Ruth était à cran, et sa tension nerveuse balayait son manque de sommeil.
Depuis moins de 24 heures, tout s’accélérait, et la pression sur elle était énorme : elle était au cœur d’un coup de théâtre, un de plus dans cette affaire qui avait commencé avec une banquière qui tombe dans les pommes.
Irène Frageau, la fameuse banquière sortie du coma, avait été trouvée assassinée la veille au soir, sa sœur aveugle avait été enlevée sans doute au même moment, et dans la journée, en quelques heures, l’affaire avait pris un tour vraiment énorme : juge d’instruction, commission rogatoire avec convocation urgente, mobilisation de moyens prioritaires, et les médias avaient de nouveau envahi le terrain, bien entendu, trop heureux des éléments atypiques de cette sombre affaire, il y avait de quoi en faire un film, et le public suivait cela de près.
Presque toutes affaires cessantes, elle avait dû mettre le paquet sur cette enquête, et remettre à plus tard des choses comme le repos, la détente, la vie personnelle et les repas équilibrés.
Elle entra en salle de réunion avec ses inspecteurs (elle avait même eu un renfort d’effectif, c’était un signe que ça s’agitait de partout) pour faire un point complet sur le dossier, en reprenant les différents éléments depuis le début.
Autour de cette affaire, il y avait un climat bizarre, violence, dissimulations, des zones sombres et aveugles, et pour Ruth ce climat se teintait d’un érotisme obsédant dont il lui semblait qu’elle ne risquait pas de se défaire : Carlos était toujours là, face à elle.
Elle s’installa, posa la chemise jaune du dossier devant elle, sortit son bloc-notes, son iPhone, un officier de police lui apporta le café qu’elle avait demandé et la télécommande du vidéoprojecteur, le silence se fit et elle entama :
— Résumez-moi la situation, à l’essentiel, on développera après : tout ce qu’il y a comme éléments dans le meurtre d’Irène Frageau, les faits, vous notez ce qui vous vient à l’esprit sans intervenir, puis tout ce qu’il y a dans l’enlèvement présumé de Clara, sa sœur, même chose, vous notez si vous avez des questions ou des réflexions, après on cherchera les passerelles s’il y en a entre ces deux affaires, on recoupe, on essaye de faire une synthèse, si quelqu’un a des idées, c’est à ce moment qu’on en discute, et on fait le point sur les prochaines 24 heures… C’est OK pour tout le monde comme feuille de route ?
Les hommes et les femmes présents, concentrés et attentifs, hochèrent la tête, puis la petite équipe qui s’occupait du meurtre démarra son compte rendu.
La commissaire écouta attentivement, en prenant des notes, le récit détaillé de la découverte par les policiers qu’elle avait envoyés elle-même, du corps ligoté de la banquière, puis le descriptif du domicile de la victime, qui avait été fouillé avec un soin tout particulier, et enfin les constatations médico-légales sur le corps de la victime.
Irène avait été torturée, puis étranglée, et les officiers de police détaillèrent tous les éléments de l’autopsie qui avait été pratiquée en urgence en fin d’après-midi, il y avait de cela deux heures et demie.
Il apparaissait qu’Irène Frageau avait été torturée avec beaucoup de méthode et d’imagination sadique sans doute très planifiée, deux ou trois personnes qui, sans doute juste après l’avoir maîtrisée chez elle, lui avait administré un tonicardiaque pour qu’elle ne flanche pas sous la torture.
D’après le rapport du légiste, l’étranglement final était du type de celui que pratiquaient certains militaires des troupes spéciales asiatiques ou slaves. Des commandos.
Le mot même fit frissonner Ruth, et beaucoup autour de la table relevèrent ce terme, qui évoquait directement Carlos, ancien des Forces spéciales portugaises.
Carlos qui avait un alibi, mais qui avait peut-être aussi des copains ou au contraire des ennemis, mais tout aussi sans scrupules et capables de faire ce genre de sale boulot.
Puis la deuxième équipe d’enquêteurs, chargée de l’enlèvement présumé de Clara, reprit un à un tous les éléments, et le travail de la police scientifique dans l’appartement dévasté de Carlos, où avait emménagé Clara. Aucune empreinte, les caméras du parking souterrain, les seules de l’immeuble de Carlos, n’avaient rien enregistré à part son départ le matin, et son retour le soir à l’heure dite, mais pas de trace de l’enlèvement.
