Carlos déboîta rapidement et engagea la grosse
berline sur la voie de gauche, il accéléra un tout petit peu et se
rabattit devant l’autocar venant de l’aéroport de Roissy, comme lui.
Il venait de prendre son patron à sa descente d’avion, il avait attendu en observant la foule du hall d’arrivée, lunettes noires, costume ouvert et regard vigilant de mise, comme dans un film américain.
Tout dans la vie de Carlos évoquait plus ou moins un film américain, un film d’action, mais dans les périodes creuses : Carlos était chauffeur/garde du corps pour un groupe de grands patrons, beaucoup plus chauffeur que garde du corps car à dire vrai, les grands décideurs qui s’offraient ses services (ils pouvaient) n’étaient jamais menacés de quoi que ce soit, seule l’ombre des indignés planait au-dessus de leur paranoïa, et peut-être de vagues histoires d’enlèvements comme cela se faisait loin, très loin...
C’était des conneries tout ça, mais Carlos jouait le jeu que l’on attendait de lui, il singeait assez bien la CIA, le FBI, il faisait un très bon gorille-robot silencieux avec cravate et Ray-Ban intemporelles.
Ça avait commencé après sa période militaire, dans les commandos portugais, les COE, qui s’était terminée pour lui après douze ans d’active, alors qu’il avait vu ce qu’il n’aurait pas dû voir : il y avait gagné sa mise à la retraite, avec un traitement confortable, et d’être recruté par une belle agence d’agents de sécurité rapprochée.
Contrairement au cliché convenu, l’adrénaline ne lui manquait pas particulièrement. Il avait adoré ces années-là mais n’était pas du genre à vivre de regrets. Il faisait régulièrement du parachutisme, prévoyait quelques stages d’entraînement pour retrouver les sensations de l’action et garder la forme, mais faut pas déconner : il n’avait pas la nostalgie des bivouacs dans les forêts humides, du crapahutage dans les montagnes désertiques, des copains qui pètent les plombs ou des stations prolongées dans les étangs boueux l’hiver à guetter un signal de top-action.
Là il ne s’emmerdait pas, il était bien payé, il ne risquait pas de se prendre une rafale, le soir il rentrait au chaud, il faisait bien son boulot, sérieusement, tout à l’heure il avait été très attentif aux alentours dans le parking de l’aéroport, et il pensait probable qu’en cas improbable d’une attaque d’un fondamentalisme religieux avec sa ceinture d’explosifs ou d’un ultra-gauchiste avec un couteau de chasse entre les dents, il puisse dégainer son Desert Eagle et leur mettre une balle là où il faut pour que la tentative d’attentat n’aboutisse pas à la mort de son patron de patron.
En même temps, son patron actuel dirigeait un grand groupe d’appareils de mesure médicaux.
Ça n’intéressait pas Al-Qaïda, a priori, ni Action Directe le Retour. Tout le monde s’en foutait, de ce mec, à part les actionnaires, le conseil d’administration, sa famille et ses amis : hors de ce cercle, personne ne le connaissait.
Carlos avait donc malgré tout un flingue, très officiellement, avec le permis de port d’arme qui allait avec.
Et aussi une oreillette, comme les vrais gardes du corps dans les films, ceux qui s’occupent du Président du Monde Libre.
Mais elle était branchée sur son téléphone, qui vibra, il décrocha d’un geste du doigt.
— Allô ?
— C’est moi, dit son frère en portugais. Je te dérange ?
— Non, vas-y, répondit Carlos dont le patron se fichait que son chauffeur reçoive parfois des appels personnels : dans la limousine, chacun gérait ses affaires sans déranger l’autre.
— J’ai eu la banquière, elle m’a rappelé et m’a répondu sur la question des CCI, au moins elle est super-réactive, en plus d’être mignonne. Du coup je lui ai reparlé des dossiers d’étude de marché que nous avions déjà bouclés, et elle m’a branché sur l’analyse du cabinet de ce Canadien, tu sais ? Elle aimerait y jeter un coup d’œil mais je ne sais…
— C’est moi qui l’ai, le coupa Carlos. J’en avais besoin justement pour les dossiers aux CCI, j’ai l’enveloppe avec moi, dans les dossiers. Tu veux que je te la ramène ?
