jeudi 21 août 2014

[Feuilleton] Double vie (23)

Relisez le chapitre 22

 
Carlos pénétra dans la salle de réunion, tout le monde l’attendait, tout le monde le dévisageait, il était pâle, les traits tirés, il avait les yeux rougis, et il était encore vêtu de son costume de travail qui n’avait pas l’air aussi fatigué que lui.

La commissaire l’accueillit et l’invita à s’asseoir au milieu de la table en U.
— Ça fait un peu tribunal, mais ce n’est pas le cas, s’excusa-t-elle avec un sourire : il faut que tout le monde vous entende bien. Vous voulez du café, de l’eau ?
— Non, merci, j’ai bu trop de café depuis… hier. Merci.
Elle rejoignit sa place, il s’installa, courbé en avant, les coudes sur les cuisses, il se frotta le visage lentement, puis planta son regard acéré dans celui de la commissaire. Elle lui trouva une classe folle.
Il faisait chaud dans la salle de réunion.


— Bien, je vous remercie d’être là. Mais avant d’aborder ensemble l’essentiel, ce que cherchent ces hommes selon vous, avez-vous des questions ?
Il leva les sourcils, surpris.
Ruth avait prévenu tout le monde : elle voulait que Carlos se découvre, soit réceptif, qu’il y ait un échange, et qu’à ses yeux l’équipe d’enquêteurs présente ne soit pas là simplement pour recueillir sa vérité.
— Euh… sur l’enquête, sur quoi ? Votre travail ?
— Oui.
— J’imagine que vous ne pouvez pas tout me dire, de toute façon, votre question… me surprend un peu, mais bon. Je voudrais… savoir comment est morte Irène, on ne m’a rien dit.
Ruth garda le silence une seconde, beaucoup d’enquêteurs présents notèrent qu’il venait de mettre le doigt sur un élément qui était en rapport direct avec « le personnage » qu’il était, le soldat commando.

Puis la commissaire répondit :
— On l’a torturée, et étranglée, ou plus exactement tordu le cou… M. Dacosta, je vais… faire quelque chose de formellement répréhensible, qui pourrait ruiner le dossier sur le plan juridique et me coûter cher, mais nous avons besoin d’avancer, j’assume donc, devant toute mon équipe. Je vais vous décrire exactement la façon dont on a tué Irène Frageau. Vous êtes… émotionnellement capable d’entendre cela, je crois… ? Dites-m…
— Oui. Allez-y, répondit Carlos d’un ton ferme.
— J’ai besoin de savoir si cela vous évoque quelque chose. Je vous lis l’extrait du rapport d’autopsie concernant ce point, sans m’étendre, par décence pour vous, pour la victime et pour tous ceux ici présents…

Elle jeta un coup d’œil circulaire à l’assistance, ne remarqua aucun visage stupéfait ou hostile à son égard vis-à-vis de son initiative largement hors-norme, et se mit donc à lire d’une voix neutre les quelques lignes sur les causes de la mort d’Irène et les gestes qu’il avait fallu accomplir pour cela.
Elle évita de lire ce qui suivait, les commentaires du légiste sur le fait que la technique utilisée était probablement celle pratiquée par un militaire entraîné à tuer.
Pendant la lecture, chacun dévisageait, examinait Carlos, qui se semblait pas s’en soucier le moins du monde, tout entier à l’écoute de ce texte terrible, il tenait le coup malgré la grande tension qui crispait ses traits.

Quand elle eut fini de lire, elle leva les yeux sur lui :
— Cela vous évoque quoi ?
— Des Russes.
— Comment cela ?
— C’est une technique de l’Est, qu’on a étudiée quand j’étais dans les COE, les troupes d’élite où j’ai servi au Portugal. On n’avait pas… la même technique… Désolé de parler de ça comme ça, mais… vous me demandez. Pas la même technique pour tordre le cou de quelqu’un pour… eh bien, pour le tuer, il y a plusieurs façons de faire, et celle qui est décrite, qui a ser… vi… oh.