En écoutant cet exposé très attentivement, et tout en prenant des notes, la commissaire pensait à autre chose, une pensée qui tournait dans sa tête, un peu scandaleuse et problématique, une pensée qui s’était imposée depuis la veille, depuis l’enlèvement et le meurtre : elle se revoyait en train de dire à Carlos que le jour où il était disponible et libre, elle était preneuse.
Et là, Clara venait de s’effacer.
Mais elle écouta tout cela avec grand soin, puis elle déclara qu’il fallait maintenant étudier les points de rapport entre ces deux événements.
— A priori, d’après nos constatations, intervint un officier de police venu pour renforcer son équipe, l’équipe qui a fouillé la maison à Colombes, celle de Mme Frageau, est la même que celle qui a fouillé chez Carlos Dacosta. Mêmes méthodes, mêmes signes opérationnels laissés sur les deux sites. Pas d’empreintes, mais une même signature d’après les hommes de Darsin.
Darsin dirigeait la cellule scientifique qui avait travaillé sur l’appartement et la maison.
— Signature de quoi ?
— Des professionnels très très méthodiques, entraînés à trouver ce qu’ils cherchent.
— Des cambrioleurs professionnels ?
— Non, d’après Darsin, plutôt des anciens flics, au pire des flics en activité, au mieux des flics étrangers.
La salle de réunion se mit à bruisser, il y eut des sourcils levés, des commentaires à voix basse, des grimaces et des sourires perplexes ou incrédules.
— Cette affaire à tiroirs commence à me fatiguer, lâcha Ruth, et là, j’aime pas l’odeur qui s’échappe du tiroir que vous venez d’ouvrir. Booon, notons cela dans la bonne case. Ensuite, on va essayer de faire la synthèse de tout cela et d’avancer.
Elle fit une pause, but un peu de café, chacun se taisait, relisait ses notes ou la regardait, attendant qu’elle lance cette partie de la réunion.
Elle reprit la parole :
— Vous tous ici êtes là pour participer à l’enquête, il y a mon équipe, et puis du renfort, parce que c’est le cirque, ce truc. C’est le cirque depuis le début, vous connaissez tous les détails. Mon équipe et moi, on a travaillé là-dessus au moment du western à la clinique, où un collègue est mort, et un autre gravement blessé, on a travaillé sur tous les personnages de cette affaire, on les a interrogés, on a même fait des écoutes, j’ai moi-même rencontré Irène Frageau chez elle quand elle est sortie du coma. L’enjeu, à mon avis, et connaissant bien ce dossier, c’est de trouver les liens entre tout ce qui est là (elle tapa sur le dessus du dossier) et ce qui vient de se passer.
Les hommes et femmes présentent signifièrent leur approbation et elle enchaîna :
— Parlons de Carlos Dacosta… elle chercha sur sa feuille des yeux : Maryse et Didier, qui nous ont rejoints, s’occupent de ça.
— Bonjour à tous, lança une femme mince aux yeux noirs. Effectivement, Didier et moi, nous avons pris en charge M. Dacosta. Pour ce qui est de son emploi du temps, il travaillait comme chauffeur dans les heures concernées, et n’a pas passé ni reçu d’appels suspects.
— Et quel est votre sentiment après avoir recueilli son témoignage ? demanda Ruth, auquel un jeune homme à l’allure dynamique répondit après un coup d’œil à sa collègue.
— Il semblait sous le choc, et de façon assez crédible…
— Qu’est-ce que t’entends par là ? demanda Sylvia.
— Entre l’angoisse, la surprise, la culpabilité de n’avoir pas été là pour empêcher ça, et la maîtrise et le savoir-faire qu’il a des situations d’urgence, comme nous le savons tous, il a traversé sous nos yeux des hauts et des bas qui ne nous ont pas semblés de la comédie pour donner le change…
— On peut se tromper, évidemment, admit Maryse, sa collègue. Mais on l’a aussi interrogé sur… le reste du dossier, et tout se tient.
— Il est entraîné aux interrogatoires, rappela Sylvia. Il ne se mélangerait pas les pinceaux s’il avait quelque chose à cacher, ou qu’il veuille nous intoxiquer.
— Oui, admit Ruth, depuis le début on est prévenu contre cette possibilité. Il est effectivement très fort, potentiellement. Il faut être vigilant, mais pas suspicieux par principe. Bon, on prend une courte pause, retour dans dix minutes, OK ?
Tandis que les officiers de police s’étiraient, allaient fumer une cigarette, vérifiaient leurs courriels, discutaient, elle alla aux toilettes, se rafraîchit le visage, puis mangea un Mars tombé du distributeur, en réfléchissant à Carlos, à l’hypothèse… qu’il soit libre.
Elle ignorait si elle oserait lui rappeler son offre que les circonstances rendaient plutôt… indécente au cas où Clara ne revienne pas vivante de cette histoire.
Au retour dans la salle, elle aborda ce point :
— Bien, pour résumer, nous devons faire face à une équipe de gens déterminés, organisés, violents et sans scrupules, et nous avons surtout à nous occuper de ce qui ressemble à un enlèvement pour obtenir quelque chose de la part de Carlos, a priori. L’urgence, c’est le sort de cette femme, par essence fragile, mais qui est aveugle.
— C’est même pire, précisa Fabrice, elle est énucléée, elle n’a plus d’yeux.
— Berk ! lâcha quelqu’un.
— Et elle n’a pas ses lunettes noires qui cachent ça, elles sont tombées dans l’appartement.
— Et ça donne quoi, physiquement ? demanda Didier.
— Personne ne sait, Carlos lui-même ne l’a jamais vue sans ses lunettes.
— Merde, c’est horrible, murmura Fabrice.
— Trouvez l’adresse du médecin qui la suit, ordonna la commissaire, celui qui l’a opérée, je ne sais pas, un médecin qui nous décrive la tête qu’elle a, pour l’avis de recherche. Bon. Quelle est à votre avis la probabilité que cette jeune femme soit encore en vie, aux mains des gens qui ont torturé sa sœur en lui injectant du tonicardiaque pour qu’elle dure plus longtemps ?
— Oh… Hélas, c’est compromis ! s’exclama Jean-Baptiste, qui avait consacré sa nuit et sa journée au meurtre d’Irène Frageau. Vu ce qu’elle a subi, la banquière, ils maintiennent peut-être sa sœur en vie pour donner des preuves de vie à Carlos ou quelqu’un d’autre, mais ils ne s’encombreront pas longtemps d’une aveugle défigurée et de surcroît très identifiable, même s’ils obtiennent ce qu’ils veulent.
Ruth Steinberg soupira. Elle se sentait triste pour cette jeune femme, et triste de s’être dit que sa disparition pouvait sinon l’arranger, du moins laisser le champ libre à une hypothèse qui lui plaisait beaucoup.
« Merde, t’es conne ! » se dit-elle.
— D’autre part, reprit-elle d’une voix ferme et claire, vous avez vu la presse du jour, les infos : tout le monde se focalise sur elle, les journalistes, le public, et donc au-dessus de moi, la pression est forte. Je vais faire tampon pour que vous puissiez travailler le plus sereinement possible, mais le contexte est là et vous le savez. On aura beau bosser comme des tarés sur tous les aspects du dossier, on nous posera toujours une seule question, et de plus en plus impérative : où est elle ?
Tout le monde approuva, la mine grave.
— Bien, continuons à essayer de tirer des fils entre les différents éléments du dossier et les différents événements d’hier.
— Si je puis me permettre… intervint Mathieu, un de ses officiers de police qui travaillait avec Ruth.
— Oui ?
— Il y a toujours un doute malgré tout sur les rapports de Carlos avec les deux femmes, les deux victimes. Clara Mélinat, la sœur, n’a pas attendu bien longtemps après la mort de son mari, abattu par Carlos, pour lui tomber dans les bras.
— Son mari, Bernard, qui a tiré sur nos collègues, était un sacré malade, remarqua Didier, et Carlos l’a délivrée d’un gros problème.
— Quant à la banquière, Irène, qu’il ait eu des relations avec elle importe peu, elle était célibataire…
— Une « célibataire émancipée » m’a-t-elle même précisé, elle collectionnait les aventures, apparemment, depuis cet accident de la route où elle avait tout perdu. Elle paraissait assez instable sur le plan affectif, si j’ai bien compris, ajouta Ruth.
— Et pour revenir à Carlos, reprit Maryse, il a dû séduire les deux sœurs sans rien faire, il a du charme.
— C’est pour ça que j’ai préféré ne pas l’interroger moi-même cette fois-ci, lança Ruth, j’ai le cœur fragile.
