mardi 29 juillet 2014

[Feuilleton] Double vie (13)

Relisez le chapitre 12

 
La Golf bleu marine se dirigeait tranquillement vers le périphérique, Carlos se maintenait à distance respectable mais se rapprochait habilement quand l’alternance des feux pouvait risquer de lui faire perdre la filature… Il savait faire cela à la perfection, et si la Mercedes noire n’était pas la voiture de Monsieur-Tout-le-monde, elle était suffisamment discrète pour n’être pas repérée par quelqu’un qui ne se savait pas suivi… Ce qui devait être le cas de l’interne et de sa copine.

L’autoradio diffusait un album suave et facile de Pink Martini (la facilité est un art difficile), un album dont Carlos aimait la richesse ciselée et dont Clara adora le glamour.
Elle restait silencieuse, tout à fait consciente de la tension et l’attention de son amant et chauffeur, mais elle craignait malgré tout que cette filature se termine mal : le désir de vengeance, elle le savait bien, n’amène jamais rien de bon, au mieux c’est stérile, au pire c’est dévastateur.
Mais elle se retenait du moindre commentaire, parce qu’elle avait confiance en Carlos.


Cet homme-là, elle ne le connaissait que depuis peu, mais elle le croyait capable d’assurer en toutes circonstances et en mesure de réussir tout ce qu’il entreprenait.
Ce n’était pas de… l’aveuglement de sa part, mais un sentiment profond de sérénité qu’elle avait à être en sa compagnie, et ce sentiment était rare elle le savait, car Clara était très sensible à ce que dégageaient les personnes avec qui elle se trouvait.
Avec Bernard, elle luttait du matin au soir, se protégeait comme elle pouvait, mais devait faire face sans cesse, en plus du reste, à l’énergie contrariée, presque toujours négative, qui émanait fortement de lui, énergie qui allait du cynisme acide à la colère.
Elle encaissait, elle absorbait cela, restait debout et essayait de le digérer sans en souffrir trop ni que ça laisse des traces.
Épuisant.
Et c’était quand elle était avec Carlos qu’elle se rendait compte de cela, de ce qu’elle subissait de la part de celui qui était son mari, par comparaison, tout simplement : avec Carlos c’était facile, elle pouvait baisser la garde, se laisser aller à écouter ce qu’elle ressentait, à suivre ses émotions. Être elle-même sans affecter l’indifférence pour tenir le coup. Au contraire, délivrer ce qu’il y avait en elle.
Un bien-être comme… comme avant, quoi !
Et encore, avant l’accident les blessures les morts et les mutilations, elle ne se souvenait pas d’avoir en soi ressenti cela.

Il y avait de quoi être émerveillée, heureuse tout bêtement, amoureuse très certainement… Mais Clara était taraudée en arrière-plan par cette question de ce qu’il allait advenir : « Je risque bien d’être d’autant plus malheureuse que j’ai été si heureuse ! Et pourquoi n’ai-je pas rencontré Carlos quand j’avais vingt ans, au début de ma vie ? Avant l’accident ? »
Elle chassa ces idées lancinantes et leur poison de désespoir possible, repensa à la séance du parking, il y a quelques instants.

Son trou du cul lui chauffait un peu, c’était obscène mais délicieux, elle eut même une pensée pour le sperme qui avait dû couler dans la dentelle de sa petite culotte.
Elle se sentit rougir. C’était dégoûtant !
Mais les mots, scandaleux, flottaient dans sa tête : « Il a joui au fond de mon cul et c’était super-bon ! »

Carlos, concentré sur ce qu’il apercevait de la Golf qu’il suivait, était tout de même conscient de la présence silencieuse et discrète de Clara à ses côtés. Clara avec qui il venait de faire l’amour de façon particulièrement forte et totale, il était surpris lui-même de ce qui s’était passé : ça avait été risqué alors qu’il faisait attention à rester maître de la situation, il aurait dû privilégier la prudence, ça avait été brutal alors qu’il voulait protéger Clara, et qu’elle lui inspirait de la douceur et sans doute une compassion pleine de tendresse, ça avait été rapide alors qu’il aurait voulu prendre son temps pour écouter son plaisir à elle, et s’y soumettre par jeu et par… par amour.