— Ah chouette, oh non, pas la peine, on lui enverra à l’occasion…
— Je sais : je vais lui déposer. Je passe dans l’ouest de Paris cet après-midi.
— Ah oui, pourquoi pas, ce serait fait. Enfin… ce serait un banquier, ou une fille moche, tu lui ferais un recommandé, chuis sûr.
— Oui, ou bien un fax, rigola discrètement Carlos. Bon, salut, à plus tard.
— Merci à toi, en tout cas, répondit son frère.
Carlos avait envie de la revoir, si possible.
Depuis cette réunion surprenante pour tout le monde (sauf son frère), il pensait à elle, intrigué et attiré plus sans doute par ce mystère que par cette femme en tant que telle : comment une cadre supérieure comme elle, bourgeoise arrivée et arriviste, banquière efficace et très jolie femme si sûre d’elle, pouvait avoir une vie secrète aussi excessive et démente, à s’offrir en objet de plaisir à des hommes prédateurs, des anonymes rugueux et affamés, à risquer ainsi sa vie, sa réputation, à désintégrer ainsi sa dignité à chacune de ces nuits ?
Lui-même s’était beaucoup interrogé sur cette fameuse nuit, sur sa propre attitude, sur ce lâcher-prise qui l’avait fait accepter cela et en profiter, lui qui avait toujours eu une vie sexuelle très commune, lui qui avait toujours eu des principes, y compris à ce sujet, et puis une éducation catholique portugaise qui laisse des traces dans l’idée que l’on a de la morale.
Et là, cette nuit-là…
Il rentrait de Mulhouse, et était attendu le lendemain matin à Dieppe, aucun répit, il avait décidé de dormir une heure sur cette aire de station-service d’autoroute. Trop de lumière sur le devant de la station : il avait gagné le parking derrière, et avait vu qu’il y avait du mouvement du côté du parking poids lourds.
Pourquoi avait-il été voir ?
Un atavisme de forces de l’ordre reniflant les affaires louches, qui datait de sa période militaire, ou un goût pour les emmerdements ayant la même origine, chercher la bagarre, le coup dur ?
Il n’avait pas su, avait garé sa bagnole, était sorti, armé qu’il était.
Au détour d’un bahut il y avait des mecs debout autour d’une grosse Audi, un rictus aux lèvres, certains avaient la queue à la main, s’astiquaient, Carlos comprit de loin et tout de suite de quoi il s’agissait, mais il s’approcha tout de même.
L’excitation sans doute déjà, de la nuit, du risque, de l’épuisement, une trop grande confiance en lui, il voulait voir.
Intrigué, il découvrit un couple qui baisait dans la voiture, portière grand ouverte, la femme à quatre pattes sur la banquette en cuir, il aperçut une jolie jambe gainée d’un bas noir avec une jarretière haute de dentelles noires, un escarpin de prix, il s’approcha, le mec, lui, était un balaise un peu dégarni, en jean et polo publicitaire, avec des grosses Reebok. Pas le même monde, mais la dame devait aimer s’y plonger, s’y frotter, à ce monde-là !
Le mec s’immobilisa en grognant des trucs en russe, Carlos parlait un peu russe, c’était vulgaire et de circonstances.
Puis il se retira, sortit sa carcasse de la bagnole, reprit pied sur le parking et remit sa braguette avec un gros sourire de mâle repu, et alors Carlos aperçut la femme.
Blonde, avec des lunettes noires chics, la bouche rouge et un joli nez, une très belle femme, et il est tellement incongru de rencontrer une très belle femme dans cette position, le cul en l’air, qu’il resta interdit, figé, sur ce parking nocturne, au milieu de mecs qui prenaient leur tour. D’ailleurs un autre ne se fit pas prier, elle lui tendit une capote emballée, Carlos vit mieux le visage de la belle, elle ne souriait pas, ne parlait pas, elle n’avait rien à expliquer : elle était à quatre pattes et donnait ses fesses à prendre, il ne voyait pas ses yeux, se demandait déjà en cet instant ce qu’elle foutait là à se faire foutre ainsi, ce qui pouvait amener une femme pareille à se livrer à une telle activité, ce n’était pas le fric, elle se distribuait, à disposition, et le fric, elle devait en avoir.