Il y eut des rires, notamment de la part de Maryse, et Sylvia s’exclama : « Je confirme ! »
Ruth souriait, assez fière d’avoir osé une telle blague, mais resta concentrée, et le silence revint.
— Il est où ? Dans nos locaux ?
— Oui, tant que nous n’avions pas terminé dans son appartement. Et peut-être qu’il sera contacté par d’éventuels ravisseurs… Il rentrera chez lui ce soir sans doute.
— Madame ? demanda Fabrice.
— Oui ?
— Quel est tout bêtement votre sentiment à vous, qui avait dirigé la première partie de l’enquête, à propos de ce qui vient de se passer ?
Elle fit un signe de tête d’approbation en direction de Fabrice, dont l’intervention, très légitime, tombait à point nommé.
— Il y a une chose qui me trouble, et qui m’a fait tiquer : c’est la fouille de l’appartement et de la maison. Des super-pros fouillent chez la banquière, la torturent, fouillent chez Clara sa sœur aveugle, l’enlèvent… Or, vous avez étudié le dossier de l’affaire précédente, je me suis souvenu que le fameux Bernard dont nous parlions, le mari de Clara, le dingue qui a flingué nos collègues avant de se faire descendre par Carlos, a également fouillé la maison de la banquière, sa belle-sœur avec qui il avait eu une aventure, et qu’il faisait chanter, a priori.
— Cette maison attire beaucoup la curiosité, nota Sylvia.
— Le passé de la banquière attire beaucoup la curiosité, rectifia Ruth.
— En fait… commença Mathieu.
— Oui ?
— Il y deux pôles d’attraction dans cette affaire. Irène et son passé sans doute, peut-être que tout se cristallise avec cet accident, et puis Carlos. C’est un ancien commando de l’armée portugaise. Les méthodes de l’interrogatoire, des fouilles justement, évoquent des professionnels qui ont des pratiques particulières : mercenaires, mafia, anciens militaires, services spéciaux, je ne sais pas.
— Tu penses à des copains, ex-copains ou ennemis convaincus de Carlos qui se vengent, qui lui envoient un message ? demanda Maryse.
— Je sais pas, mais c’est curieux.
— A priori, expliqua Ruth, Carlos débarque dans la vie d’Irène au hasard d’une rencontre à sa banque où il accompagne son frère. Elle l’embauche pour la protéger, puis elle tombe dans le coma, Bernard, son beau-frère, se met à déconner (il était peut-être jaloux), c’est à nouveau par hasard que Carlos arrive à la clinique pour abattre Bernard qui vient d’ouvrir le feu sur deux policiers. Clara, la veuve, lui tombe dans les bras, mais pas par hasard, sourit-elle (il y eut des rires) et là, hier soir, il se passe quelque chose… Il faut trouver le rapport, et sans doute nous concentrer sur Irène, son passé, l’accident peut-être. Son mari, qui est mort dans l’accident, il a bien une famille ? La petite fille… Anita je crois, elle avait peut-être des grands-parents… Il faut vérifier de ce côté-là. Et trouver ce que cherchaient exactement les gens qui ont torturé et exécuté Irène, et fouillé la maison et l’appartement : la clef est là.
— Un rapport avec la banque, le travail d’Irène ? Elle travaille sur quel type de dossiers ?
La réunion se poursuivit, et le portable de Didier vibra, il leva la main :
— C’est Carlos !
Tout le monde se tut, et Didier répondit.
— Oui ? Carlos ? Je suis en réunion avec mes collègues… Hein ? OK. Je mets le haut-parleur, tout le monde vous entend… !
— Je viens de recevoir un SMS des ravisseurs sans doute… avec des fautes.
— Transférez-le-moi. Il dit quoi, ce message ?
— « On veut récupéré qqchose (récupéré avec un e accent aigu, et quelque chose en abrégé) rapl nous qd tu est chez toi (est, e-s-t) pas 1 mot au flics (au sans x) »… Voilà, je veux bien vous retransmettre ça, mais je veux absolument discuter de votre plan, il ne faut pas mettre en danger Clara… Et je veux discuter aussi… d’autre chose.
— Quoi ?
— Je sais ce qu’ils cherchent. Je vais tout vous dire.
Chacun se regarda, soudain sous tension, et Ruth fit des signes énergiques à Didier, l’index pointé vers le sol de la salle.
— Ah ? Écoutez. Vous allez venir ici nous expliquer cela, OK ? Ne bougez pas ! Je viens vous chercher !
Depuis moins de 24 heures, tout s’accélérait, et la pression sur elle était énorme : elle était au cœur d’un coup de théâtre, un de plus dans cette affaire qui avait commencé avec une banquière qui tombe dans les pommes.
Irène Frageau, la fameuse banquière sortie du coma, avait été trouvée assassinée la veille au soir, sa sœur aveugle avait été enlevée sans doute au même moment, et dans la journée, en quelques heures, l’affaire avait pris un tour vraiment énorme : juge d’instruction, commission rogatoire avec convocation urgente, mobilisation de moyens prioritaires, et les médias avaient de nouveau envahi le terrain, bien entendu, trop heureux des éléments atypiques de cette sombre affaire, il y avait de quoi en faire un film, et le public suivait cela de près.
Presque toutes affaires cessantes, elle avait dû mettre le paquet sur cette enquête, et remettre à plus tard des choses comme le repos, la détente, la vie personnelle et les repas équilibrés.
Elle entra en salle de réunion avec ses inspecteurs (elle avait même eu un renfort d’effectif, c’était un signe que ça s’agitait de partout) pour faire un point complet sur le dossier, en reprenant les différents éléments depuis le début.
Autour de cette affaire, il y avait un climat bizarre, violence, dissimulations, des zones sombres et aveugles, et pour Ruth ce climat se teintait d’un érotisme obsédant dont il lui semblait qu’elle ne risquait pas de se défaire : Carlos était toujours là, face à elle.
Elle s’installa, posa la chemise jaune du dossier devant elle, sortit son bloc-notes, son iPhone, un officier de police lui apporta le café qu’elle avait demandé et la télécommande du vidéoprojecteur, le silence se fit et elle entama :
— Résumez-moi la situation, à l’essentiel, on développera après : tout ce qu’il y a comme éléments dans le meurtre d’Irène Frageau, les faits, vous notez ce qui vous vient à l’esprit sans intervenir, puis tout ce qu’il y a dans l’enlèvement présumé de Clara, sa sœur, même chose, vous notez si vous avez des questions ou des réflexions, après on cherchera les passerelles s’il y en a entre ces deux affaires, on recoupe, on essaye de faire une synthèse, si quelqu’un a des idées, c’est à ce moment qu’on en discute, et on fait le point sur les prochaines 24 heures… C’est OK pour tout le monde comme feuille de route ?
Les hommes et les femmes présents, concentrés et attentifs, hochèrent la tête, puis la petite équipe qui s’occupait du meurtre démarra son compte rendu.
La commissaire écouta attentivement, en prenant des notes, le récit détaillé de la découverte par les policiers qu’elle avait envoyés elle-même, du corps ligoté de la banquière, puis le descriptif du domicile de la victime, qui avait été fouillé avec un soin tout particulier, et enfin les constatations médico-légales sur le corps de la victime.
Irène avait été torturée, puis étranglée, et les officiers de police détaillèrent tous les éléments de l’autopsie qui avait été pratiquée en urgence en fin d’après-midi, il y avait de cela deux heures et demie.
Il apparaissait qu’Irène Frageau avait été torturée avec beaucoup de méthode et d’imagination sadique sans doute très planifiée, deux ou trois personnes qui, sans doute juste après l’avoir maîtrisée chez elle, lui avait administré un tonicardiaque pour qu’elle ne flanche pas sous la torture.
D’après le rapport du légiste, l’étranglement final était du type de celui que pratiquaient certains militaires des troupes spéciales asiatiques ou slaves. Des commandos.
Le mot même fit frissonner Ruth, et beaucoup autour de la table relevèrent ce terme, qui évoquait directement Carlos, ancien des Forces spéciales portugaises.
Carlos qui avait un alibi, mais qui avait peut-être aussi des copains ou au contraire des ennemis, mais tout aussi sans scrupules et capables de faire ce genre de sale boulot.
Puis la deuxième équipe d’enquêteurs, chargée de l’enlèvement présumé de Clara, reprit un à un tous les éléments, et le travail de la police scientifique dans l’appartement dévasté de Carlos, où avait emménagé Clara. Aucune empreinte, les caméras du parking souterrain, les seules de l’immeuble de Carlos, n’avaient rien enregistré à part son départ le matin, et son retour le soir à l’heure dite, mais pas de trace de l’enlèvement.