Était-il en train de tomber amoureux ? Lucidité, honnêteté : il se posa la question, en même temps que la question annexe, elle aussi préoccupante en soi : ne risquait-il pas qu’elle tombe amoureuse de lui ?
Cette dernière interrogation était la plus lourde de conséquences potentielles. Car Clara était fragile, elle avait été sauvée sans doute de beaucoup de dangers par son mari, tout insupportable et intolérant qu’il soit, et si elle tombait amoureuse de lui, elle risquait bien de s’aventurer dans des zones de doutes qui allaient l’éprouver durement.
Il ne s’agissait pas là des affres de l’adultère classique (si tant est qu’il y ait un adultère classique !) mais des émotions fortes d’une femme meurtrie qui manquait tellement de confiance en elle qu’un tel chamboulement allait sans doute la fragiliser encore plus.

Mais bon : le parcours de vie de Carlos lui avait appris très tôt qu’on ne peut pas tout prévoir et que l’essentiel du chemin se fait en improvisant. Il faut improviser le mieux possible, c’est ça l’enjeu.
Et la première question, il y revint et la regarda en face : que ressentait-il, lui, vis-à-vis de la jeune femme ? Désir, tendresse, envie de protéger, d’être l’homme qui la réchauffe alors qu’elle est si démunie, Clara faisait vibrer cette fibre un peu désuète du héros compatissant qu’il avait en lui, une virilité flattée par la fragilité de cette femme sans yeux derrière ses belles lunettes noires.
Et de l’amour ? Oui, sans doute.

Carlos n’était que rarement tombé amoureux.
Il avait longtemps cru qu’il était cynique, puisqu’il restait lucide, mais il avait pourtant de la tendresse en lui pour les femmes qui avaient partagé la promenade sur son chemin, il avait cru qu’il était froid parce qu’il ne s’enflammait pas au point de perdre de vue la réalité, mais il avait le cœur plein de questions et la tête pleine de réflexions, il avait cru qu’il était égoïste, mais tout en lui prouvait le contraire, il avait cru qu’il aimait trop les femmes et le sexe pour se permettre l’amour et s’enfermer dans des relations durables, mais non : les quelques expériences de couple l’avaient réellement contenté, et l’épreuve du quotidien était pour lui une belle aventure, d’une réelle saveur.

« Bon, arrête de réfléchir, Carlos : ton cœur bat plus fort quand cette femme te regarde avec autre chose que son regard, et que toi tu vois un sourire sur sa bouche. Le reste… on verra. »

La voiture sortit du périphérique à l’opposé des Hauts-de-Seine et se dirigea vers le Kremlin-Bicêtre, Carlos laissa de la distance pour n’être pas repéré, et après quelques minutes il vit la Golf emprunter une petite rue en sens unique, il arrêta d’un geste la musique, il lui laissa quelques secondes, car s’il était trop près il allait se retrouver derrière elle directement.
Quand il se décida, ce fut pour apercevoir la Volkswagen à quelques centaines de mètres s’engouffrer sur la droite sur ce qui devait être un petit parking en surface d’une résidence, et il manœuvra alors vivement pour stopper la Mercedes devant une sortie de souterrain, à l’abri des regards si jamais le couple traversait la rue.
Il n’avait pas besoin d’en voir et d’en savoir plus, car ce qui l’intéressait, ce n’était pas de savoir où résidait l’interne et/ou sa copine, mais de retrouver leur bagnole.
Il attendit quelques minutes, Clara restait silencieuse.

Puis il quitta sa place à vitesse réduite, repéra un endroit proche où il pouvait se garer sans gêner, fit un créneau et arrêta le moteur.