Alors pourquoi faire cela, aussi… complètement, sans garde-fou, en sacrifiant toute son intimité, aussi violemment ?
Il était comme abasourdi, mais se mit à bander. Comme un fou, une excitation irrépressible, mêlée de dégoût, mais dans la chaleur de cette vision, de cette scène sortie de nulle part où il avait débarqué, la réalité était très élastique, rien ne correspondait à ce qu’il pouvait évaluer : il était là, il observait, et puis l’homme termina rapidement son coït, et il se retrouva à s’approcher, à contempler la femme, à prendre l’emballage d’aluminium de ses mains aux ongles parfaits, et sans comprendre ni paraître décider, il exhiba sa queue qui bondit à l’air libre et y déroula le préservatif sous les yeux masqués de celle qui devint sa maîtresse.
Il posa sa paume gauche sur sa fesse gauche, d’un galbe parfait, et guida son membre impatient au creux du sexe ouvert et à disposition.
Il s’y enfonça, ressentit un vertige.
Qu’est-ce qu’il faisait ? Putain mais qu’est-ce qu’il faisait ?
Il fit taire la question, poussa, ayant empoigné la taille de l’inconnue il la pénétra complètement, c’était chaud, mouillé, un délice concentré, ce n’était relié à rien de logique dans le monde réel, Carlos prenait un fantasme en levrette, sauf que c’était une vraie femme, et terriblement excitante, si belle, même dans son abandon désincarné de putain qui enchaîne les passes et attend que l’on se vide en elle pour passer au suivant…
Carlos roulait, repensant à tout cela, à cette nuit-là, il repassait le film étrange du parking. Il roulait en silence, avec ses lunettes noires et son oreillette, doublure dérisoire de James Bond.
Cette nuit-là.
C’était dégueulasse mais formidable, tout en la prenant il ressentait un ensemble indistinct de sentiments très forts, dégoût, excitation, culpabilité et désir, et des choses plus complexes à décrypter dont il ne cernerait que plus tard les nuances, notamment l’impression d’une sorte de violente poésie, désenchantée mais absolue, celle de vivre le sexe dégagé de tout ce qui le masque et l’encombre, sans emballage, compromis ni justification, le désir nu, le plaisir dans ce qu’il a de plus cru et essentiel, pas de discours.
C’était sans doute pour cela que c’était désespérant : c’était inhumain de vivre directement une pulsion de façon aussi exemplaire, dans un déroulement ponctuel, effectif, indéniable et sans lendemain, sans formuler rien, ni se protéger autrement que du virus, sans distance, sans rien de ce qui fait la beauté incomplète et paradoxale de l’esprit humain, qui négocie tellement avec lui-même pour envisager quoi faire du corps et de ses besoins à assouvir.
L’esprit, l’intelligence, ne savent jamais trop quoi faire de l’absolu, et ces quelques minutes prises à un espace-temps qui existait à peine étaient un désespoir et un absolu concentrés.
Le corps affirme ses droits, dégagé de tout : son corps à lui prend ce corps-là, une inconnue magnifique qui veut n’être qu’un corps, pourquoi il n’en sait rien, aucun des mecs présents ne s’intéresse à cela, pourquoi ? C’est con comme question, jouis et dégage, la nana n’en réclame pas plus, tu te vides et tu te barres, comme tu bois une bonne bière qui n’existe plus quand tu as la bouteille vide à la main.
Pourtant cette question se précisa, prit corps en lui, et les soubresauts de l’éjaculation ne firent que la dévoiler un peu plus.