En écoutant cet exposé très attentivement, et tout en prenant des notes, la commissaire pensait à autre chose, une pensée qui tournait dans sa tête, un peu scandaleuse et problématique, une pensée qui s’était imposée depuis la veille, depuis l’enlèvement et le meurtre : elle se revoyait en train de dire à Carlos que le jour où il était disponible et libre, elle était preneuse.
Et là, Clara venait de s’effacer.
Mais elle écouta tout cela avec grand soin, puis elle déclara qu’il fallait maintenant étudier les points de rapport entre ces deux événements.
— A priori, d’après nos constatations, intervint un officier de police venu pour renforcer son équipe, l’équipe qui a fouillé la maison à Colombes, celle de Mme Frageau, est la même que celle qui a fouillé chez Carlos Dacosta. Mêmes méthodes, mêmes signes opérationnels laissés sur les deux sites. Pas d’empreintes, mais une même signature d’après les hommes de Darsin.
Darsin dirigeait la cellule scientifique qui avait travaillé sur l’appartement et la maison.
— Signature de quoi ?
— Des professionnels très très méthodiques, entraînés à trouver ce qu’ils cherchent.
— Des cambrioleurs professionnels ?
— Non, d’après Darsin, plutôt des anciens flics, au pire des flics en activité, au mieux des flics étrangers.
La salle de réunion se mit à bruisser, il y eut des sourcils levés, des commentaires à voix basse, des grimaces et des sourires perplexes ou incrédules.
— Cette affaire à tiroirs commence à me fatiguer, lâcha Ruth, et là, j’aime pas l’odeur qui s’échappe du tiroir que vous venez d’ouvrir. Booon, notons cela dans la bonne case. Ensuite, on va essayer de faire la synthèse de tout cela et d’avancer.
Elle fit une pause, but un peu de café, chacun se taisait, relisait ses notes ou la regardait, attendant qu’elle lance cette partie de la réunion.
Elle reprit la parole :
— Vous tous ici êtes là pour participer à l’enquête, il y a mon équipe, et puis du renfort, parce que c’est le cirque, ce truc. C’est le cirque depuis le début, vous connaissez tous les détails. Mon équipe et moi, on a travaillé là-dessus au moment du western à la clinique, où un collègue est mort, et un autre gravement blessé, on a travaillé sur tous les personnages de cette affaire, on les a interrogés, on a même fait des écoutes, j’ai moi-même rencontré Irène Frageau chez elle quand elle est sortie du coma. L’enjeu, à mon avis, et connaissant bien ce dossier, c’est de trouver les liens entre tout ce qui est là (elle tapa sur le dessus du dossier) et ce qui vient de se passer.
Les hommes et femmes présentent signifièrent leur approbation et elle enchaîna :
— Parlons de Carlos Dacosta… elle chercha sur sa feuille des yeux : Maryse et Didier, qui nous ont rejoints, s’occupent de ça.
— Bonjour à tous, lança une femme mince aux yeux noirs. Effectivement, Didier et moi, nous avons pris en charge M. Dacosta. Pour ce qui est de son emploi du temps, il travaillait comme chauffeur dans les heures concernées, et n’a pas passé ni reçu d’appels suspects.
— Et quel est votre sentiment après avoir recueilli son témoignage ? demanda Ruth, auquel un jeune homme à l’allure dynamique répondit après un coup d’œil à sa collègue.
— Il semblait sous le choc, et de façon assez crédible…
— Qu’est-ce que t’entends par là ? demanda Sylvia.
— Entre l’angoisse, la surprise, la culpabilité de n’avoir pas été là pour empêcher ça, et la maîtrise et le savoir-faire qu’il a des situations d’urgence, comme nous le savons tous, il a traversé sous nos yeux des hauts et des bas qui ne nous ont pas semblés de la comédie pour donner le change…
— On peut se tromper, évidemment, admit Maryse, sa collègue. Mais on l’a aussi interrogé sur… le reste du dossier, et tout se tient.
— Il est entraîné aux interrogatoires, rappela Sylvia. Il ne se mélangerait pas les pinceaux s’il avait quelque chose à cacher, ou qu’il veuille nous intoxiquer.
— Oui, admit Ruth, depuis le début on est prévenu contre cette possibilité. Il est effectivement très fort, potentiellement. Il faut être vigilant, mais pas suspicieux par principe. Bon, on prend une courte pause, retour dans dix minutes, OK ?
Tandis que les officiers de police s’étiraient, allaient fumer une cigarette, vérifiaient leurs courriels, discutaient, elle alla aux toilettes, se rafraîchit le visage, puis mangea un Mars tombé du distributeur, en réfléchissant à Carlos, à l’hypothèse… qu’il soit libre.
Elle ignorait si elle oserait lui rappeler son offre que les circonstances rendaient plutôt… indécente au cas où Clara ne revienne pas vivante de cette histoire.
Au retour dans la salle, elle aborda ce point :
— Bien, pour résumer, nous devons faire face à une équipe de gens déterminés, organisés, violents et sans scrupules, et nous avons surtout à nous occuper de ce qui ressemble à un enlèvement pour obtenir quelque chose de la part de Carlos, a priori. L’urgence, c’est le sort de cette femme, par essence fragile, mais qui est aveugle.
— C’est même pire, précisa Fabrice, elle est énucléée, elle n’a plus d’yeux.
— Berk ! lâcha quelqu’un.
— Et elle n’a pas ses lunettes noires qui cachent ça, elles sont tombées dans l’appartement.
— Et ça donne quoi, physiquement ? demanda Didier.
— Personne ne sait, Carlos lui-même ne l’a jamais vue sans ses lunettes.
— Merde, c’est horrible, murmura Fabrice.
— Trouvez l’adresse du médecin qui la suit, ordonna la commissaire, celui qui l’a opérée, je ne sais pas, un médecin qui nous décrive la tête qu’elle a, pour l’avis de recherche. Bon. Quelle est à votre avis la probabilité que cette jeune femme soit encore en vie, aux mains des gens qui ont torturé sa sœur en lui injectant du tonicardiaque pour qu’elle dure plus longtemps ?
— Oh… Hélas, c’est compromis ! s’exclama Jean-Baptiste, qui avait consacré sa nuit et sa journée au meurtre d’Irène Frageau. Vu ce qu’elle a subi, la banquière, ils maintiennent peut-être sa sœur en vie pour donner des preuves de vie à Carlos ou quelqu’un d’autre, mais ils ne s’encombreront pas longtemps d’une aveugle défigurée et de surcroît très identifiable, même s’ils obtiennent ce qu’ils veulent.
Ruth Steinberg soupira. Elle se sentait triste pour cette jeune femme, et triste de s’être dit que sa disparition pouvait sinon l’arranger, du moins laisser le champ libre à une hypothèse qui lui plaisait beaucoup.
« Merde, t’es conne ! » se dit-elle.
— D’autre part, reprit-elle d’une voix ferme et claire, vous avez vu la presse du jour, les infos : tout le monde se focalise sur elle, les journalistes, le public, et donc au-dessus de moi, la pression est forte. Je vais faire tampon pour que vous puissiez travailler le plus sereinement possible, mais le contexte est là et vous le savez. On aura beau bosser comme des tarés sur tous les aspects du dossier, on nous posera toujours une seule question, et de plus en plus impérative : où est elle ?
Tout le monde approuva, la mine grave.
— Bien, continuons à essayer de tirer des fils entre les différents éléments du dossier et les différents événements d’hier.
— Si je puis me permettre… intervint Mathieu, un de ses officiers de police qui travaillait avec Ruth.
— Oui ?
— Il y a toujours un doute malgré tout sur les rapports de Carlos avec les deux femmes, les deux victimes. Clara Mélinat, la sœur, n’a pas attendu bien longtemps après la mort de son mari, abattu par Carlos, pour lui tomber dans les bras.
— Son mari, Bernard, qui a tiré sur nos collègues, était un sacré malade, remarqua Didier, et Carlos l’a délivrée d’un gros problème.
— Quant à la banquière, Irène, qu’il ait eu des relations avec elle importe peu, elle était célibataire…
— Une « célibataire émancipée » m’a-t-elle même précisé, elle collectionnait les aventures, apparemment, depuis cet accident de la route où elle avait tout perdu. Elle paraissait assez instable sur le plan affectif, si j’ai bien compris, ajouta Ruth.
— Et pour revenir à Carlos, reprit Maryse, il a dû séduire les deux sœurs sans rien faire, il a du charme.
— C’est pour ça que j’ai préféré ne pas l’interroger moi-même cette fois-ci, lança Ruth, j’ai le cœur fragile.
Il y eut des rires, notamment de la part de Maryse, et Sylvia s’exclama : « Je confirme ! »
Ruth souriait, assez fière d’avoir osé une telle blague, mais resta concentrée, et le silence revint.