Il prit une arme dans le coffre à gant devant les genoux de Clara et lui dit :
— Je reviens, ne t’inquiète pas…
— Ne fais pas de folie, je tiens à toi… Ne fais rien qui n’en vaut pas la peine, répondit-elle, avec de la tension dans la voix.
— La vengeance est souvent superflue, admit-il avec gravité, et Clara eut un frisson d’amour et de complicité intellectuelle avec lui.
Il précisa :
— Disons que j’ai envie de lui donner une leçon, à ce mec. Il a touché du fric pour…
— Tu crois ? l’interrompit-elle, étonnée.
— Oui, c’est évident ! ricana Carlos. Il a touché du fric pour bafouer l’esprit de son métier, son serment, et dévoiler au grand jour ta sœur et son histoire, alors qu’elle est totalement sans défense ! C’est une hyène cupide, conclut-il sèchement.
— Tu vas faire quoi ? demanda-t-elle, visiblement angoissée.
— Le faire un petit peu réfléchir, un petit peu regretter. Mais ne t’inquiète pas…
— …Tu es non-violent !
— Comment écris-tu « tué » ? répliqua t-il en riant.
La stupeur passa aussitôt sur le visage de Clara mais elle comprit et eut également un éclat de rire.

Il mit lui aussi ses lunettes noires et sortit de la voiture, observa la rue, et plus particulièrement le passage où avait disparu la Golf bleue poussiéreuse. Il avança prudemment, aux aguets, en longeant les immeubles, s’approcha de l’entrée de ce qui était bien l’entrée d’un petit parking en plein-air de deux petits collectifs de trois étages, datant sans doute des années quatre-vingt dix, c’est-à-dire déjà un peu défraîchis et pas encore ravalés.

Il regarda les fenêtres, ne vit personne, puis détecta le toit de la voiture et étudia les lieux d’un coup d’œil de Sioux, en dépassant l’air de rien l’entrée du parking. Il réfléchit, passa sur l’autre trottoir et fit demi-tour.
Assez idéal : la voiture était garée au fond du parking, assez loin d’une porte pouvant livrer passage à un témoin gênant, et hors de vue des fenêtres de la résidence.
Il traversa et marcha sans hésiter vers la voiture, en regardant partout avec suffisamment de lenteur dans ses mouvements de tête pour ne pas paraître nerveux, pressé ou sur le point de faire ce qu’il s’apprêtait pourtant à faire : un mauvais coup.

Il fit le tour de l’arrière de la Golf en regardant nonchalamment mais très attentivement alentour, pas âme qui vive, et se baissa soudain, totalement à l’abri des regards.
Courbé en deux, il se saisit de son poignard de combat et sans hésiter, il le plongea d’un geste calculé dans le flanc du pneu avant, qui eut un soupir quand il retira la lame, et se dégonfla aussitôt.
Coup d’œil par le bas de la vitre, personne, il fit de même avec le pneu arrière, se glissa par l’avant sur le côté droit de la voiture, observa brièvement, toujours rien, il creva les deux pneus restants, rangea le couteau dans son fourreau et le tout dans sa ceinture dans son dos, sous sa veste de costume, il se releva, la mine indifférente, retourna côté conducteur, et enfila ses gants de cuir noir, pour écrire de son index, en lettres capitales, centré dans la poussière de la vitre avant :

FRAIS IMPRÉVUS =
— DE BÉNÉFICES,
… DOMMAGE !

Puis il enleva ses gants et assez satisfait de sa blague, sortit tranquillement du parking, sans se retourner.

Il retrouva Clara qui paraissait bouleversée, il crut que c’était par l’inquiétude de ce qu’il avait fait, mais elle s’exclama dès qu’il ouvrit la portière :
— J’ai eu un appel de la clinique ! Irène est en train de se réveiller !
— Oh c’est vrai ? répondit-il en se mettant vivement au volant et en attrapant sa ceinture.
— Elle n’a pas repris conscience mais elle donne des signes de réveil, l’informa Clara d’une voix pleine d’émotion, activité cérébrale et réaction physique. Elle va se réveiller !
— Allons-y ! s’exclama Carlos, un sourire dans sa voix, en jetant un œil dans le rétro avant de déboîter dans la petite rue.

Brusquement, et elle en fut atterrée, Clara eut une bouffée de tristesse incontrôlée.
« Irène se réveille !
Carlos sera là. Irène le verra en ouvrant les yeux.
En ouvrant les yeux. »



Auteur : Riga
Lisez la suite

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire