. Discrétion et confidentialité totales.
— Oh oh… ricana l’homme, le gorille a du bagout.
— Pas un gorille, répliqua immédiatement Carlos. Un doberman… conclut-il avec son sourire le plus froid.
— Bien, on… on arrête là ? proposa la femme d’une petite voix en tapotant tout doucement le bras de son mari pour le calmer. Comment va Irène ? demanda-t-elle en se tournant vers le lit.
— Inconsciente. Mauvaise mine. décréta l’homme, et Carlos ne laissa rien transparaître de son brusque étonnement en comprenant que la femme devait être aveugle. Oui, c’était cela : les lunettes noires, la cicatrice camouflée.
L’homme lui jeta un coup d’œil acéré, sachant que Carlos avait compris mais qu’il avait maîtrisé totalement sa réaction.
Ce type était brutal, dans le rapport de force permanent mais intelligent, aux aguets.
— Je peux savoir pourquoi elle a jugé bon de se payer les services d’un garde du corps ? reprit-il d’un ton goguenard.
— Chéri, laisse tomber, s’il te pl…
— Non, j’ai bien envie de savoir, insista t-il d’un ton faussement enjoué, amusé. Qu’est-ce qui fait qu’une fille comme Irène pense qu’elle est en danger ? À part les conneries qu’elle fait, bien entendu.
Voilà, on y est, pensa sobrement Carlos. Ce mec est incapable de se retenir, il faut qu’il démontre, qu’il affirme sa vérité, si possible avec violence, il blesse, son point de vue domine tout. Il nota tristement que le visage de la femme se crispa de douleur et elle balbutia faiblement :
— Je t’en prie, Bernard.
— Elle est poursuivie par la mafia ? railla-t-il à l’adresse de Carlos.
— Vous savez parfaitement que je n’ai rien à dire à propos de ma mission, et que ma patience est infinie face aux provocations verbales. Je vais donc me taire et vous laisser changer de sujet, passer à autre chose, si vous le souhaitez.
Il vit la colère passer dans les yeux de l’homme, et il suivit aussi le combat entre cette pulsion d’orgueil et sa raison qui savait bien que poursuivre plus loin était vain. L’enjeu de ce combat intérieur était d’admettre de capituler, de ne pas avoir le dernier mot.
— Tu m’appelles quand tu veux rentrer, je passe te chercher, décréta t-il brusquement à sa femme.
Ça n’avait rien d’une proposition, c’était impératif.
— J’ai mieux à faire que de subir les réflexions d’un petit coq de basse-cour !
— Pas un coq non plus, répliqua doucement Carlos en souriant : un doberman.
L’homme grimaça un sourire qu’il aurait voulu blessant à défaut d’être triomphant, et fou de rage sans doute, tourna mes talons et sortit en coup de vent.
— Je suis désolée de cette scène pénible, murmura la femme d’une voix terne après quelques secondes de silence. Bernard est très… Bernard est très stressé en ce moment…
— Il n’y a aucun problème pour moi, répondit Carlos avec douceur. Voulez-vous vous asseoir ?
— Hein ? Oh… oui. Mais… Je suis… non-voyante, ajouta-t-elle en tendant timidement le bras droit vers Carlos, et le départ de l’homme brutal prit un aspect encore plus lâche et méprisable à ses yeux qui voyaient cette femme figée au milieu de la pièce.
Il guida la femme vers la chaise, elle le remercia, il lui proposa d’aller lui chercher un verre d’eau.
— Non ça va, vous êtes gentil, sourit-elle tristement sans tourner la tête vers lui. Comment va Irène ? C’est ma petite sœur.
Carlos fut un peu étonné, la femme devant lui paraissait plus jeune de quelques années que la banquière.
— Elle est toujours dans le coma, je n’ai pas de détail, je n’ai pas vu de médecin.
— Dites-moi la vérité, Monsieur, lança-t-elle soudain.
— Je vous assure que je ne sais p…
— Vous n’êtes pas son garde du corps. Qui êtes-vous ?
Carlos garda le silence et dévisagea la jeune femme avec un léger sourire. Pour y voir clair, y voir peut parfois être inutile.
— Je suis garde du corps, mais pas son garde du corps, effectivement. Mais il fallait que j’explique ma présence…
— Comme explication, c’est assez inoubliable, sourit la femme. Jamais je n’ai vu Bernard faire demi-tour aussi vite !
Carlos eut un éclat de rire silencieux que la femme entendit à sa respiration sans doute, et elle rit aussi.
— Qui êtes-vous ? reprit-elle. Un amant ?
— Je… l’ai été, vous avez raison. Et je l’ai reconnue avant-hier à la banque. Je ne lui veux aucun mal mais… elle a été très perturbée je crois par le fait que… comment dire ?
— … que vous passiez d’un monde dans l’autre ? proposa la jeune femme.
— C’est exactement cela. Nous parlons de la même chose.
— Il y a un rapport avec… son malaise ? Son coma ? Elle a… Je suis obsédée par cette idée… Est-ce qu’elle a voulu… A-t-elle pris quelque chose pour en finir ?