— Il est où ? Dans nos locaux ?
— Oui, tant que nous n’avions pas terminé dans son appartement. Et peut-être qu’il sera contacté par d’éventuels ravisseurs… Il rentrera chez lui ce soir sans doute.
— Madame ? demanda Fabrice.
— Oui ?
— Quel est tout bêtement votre sentiment à vous, qui avait dirigé la première partie de l’enquête, à propos de ce qui vient de se passer ?
Elle fit un signe de tête d’approbation en direction de Fabrice, dont l’intervention, très légitime, tombait à point nommé.
— Il y a une chose qui me trouble, et qui m’a fait tiquer : c’est la fouille de l’appartement et de la maison. Des super-pros fouillent chez la banquière, la torturent, fouillent chez Clara sa sœur aveugle, l’enlèvent… Or, vous avez étudié le dossier de l’affaire précédente, je me suis souvenu que le fameux Bernard dont nous parlions, le mari de Clara, le dingue qui a flingué nos collègues avant de se faire descendre par Carlos, a également fouillé la maison de la banquière, sa belle-sœur avec qui il avait eu une aventure, et qu’il faisait chanter, a priori.
— Cette maison attire beaucoup la curiosité, nota Sylvia.
— Le passé de la banquière attire beaucoup la curiosité, rectifia Ruth.
— En fait… commença Mathieu.
— Oui ?
— Il y deux pôles d’attraction dans cette affaire. Irène et son passé sans doute, peut-être que tout se cristallise avec cet accident, et puis Carlos. C’est un ancien commando de l’armée portugaise. Les méthodes de l’interrogatoire, des fouilles justement, évoquent des professionnels qui ont des pratiques particulières : mercenaires, mafia, anciens militaires, services spéciaux, je ne sais pas.
— Tu penses à des copains, ex-copains ou ennemis convaincus de Carlos qui se vengent, qui lui envoient un message ? demanda Maryse.
— Je sais pas, mais c’est curieux.
— A priori, expliqua Ruth, Carlos débarque dans la vie d’Irène au hasard d’une rencontre à sa banque où il accompagne son frère. Elle l’embauche pour la protéger, puis elle tombe dans le coma, Bernard, son beau-frère, se met à déconner (il était peut-être jaloux), c’est à nouveau par hasard que Carlos arrive à la clinique pour abattre Bernard qui vient d’ouvrir le feu sur deux policiers. Clara, la veuve, lui tombe dans les bras, mais pas par hasard, sourit-elle (il y eut des rires) et là, hier soir, il se passe quelque chose… Il faut trouver le rapport, et sans doute nous concentrer sur Irène, son passé, l’accident peut-être. Son mari, qui est mort dans l’accident, il a bien une famille ? La petite fille… Anita je crois, elle avait peut-être des grands-parents… Il faut vérifier de ce côté-là. Et trouver ce que cherchaient exactement les gens qui ont torturé et exécuté Irène, et fouillé la maison et l’appartement : la clef est là.
— Un rapport avec la banque, le travail d’Irène ? Elle travaille sur quel type de dossiers ?
La réunion se poursuivit, et le portable de Didier vibra, il leva la main :
— C’est Carlos !
Tout le monde se tut, et Didier répondit.
— Oui ? Carlos ? Je suis en réunion avec mes collègues… Hein ? OK. Je mets le haut-parleur, tout le monde vous entend… !
— Je viens de recevoir un SMS des ravisseurs sans doute… avec des fautes.
— Transférez-le-moi. Il dit quoi, ce message ?
— « On veut récupéré qqchose (récupéré avec un e accent aigu, et quelque chose en abrégé) rapl nous qd tu est chez toi (est, e-s-t) pas 1 mot au flics (au sans x) »… Voilà, je veux bien vous retransmettre ça, mais je veux absolument discuter de votre plan, il ne faut pas mettre en danger Clara… Et je veux discuter aussi… d’autre chose.
— Quoi ?
— Je sais ce qu’ils cherchent. Je vais tout vous dire.
Chacun se regarda, soudain sous tension, et Ruth fit des signes énergiques à Didier, l’index pointé vers le sol de la salle.
— Ah ? Écoutez. Vous allez venir ici nous expliquer cela, OK ? Ne bougez pas ! Je viens vous chercher !
Auteur : Riga
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