Il se retira, et le désespoir s’aiguisa : il n’aurait droit à rien d’autre puisqu’il était censé avoir eu l’essentiel, avoir eu immédiatement et sans conditions (à part la capote) ce que les autres femmes ne donnent qu’à un seul, ou pour les femmes volages : du moins qu’à un seul en même temps, en entourant cela d’une mise en scène pleine d’exclusivité, d’illusions partagées et admises, et de désir valorisé.
Juste une capote pleine que l’on jette après, le suivant vous guette avec son désir de base.
Il avait eu cela, et il ne saurait rien d’elle.
Et puis là, BAM ! Coup du sort imprévu, pirouette du destin, il retrouvait la femme inconnue sur une autre planète et là, c’était marrant de se dire cela, dans cet univers inversé elle ne donnait rien, rien du tout, que l’apparence et le discours, la fonction.
Les deux femmes étaient une seule, révélation-coup de tonnerre, et leur point commun à part cette unité imprévue, c’était que la putain ou la banquière n’accordaient pas plus de sentiments l’une que l’autre.
Corps désincarné et esprit froid, mais les deux dissociés, ayant leur vie propre dans la dualité jour/nuit.
Carlos roulait, perplexe et fasciné, en sachant qu’il était, lui, le trait d’union catastrophique, celui qui fait trembler le château-fort, et la femme schizophrène le détestait sans doute pour cela, son unité impossible devait crier de rage : la banquière comme la prostituée n’étaient plus en sécurité dans leur secret, plus en sécurité dans la tour d’ivoire, plus en sécurité dans le caniveau obscur, plus tranquilles nulle part.
Il eut pitié d’elle, pitié de lui.
Les Yvelines.
Il arriva dans la grande avenue, le portail s’ouvrit, il fit le tour du terre-plein, descendit, ouvrit la porte à son patron qui le remercia avec un sourire, avant de prendre lui-même sa valise de luxe et de lui dire à demain : il était en sécurité dans sa grande maison, avec sa famille et ses chiens de chasse derrière le portail sécurisé, à l’abri des alarmes et des caméras : James Cruise pouvait disposer.
Tom Bond remonta donc dans la grosse voiture et prit la route pour la Défense.
Il venait de prendre son patron à sa descente d’avion, il avait attendu en observant la foule du hall d’arrivée, lunettes noires, costume ouvert et regard vigilant de mise, comme dans un film américain.
Tout dans la vie de Carlos évoquait plus ou moins un film américain, un film d’action, mais dans les périodes creuses : Carlos était chauffeur/garde du corps pour un groupe de grands patrons, beaucoup plus chauffeur que garde du corps car à dire vrai, les grands décideurs qui s’offraient ses services (ils pouvaient) n’étaient jamais menacés de quoi que ce soit, seule l’ombre des indignés planait au-dessus de leur paranoïa, et peut-être de vagues histoires d’enlèvements comme cela se faisait loin, très loin...
C’était des conneries tout ça, mais Carlos jouait le jeu que l’on attendait de lui, il singeait assez bien la CIA, le FBI, il faisait un très bon gorille-robot silencieux avec cravate et Ray-Ban intemporelles.
Ça avait commencé après sa période militaire, dans les commandos portugais, les COE, qui s’était terminée pour lui après douze ans d’active, alors qu’il avait vu ce qu’il n’aurait pas dû voir : il y avait gagné sa mise à la retraite, avec un traitement confortable, et d’être recruté par une belle agence d’agents de sécurité rapprochée.
Contrairement au cliché convenu, l’adrénaline ne lui manquait pas particulièrement. Il avait adoré ces années-là mais n’était pas du genre à vivre de regrets. Il faisait régulièrement du parachutisme, prévoyait quelques stages d’entraînement pour retrouver les sensations de l’action et garder la forme, mais faut pas déconner : il n’avait pas la nostalgie des bivouacs dans les forêts humides, du crapahutage dans les montagnes désertiques, des copains qui pètent les plombs ou des stations prolongées dans les étangs boueux l’hiver à guetter un signal de top-action.