Il se cacha le visage à deux mains, respira fortement, et regarda à nouveau Ruth et enchaîna : — Ce que vous décrivez, ce qui a été fait pour tuer… pour tuer Irène, c’est la technique du « levier rouge », le nom m’est resté en tête, c’est celle du KGB, mais les Soviets ont exporté cela dans toute l’Europe de l’Est et en Afrique, et même en Amérique du Sud, je crois. Il y a plein de gens qui ont appris cela, des mercenaires notamment.
— C’est typique à ce point ?
— Oui.
— Vous utilisiez quelle technique dans l’armée portugaise ?
— Nous n’utilisions pas, je vous rassure, mais nous avons appris, et je ne vous dirai rien là-dessus. Mais c’est un savoir-faire, parce qu’il faut appeler cela comme ça, un savoir-faire différent. Et je ne l’ai jamais pratiqué moi-même…
— Mais vous vous en souviendriez ? demanda Jean-Baptiste, sur sa droite.
— Je me souviens de tout, répondit doucement Carlos en se tournant vers lui. C’est même effrayant comme cela reste. Quand j’ai abattu Bernard, le mari de Clara, je m’en suis rendu compte. J’ai été si bien formé que… quand on arrête, c’est… comment dire ? Une malédiction pour le reste de votre vie, c’est inscrit en vous, vous voyez ?…
— Merci, M. Dacosta, poursuivit Ruth d’un signe de tête.
— Comment l’a-t-on torturée ? répliqua aussitôt Carlos d’une voix incisive.
— Je ne peux pas vous le dire, mais si vous avez des renseignements sur les pratiques « de l’Est » en la matière… ?
— Non, vous trouverez cela dans les bouquins, il doit y avoir sans doute un savoir-faire spécifique… On ne torture pas, en tout cas, dans les Forces spéciales, du moins pas dans celles où j’étais. Mais j’ai appris à résister le plus longtemps possible à des techniques conventionnelles et chimiques.
— C’est-à-dire ?
— Ah non, il est impossible que je vous donne des détails sur ma formation. Impossible.
— Vous n’êtes plus soldat, maintenant, tenta Fabrice.
— Je suis… moi, répondit Carlos en le regardant droit dans les yeux, sans animosité. Je suis Carlos, je suis la vie que j’ai eue. Quand vous serez en retraite, vous ne serez plus policier, mais sans doute toujours concerné par vos engagements, par ce qui fait que vous êtes là dans cette salle aujourd’hui, non ?

« Il est très fort, se dit Ruth, putain, quel mec ! »
— Bien, reprit-elle, je ne peux pas vous en dire plus, vous ne pouvez pas nous en dire plus non plus, tant pis : ce que vous nous avez indiqué sur… le « levier rouge » nous sera sans doute utile, je vous remercie. Passons à l’essentiel, Monsieur Dacosta, et je vous indique que nous allons enregistrer et filmer cette partie de l’entretien. Vous êtes d’accord ?
— Oui, bien sûr.

La commissaire Steinberg fit un signe, et un officier de police venu de Versailles se leva, déplia prestement un pied photo et installa un caméscope, qu’il régla avant de dire :
— C’est OK pour moi.
— Allons-y…
Une lumière verte apparut, Ruth donna la date, précisa le lieu, l’identité du témoin.
— Monsieur Dacosta, vous avez voulu nous faire une déclaration. Je vous pose la question : à votre avis, que sont venus chercher les hommes qui ont tué Irène Frageau et qui ont enlevé votre compagne, Clara Mélinat, née Frageau ?
— Des films. Le journal intime d’Irène, qu’elle avait filmé.
— Racontez-nous. Comment et depuis quand êtes-vous au courant, et de quoi il s’agit, et où cela se trouve.
Tous les enquêteurs présents observaient Carlos assis au milieu d’eux, il y avait un grand silence.
— Alors… Dans l’ordre… Quelques jours après être revenue chez elle, être sortie du coma, après sa rééducation, vous êtes allée la voir, je crois, Commissaire ?
— Oui, effectivement. Chez elle à Colombes.
— À la suite de cela, je ne sais plus à quelle date exactement, elle est venue chez moi, pour nous voir. Elle avait un sac avec des DVD, des disques enregistrés. Elle m’a demandé si je pouvais cacher ça. Je lui ai demandé ce que c’était, elle a… rigolé, et répondu : « C’est là où je raconte toutes mes conneries ! »… J’ai pensé à sa maison, que j’avais trouvée mise à sac, on avait su après que c’était Bernard, le mari de Clara qui a tiré sur des fl… des policiers, Bernard que j’ai ensuite… abattu…, enfin vous savez tout ça, je lui ai demandé si c’était ce qu’avait cherché Bernard, elle m’a dit : « C’est sûr, tout est là. » alors je lui ai dem… non, c’est Clara qui lui a demandé…
— Clara était présente ? demanda Ruth.
— Oui, elle a demandé si elle craignait quelque chose, Irène a répondu : « On sait jamais, je préfère que vous gardiez ça à l’abri. » Et j’ai dit OK. Elle est repartie, et alors Clara m’a dit qu’elle voulait voir cela, elle a utilisé cette expression… pas adaptée, elle est aveugle, et elle a appelé sa sœur pour lui demander, elles ont discuté, après Clara m’a expliqué qu’elle était d’accord, que c’était du passé, mais que c’était… hard.
— Vous avez visionné les DVD ?
— Oui, mais pas tout, on a regardé le premier disque, le deuxième je crois aussi en entier, et puis après chacun, un peu au hasard. C’était… difficile. Et très spécial.
— Que contiennent-ils, ces disques ?
Carlos soupira, étira ses épaules, baissa le regard et puis à nouveau regarda la commissaire droit dans les yeux.

— Le journal intime, filmé par Irène avec la webcam de son Mac. Elle raconte sa vie… nocturne, sexuelle. Elle… avait l’habitude… eh bien de… s’offrir sur les parkings d’autoroute à des inconnus, des routiers, et dans les boîtes spécialisées, les clubs échangistes, et dans les boîtes de nuit normales aussi, et… elle participait à des soirées privées très sélect et très secrètes.
— Comment qualifieriez-vous ce que vous avez vu, M. Dacosta ?

Il hésita, et commenta :
— Hard, c’est sûr, intense… stupéfiant, déstabilisant… de sincérité, de… désespoir aussi, ce qu’elle raconte est très dur, désenchanté.
— Une question, avant de revenir à ces films : Clara, sa sœur, était-elle au courant de la vie nocturne… excessive de sa sœur ?
— Bonne question. Oui, elle l’avait avoué à Clara il y a un certain temps, Clara qui m’a dit qu’elle… n’avait pas cherché à en savoir plus, et elle s’en voulait.
— Pourquoi ?
— Parce que sa sœur avait besoin d’aide ! Elle était très instable depuis l’accident d’Orléans, une sorte… je ne suis pas psy, mais de schizophrénie. Dans sa maison, à Colombes, elle avait… oh… c’est dur ça…
— Oui ?
— Vous avez su et compris cela, elle avait condamné l’accès à la chambre de sa petite fille morte dans l’accident, et leur chambre conjugale.
— Vous avez vu ce « sanctuaire » ?
— Oui. Intact, couvert de poussière. C’était après que Bernard ait mis à sac la maison, j’avais vu ses traces à lui dans la poussière…
— Poursuivez, je vous prie.
— Où j’en étais ? demanda Carlos en se passant lentement la main dans les cheveux.
— Clara était au courant de la double vie de sa sœur.
— Oui, Clara s’en voulait, et avec ces films, on a compris l’ampleur de la chose. Et moi j’ai découvert ça. J’ai eu alors une vision d’Irène différente…
— C’est-à-dire ? insista Ruth.
— Plus complète, plus effrayante aussi, plus émouvante aussi. Son attitude était désespérée, vous savez. Une sorte de vie suicidaire, elle devait risquer gros à… se donner comme ça à des inconnus.

Ruth se dit que le mystère des locations de voiture venait de se lever.

— Pour revenir au meurtre d’Irène et à l’enlèvement de Clara, pourquoi pensez-vous que ces films sont ce que cherchent les hommes qui ont tué Irène et enlevé Clara ?
— C’est secret, c’est explosif sans doute, et c’était déjà ce que cherchait Bernard…
— Bernard était au courant de ce journal intime ?
— Je ne sais pas, j’en sais rien…
— Et ces hommes ? Pourquoi seraient-ils au courant de ce journal intime secret ?
— Aucune idée. Elle a peut-être… laissé entendre qu’elle tenait ce genre de journal. Je sais pas…
— Pourquoi dîtes-vous « explosif » ?
— De ce que j’ai vu, elle allait dans des soirées privées, hyper-privées même, elle était invitée et… sans doute recherchée, des partouzes VIP, avec des personnalités, et dans ce que j’ai vu, elle donne tout les noms, je me suis dit en regardant cela : c’est une bombe, ce truc ! Les noms qu’elle donnait dans les extraits que j’ai vus, il y en avait de prévisibles, et d’autres… franchement étonnants, dans le milieu des affaires, du cinéma, télé, musique, politique, un truc énorme, du sport aussi, et encore je n’ai pas tout vu. Mais… la fouille de la maison, de l’appartement, la… torture, le meurtre, l’enlèvement… ça doit être en rapport avec ça, il y a quelqu’un… qui n’a aucune envie que ce document sorte.
— Qu’avez-vous fait des films ?
— Cachés dans ma cave.
— Une question essentielle, centrale : Clara est-elle au courant de l’endroit où vous avez caché ces films ?
— Non. Je ne lui ai rien… rien dit, comme si…
— Oui ?

Il se mit soudain à sangloter silencieusement, mains sur le visage, ses épaules tremblèrent deux fois, et l’assistance ressentit une part de l’émotion, même si certains enquêteurs s’en défendaient. Il essuya ses larmes et ajouta :
— Comme si je voulais la protéger. La protéger… Mais… Mais elle est… en danger, encore plus, parce qu’elle ne sait rien.
— Une question encore, M. Dacosta, poursuivit Ruth en combattant son émotion énorme. Une chose qui m’étonne, et que je voudrais éclaircir.
— Oui ?
— Pourquoi nous dire tout ça ? Vous auriez pu… vouloir vous occuper de ça vous-même. Vous êtes armé, entraîné, c’est une affaire on ne peut plus personnelle, et en plus, les ravisseurs vous demandent de garder le silence. Pourquoi venir vers nous ?
— Oh… il eut un pâle sourire. Les justiciers solitaires, c’est dans les blockbusters, avec des explosions d’immeubles, vous voyez ? Mais, oui, je comprends votre interrogation, on pourrait penser… que je vais jouer les Inspecteur Harry, Bruce Willis. Me venger, tuer les méchants. Ça m’a traversé l’esprit, agir, faire quelque chose, trouver ces mecs, les faire payer. Mais c’est des conneries, poursuivit-il après un court silence, je suis fatigué, et ils semblent… très forts, et ce que… Enfin bref.
Il eut une hésitation, et tout le monde comprit le reste de la phrase : « Ce que vous m’avez appris des causes de la mort d’Irène… », mais c’était filmé, cette partie de l’interrogatoire, et il garda le secret. La commissaire eut un léger sourire.

— Je n’ai pas de mal à admettre que je ne suis pas à la hauteur, enchaîna-t-il, et si je me lance dans ce genre de… combat, je me condamne. Me faire tuer, finir en prison pour assouvir sa vengeance, c’est trop cher payé. J’ai envie de survivre, d’avoir une vie normale.
Ruth bloqua ses pensées pour ne pas réfléchir à ça : la vie d’après qu’il envisageait.
Il conclut :
— Et puis je vous fais confiance, vous avez des moyens que je n’aurais pas pu avoir. À vous d’agir, je vous ai tout dit.
Tout le monde le regardait, il se redressa, ferma les yeux. La commissaire fit signe à l’OPJ de Versailles, qui alla arrêter le caméscope.

— Bien, Monsieur Dacosta, je vous remercie de votre témoignage. Je vais vous demander d’attendre dans le couloir, le temps que je discute de tout cela avec mon équipe, et que nous définissions très vite, et au mieux, la marche à suivre en fonction de ce que vous nous avez appris, y compris bien sûr par rapport au message des ravisseurs. Ne prenez aucune initiative, s’il vous plaît, il faut que tout soit cohérent et nous prenons cela en main. Je vous demanderai de revenir pour vous informer.
— Bien sûr, merci, je ne bouge pas d’ici, et je me conforme à vos décisions.

Carlos sortit, referma la porte, alla jusqu’à la machine à café et s’écroula sur une banquette bleue à côté d’un ficus qui avait dû connaître des jours meilleurs.
Il était épuisé de fatigue, et par l’audition où il avait livré une vérité arrangée, à laquelle il avait énormément réfléchi, face à des spécialistes des interrogatoires habitués à détecter les failles, à deviner le stress. Exercice de haut vol, sans filet, mais qu’il pensait avoir mené à bien.
Il était soulagé d’un poids, se disait que ce qu’il avait choisi de faire était la seule solution, celle qui permettrait peut-être de sauver Clara.
Mais à ce propos, il était plus pessimiste que jamais : ce qu’il avait appris de l’exécution d’Irène était un très très mauvais signe, vraiment.
Putain, des mecs capables de torturer et de casser le cou d’une femme étaient à la fois sans retenue aucune pour faire aboutir leur mission, et sans doute très bien payés, donc il y avait derrière quelqu’un de puissant, suffisamment puissant et paniqué pour avoir déclenché cela.

Contrairement à ce qu’il avait affirmé, il avait tout visionné du journal intime d’Irène, et il y avait tellement de noms célèbres qu’il leur souhaitait bien du plaisir, aux flics, avec ce brûlot énorme, pour déterminer qui était aux commandes… De quoi en tout cas alimenter un grand nombre de fiches des RG !

Au bout d’un quart d’heure, un homme sortit et l’appela en souriant, il le suivit et se rassit.
— Voilà, M. Dacosta. Vous allez envoyer un SMS en réponse, écrire que vous en avez encore pour deux heures environ chez les flics, qu’après vous rentrez et vous les appelez de chez vous. Et vous demandez qu’ils se préparent à prouver que Clara est en bonne santé. OK ? Didier, que vous connaissez, va voir cela avec vous. Pendant ce temps, nous envoyons une voiture et la cellule scientifique pour aller chercher les films dans votre cave, il faut nous donner les clefs et indiquer où ça se trouve exactement.
— À mon avis, non…
— C’est-à-dire ?
— Si je puis me permettre, l’appartement, et sans doute la maison, sont sous surveillance pour savoir quand est-ce qu’ils pourront me joindre tranquillement, qu’il n’y a plus de flics. Si vous renvoyez chez moi des policiers et un joli fourgon avec marqué « Police scientifique » dessus, ils vont se dire qu’il y a du nouveau, et… au mieux, attendre, au pire… agir.

Ruth le dévisagea, et réfléchit très vite.
— C’est judicieux. Jean-Baptiste ?
— Oui Madame ?
— Je veux une équipe sur chacun des sites pour étudier s’il y a des gens qui surveillent les lieux. Qu’ils soient très discrets. Vous, Carlos, donnez votre badge de parking à Fabrice, et vos clefs de cave, et avec Sylvia, vous allez là-bas récupérer discrètement les films. Dites-leur où ça se trouve.
— Voilà le bip du parking, et la clef triangulaire, c’est celle de la cave, répondit Carlos en le sortant de sa poche pour le détacher du trousseau de ses clefs… Cave n° 12, le sac est dans un grand vase au fond à gauche façon faïence de Quimper, emballé dans une poche plastique, avec de la terre et des billes d’argile au-dessus, vous risquez de vous salir.
— Oh. Une question primordiale qui nous a échappée ! s’exclama vivement Ruth, et chacun la dévisagea. Clara avait-elle un jeu de clefs à elle ?
— Oui, je n’y ai pas pensé, bordel !