Carlos avala sa salive.
— Non, pas ma connaissance. Elle a eu des analyses toxicologiques, je crois, et sanguines évidemment, et l’interne que j’aie vue hier ne s’explique pas cette perte de conscience prolongée.
— C’est terrible, murmura-t-elle. Carlos, c’est ça ?
— Oui.
— Clara. Puis-je… savoir… ?
— Oui ?
— Ce que vous faites là ?
Carlos regarda la femme assise devant lui qui gardait la tête tournée vers le mur d’en face et qui le mettait à nu, il tenta de rassembler ses pensées.
— Je n’en sais rien. Sans doute que je me sens… non pas responsable, mais lié à ce malaise… ce coma, je ne comprends pas et ça me travaille, et puis… Je m’interroge, aussi. Sur Irène. Qui elle est, et pourquoi… pourquoi tout cela.
— Vous faites partie de la deuxième catégorie, sourit la jeune femme.
— C’est-à-dire ?
— Il y a ceux qui en profitent, et ceux qui veulent comprendre. Inutile de vous dire que la première catégorie l’emporte, malheureusement, ajouta-t-elle avec une ironie désenchantée. Très très peu de gens sont au courant de sa double vie, et mon mari, par exemple, il s’en fout de comprendre.
— Il juge.
— Oui. Et pourtant lui il pourr… bref.
— Oui, je sais.
— Quoi ? s’exclama-t-elle. Comment ça ?
Carlos prit sa respiration et décida d’avouer :
— Quand je dis que je m’interroge, je dois vous dire que j’ai trouvé la réponse, non, pas la réponse : une amorce d’explication. J’ai pris ses clefs hier soir, je suis allé chez elle. Je voulais savoir. J’ai vu les chambres, derrière la barrière. La chambre d’Anita, et leur chambre, celle d’Irène et son compagnon.
— Vous avez… vous avez… suffoqua Clara en grimaçant, une main sur la poitrine. C’est horrible. Vous avez pr… profané le… le…
— Le sanctuaire, oui. Le gouffre, j’ai regardé par-dessus bord.
— Vous êtes le plus grand salaud que je connaisse, annonça la jeune femme d’une voix meurtrie mais éteinte.
— Oui sans doute, et je comprendrais que vous me détestiez.
— Je vous déteste, approuva la femme avec la ferme assurance d’une petite fille. Partez d’ici.
Il garda le silence, hésita, et puis décida de finir de déballer ce qu’il avait sur le cœur :
— Elle meurt de cela, vous savez ?
— Oui.
— Et on n’y peut rien ? On ne doit rien faire ? Respecter sa douleur, ne pas parler de ces chambres, et la laisser se détruire ?
— Vous êtes ignoble de me balancer ça à moi, ignoble, et vous ne comprenez rien.
— Oui. Je suis désolé de vous faire mal, mais cela me met profondément mal à l’aise. Elle survit dans un monde à elle qui est complètement dingue, et je n’imagine pas savoir tout ça et ne rien faire.
— Et encore… Vous ne savez pas grand-chose, remarqua Clara. J’étais dans la voiture, j’ai été défigurée, Irène n’a strictement rien eu, même pas une ecchymose, et elle nous a… vus. Tous. La voiture est restée plantée dans la ravine pendant dix-sept heures avant que les secours ne puissent intervenir.
— Dix-sept heures…
— Oui.
Carlos se tourna vers la fenêtre et ferma les yeux. Imagina les morceaux déchiquetés du puzzle.
Les pulsions explosives dans leur compartiment étanche, la culpabilité déchirante, insoluble, le corps intact, qui avale le plaisir comme une drogue violente et inutile, aucun remède sauf sans doute le dernier, au fond du décor il y a le dernier remède vers lequel elle ne cesse de se traîner, pour en finir.
Il tourna la tête et regarda à nouveau le visage d’Irène, statufié et dépourvu d’émotion, se demanda si ce coma n’étant pas l’ultime défense de son corps, de tout son être, pour la sauver de la mort.
Il pensa aussi au mari de Clara, et reconsidéra son point de vue : la douleur avait pu se transformer en colère, l’impuissance en violence, il le voyait maintenant comme quelqu’un qui peut-être se débat et attaque car il ne peut pas se défendre, le combat est fini, en fait, et l’a déjà anéanti mais la paix ne viendra jamais.
La voix de la femme s’éleva, lasse mais tout de même tranchante.
— Vous n’auriez pas dû pénétrer dans ces chambres. Je vous déteste.
Il vint en face d’elle en se disant qu’il n’était pas d’accord, que d’entretenir les fantômes vous étouffe lentement, s’accroupit pour être à sa hauteur et voulut malgré tout respecter ces deux femmes qui survivaient au mieux de ce qu’elles pouvaient.
— Je suis désolé Clara. Je vais vous laisser.
Il se releva, plein de tristesse, et s’apprêtait à s’en aller, mais elle lui demanda :
— Vous voulez bien m’accompagner chez elle et m’y déposer ?
Auteur : Riga
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