Là il ne s’emmerdait pas, il était bien payé, il ne risquait pas de se prendre une rafale, le soir il rentrait au chaud, il faisait bien son boulot, sérieusement, tout à l’heure il avait été très attentif aux alentours dans le parking de l’aéroport, et il pensait probable qu’en cas improbable d’une attaque d’un fondamentalisme religieux avec sa ceinture d’explosifs ou d’un ultra-gauchiste avec un couteau de chasse entre les dents, il puisse dégainer son Desert Eagle et leur mettre une balle là où il faut pour que la tentative d’attentat n’aboutisse pas à la mort de son patron de patron.
En même temps, son patron actuel dirigeait un grand groupe d’appareils de mesure médicaux.
Ça n’intéressait pas Al-Qaïda, a priori, ni Action Directe le Retour. Tout le monde s’en foutait, de ce mec, à part les actionnaires, le conseil d’administration, sa famille et ses amis : hors de ce cercle, personne ne le connaissait.
Carlos avait donc malgré tout un flingue, très officiellement, avec le permis de port d’arme qui allait avec.
Et aussi une oreillette, comme les vrais gardes du corps dans les films, ceux qui s’occupent du Président du Monde Libre.
Mais elle était branchée sur son téléphone, qui vibra, il décrocha d’un geste du doigt.
— Allô ?
— C’est moi, dit son frère en portugais. Je te dérange ?
— Non, vas-y, répondit Carlos dont le patron se fichait que son chauffeur reçoive parfois des appels personnels : dans la limousine, chacun gérait ses affaires sans déranger l’autre.
— J’ai eu la banquière, elle m’a rappelé et m’a répondu sur la question des CCI, au moins elle est super-réactive, en plus d’être mignonne. Du coup je lui ai reparlé des dossiers d’étude de marché que nous avions déjà bouclés, et elle m’a branché sur l’analyse du cabinet de ce Canadien, tu sais ? Elle aimerait y jeter un coup d’œil mais je ne sais…
— C’est moi qui l’ai, le coupa Carlos. J’en avais besoin justement pour les dossiers aux CCI, j’ai l’enveloppe avec moi, dans les dossiers. Tu veux que je te la ramène ?
— Ah chouette, oh non, pas la peine, on lui enverra à l’occasion…
— Je sais : je vais lui déposer. Je passe dans l’ouest de Paris cet après-midi.
— Ah oui, pourquoi pas, ce serait fait. Enfin… ce serait un banquier, ou une fille moche, tu lui ferais un recommandé, chuis sûr.
— Oui, ou bien un fax, rigola discrètement Carlos. Bon, salut, à plus tard.
— Merci à toi, en tout cas, répondit son frère.
Carlos avait envie de la revoir, si possible.
Depuis cette réunion surprenante pour tout le monde (sauf son frère), il pensait à elle, intrigué et attiré plus sans doute par ce mystère que par cette femme en tant que telle : comment une cadre supérieure comme elle, bourgeoise arrivée et arriviste, banquière efficace et très jolie femme si sûre d’elle, pouvait avoir une vie secrète aussi excessive et démente, à s’offrir en objet de plaisir à des hommes prédateurs, des anonymes rugueux et affamés, à risquer ainsi sa vie, sa réputation, à désintégrer ainsi sa dignité à chacune de ces nuits ?
Lui-même s’était beaucoup interrogé sur cette fameuse nuit, sur sa propre attitude, sur ce lâcher-prise qui l’avait fait accepter cela et en profiter, lui qui avait toujours eu une vie sexuelle très commune, lui qui avait toujours eu des principes, y compris à ce sujet, et puis une éducation catholique portugaise qui laisse des traces dans l’idée que l’on a de la morale.
Et là, cette nuit-là…
Il rentrait de Mulhouse, et était attendu le lendemain matin à Dieppe, aucun répit, il avait décidé de dormir une heure sur cette aire de station-service d’autoroute. Trop de lumière sur le devant de la station : il avait gagné le parking derrière, et avait vu qu’il y avait du mouvement du côté du parking poids lourds.
Pourquoi avait-il été voir ?
Un atavisme de forces de l’ordre reniflant les affaires louches, qui datait de sa période militaire, ou un goût pour les emmerdements ayant la même origine, chercher la bagarre, le coup dur ?
Il n’avait pas su, avait garé sa bagnole, était sorti, armé qu’il était.
Au détour d’un bahut il y avait des mecs debout autour d’une grosse Audi, un rictus aux lèvres, certains avaient la queue à la main, s’astiquaient, Carlos comprit de loin et tout de suite de quoi il s’agissait, mais il s’approcha tout de même.
L’excitation sans doute déjà, de la nuit, du risque, de l’épuisement, une trop grande confiance en lui, il voulait voir.
Intrigué, il découvrit un couple qui baisait dans la voiture, portière grand ouverte, la femme à quatre pattes sur la banquette en cuir, il aperçut une jolie jambe gainée d’un bas noir avec une jarretière haute de dentelles noires, un escarpin de prix, il s’approcha, le mec, lui, était un balaise un peu dégarni, en jean et polo publicitaire, avec des grosses Reebok. Pas le même monde, mais la dame devait aimer s’y plonger, s’y frotter, à ce monde-là !
Le mec s’immobilisa en grognant des trucs en russe, Carlos parlait un peu russe, c’était vulgaire et de circonstances.
Puis il se retira, sortit sa carcasse de la bagnole, reprit pied sur le parking et remit sa braguette avec un gros sourire de mâle repu, et alors Carlos aperçut la femme.
Blonde, avec des lunettes noires chics, la bouche rouge et un joli nez, une très belle femme, et il est tellement incongru de rencontrer une très belle femme dans cette position, le cul en l’air, qu’il resta interdit, figé, sur ce parking nocturne, au milieu de mecs qui prenaient leur tour. D’ailleurs un autre ne se fit pas prier, elle lui tendit une capote emballée, Carlos vit mieux le visage de la belle, elle ne souriait pas, ne parlait pas, elle n’avait rien à expliquer : elle était à quatre pattes et donnait ses fesses à prendre, il ne voyait pas ses yeux, se demandait déjà en cet instant ce qu’elle foutait là à se faire foutre ainsi, ce qui pouvait amener une femme pareille à se livrer à une telle activité, ce n’était pas le fric, elle se distribuait, à disposition, et le fric, elle devait en avoir.
Alors pourquoi faire cela, aussi… complètement, sans garde-fou, en sacrifiant toute son intimité, aussi violemment ?
Il était comme abasourdi, mais se mit à bander. Comme un fou, une excitation irrépressible, mêlée de dégoût, mais dans la chaleur de cette vision, de cette scène sortie de nulle part où il avait débarqué, la réalité était très élastique, rien ne correspondait à ce qu’il pouvait évaluer : il était là, il observait, et puis l’homme termina rapidement son coït, et il se retrouva à s’approcher, à contempler la femme, à prendre l’emballage d’aluminium de ses mains aux ongles parfaits, et sans comprendre ni paraître décider, il exhiba sa queue qui bondit à l’air libre et y déroula le préservatif sous les yeux masqués de celle qui devint sa maîtresse.
Il posa sa paume gauche sur sa fesse gauche, d’un galbe parfait, et guida son membre impatient au creux du sexe ouvert et à disposition.
Il s’y enfonça, ressentit un vertige.
Qu’est-ce qu’il faisait ? Putain mais qu’est-ce qu’il faisait ?
Il fit taire la question, poussa, ayant empoigné la taille de l’inconnue il la pénétra complètement, c’était chaud, mouillé, un délice concentré, ce n’était relié à rien de logique dans le monde réel, Carlos prenait un fantasme en levrette, sauf que c’était une vraie femme, et terriblement excitante, si belle, même dans son abandon désincarné de putain qui enchaîne les passes et attend que l’on se vide en elle pour passer au suivant…
Carlos roulait, repensant à tout cela, à cette nuit-là, il repassait le film étrange du parking. Il roulait en silence, avec ses lunettes noires et son oreillette, doublure dérisoire de James Bond.
Cette nuit-là.
C’était dégueulasse mais formidable, tout en la prenant il ressentait un ensemble indistinct de sentiments très forts, dégoût, excitation, culpabilité et désir, et des choses plus complexes à décrypter dont il ne cernerait que plus tard les nuances, notamment l’impression d’une sorte de violente poésie, désenchantée mais absolue, celle de vivre le sexe dégagé de tout ce qui le masque et l’encombre, sans emballage, compromis ni justification, le désir nu, le plaisir dans ce qu’il a de plus cru et essentiel, pas de discours.
C’était sans doute pour cela que c’était désespérant : c’était inhumain de vivre directement une pulsion de façon aussi exemplaire, dans un déroulement ponctuel, effectif, indéniable et sans lendemain, sans formuler rien, ni se protéger autrement que du virus, sans distance, sans rien de ce qui fait la beauté incomplète et paradoxale de l’esprit humain, qui négocie tellement avec lui-même pour envisager quoi faire du corps et de ses besoins à assouvir.
L’esprit, l’intelligence, ne savent jamais trop quoi faire de l’absolu, et ces quelques minutes prises à un espace-temps qui existait à peine étaient un désespoir et un absolu concentrés.
Le corps affirme ses droits, dégagé de tout : son corps à lui prend ce corps-là, une inconnue magnifique qui veut n’être qu’un corps, pourquoi il n’en sait rien, aucun des mecs présents ne s’intéresse à cela, pourquoi ? C’est con comme question, jouis et dégage, la nana n’en réclame pas plus, tu te vides et tu te barres, comme tu bois une bonne bière qui n’existe plus quand tu as la bouteille vide à la main.
Pourtant cette question se précisa, prit corps en lui, et les soubresauts de l’éjaculation ne firent que la dévoiler un peu plus.
Il se retira, et le désespoir s’aiguisa : il n’aurait droit à rien d’autre puisqu’il était censé avoir eu l’essentiel, avoir eu immédiatement et sans conditions (à part la capote) ce que les autres femmes ne donnent qu’à un seul, ou pour les femmes volages : du moins qu’à un seul en même temps, en entourant cela d’une mise en scène pleine d’exclusivité, d’illusions partagées et admises, et de désir valorisé.
Juste une capote pleine que l’on jette après, le suivant vous guette avec son désir de base.
Il avait eu cela, et il ne saurait rien d’elle.
Et puis là, BAM ! Coup du sort imprévu, pirouette du destin, il retrouvait la femme inconnue sur une autre planète et là, c’était marrant de se dire cela, dans cet univers inversé elle ne donnait rien, rien du tout, que l’apparence et le discours, la fonction.
Les deux femmes étaient une seule, révélation-coup de tonnerre, et leur point commun à part cette unité imprévue, c’était que la putain ou la banquière n’accordaient pas plus de sentiments l’une que l’autre.
Corps désincarné et esprit froid, mais les deux dissociés, ayant leur vie propre dans la dualité jour/nuit.
Carlos roulait, perplexe et fasciné, en sachant qu’il était, lui, le trait d’union catastrophique, celui qui fait trembler le château-fort, et la femme schizophrène le détestait sans doute pour cela, son unité impossible devait crier de rage : la banquière comme la prostituée n’étaient plus en sécurité dans leur secret, plus en sécurité dans la tour d’ivoire, plus en sécurité dans le caniveau obscur, plus tranquilles nulle part.
Il eut pitié d’elle, pitié de lui.
Les Yvelines.
Il arriva dans la grande avenue, le portail s’ouvrit, il fit le tour du terre-plein, descendit, ouvrit la porte à son patron qui le remercia avec un sourire, avant de prendre lui-même sa valise de luxe et de lui dire à demain : il était en sécurité dans sa grande maison, avec sa famille et ses chiens de chasse derrière le portail sécurisé, à l’abri des alarmes et des caméras : James Cruise pouvait disposer.
Tom Bond remonta donc dans la grosse voiture et prit la route pour la Défense.
Auteur : Riga
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