Il ouvrit de grands yeux, la bouche crispée : ça signifiait que les ravisseurs pouvaient entrer chez lui comme bon leur semblait, qu’ils pouvaient même l’attendre chez lui !
Les enquêteurs faisaient aussi une drôle de tête : personne n’y avait pensé, à ce détail qui compliquait singulièrement l’opération prévue, et ils savaient que sans la commissaire et sa présence d’esprit, ils seraient passés à côté.
— Il va falloir en tenir compte, c’est un élément essentiel. Clara a-t-elle une clef de la cave ?
— Non, heureusement, c’est la seule.
— On y va, Madame ? demanda Sylvia.
— Non, deux petites secondes. Il faut faire le point rapidement et ensemble sur les contacts à venir avec les ravisseurs…
Elle fit une pause, relut rapidement une page de son carnet. Tout le monde se préparait à prendre des notes supplémentaires, si nécessaire.

— On va vous fournir un téléphone à nous, sur écoute, reprit-elle en s’adressant à Carlos, tout est en copie, vous y mettrez votre carte SIM. C’est une carte SIM standard ?
— Oui.
— OK. Vous envoyez ce SMS, et dans une heure et demie/deux heures, quand mes équipiers reviennent ici avec les films, nous partons pour votre appartement, vous et moi. Votre Mercedes a de jolies vitres teintées, je me cache à l’arrière. Vous pénétrerez seul dans l’appartement, et je vous rejoins. Je veux être là : lorsque vous aurez en ligne les ravisseurs, il faudra leur répondre, il faudra réagir immédiatement, il y aura des décisions à prendre. C’est moi qui dirige l’opération, si je suis à distance, on perd du temps. Bien… Une fois chez vous, vous rappellerez le numéro. On a eu des infos, d’ailleurs, sur le numéro, je vous les donne : attribué à une société polonaise… Sans confirmer cette hypothèse de gens de l’Est, ça pourrait aller dans ce sens. On va installer un dispositif de suivi, et des gens tout autour de chez vous. Ce qu’il faut, c’est localiser leur téléphone, étudier la conversation et les preuves qu’ils vont fournir que Clara est en bonne santé. Voilà. Des questions ?
— Oui, répondit Mathieu. S’il doit y avoir livraison des films, on fait un fac-similé des DVD en version vierge, avec les mêmes inscriptions dessus ?
— Oui, bonne idée. Notez cela. Et Sylvia ou Fabrice, après avoir rapporté les films, vous revenez en vous garant dans le coin, vous rentrerez par la porte de l’immeuble pour nous donner les fac-similés, entretemps, on aura sans doute une idée sur une éventuelle surveillance de l’immeuble. Bon, pendant que vous allez chercher le colis, on va faire des copies de clefs de Carlos en express, appartement compris. C’est tout ? Bien, alors c’est parti, vous savez chacun ce que vous avez à faire.

Les deux heures qui suivirent furent très actives.
Carlos donna tout d’abord ses clefs à copier, puis se vit confier un iPhone du même type que le sien, avec une batterie supplémentaire qui le rallongeait, il y engagea sa carte SIM, et en accord avec Didier écrivit un SMS au numéro du message reçu : « J’en ai encore pour 1h/1h30 ici, après je rentre et je vous appelle. Pouvez-vous m’envoyer des preuves que tout va bien pour C. ? À plus tard. »

Pendant ce temps, deux équipes dans des fourgons banalisés se rendirent dans le quartier de l’appartement et de la maison, ils déposèrent des piétons qui se promenèrent aux alentours directs des domiciles de Carlos et d’Irène, et des hommes qui s’introduisirent comme ils purent sur les toits ou dans les appartements de citoyens volontaires pour observer les fenêtres des immeubles, les voitures arrêtées, à la jumelle.

— Allô ?
— Commissaire ? Benjamin ici, à Colombes, notre ami portugais avait raison : ça y est, on a repéré deux mecs dans une voiture, à 120 mètres environ de la maison, en amont de la rue à sens unique, 120 mètres mais ils ont l’entrée en visuel. On a envoyé le numéro de la caisse, et on vous envoie des photos.
— Beau boulot, vous mettez en place de quoi les garder à l’œil et les suivre trrèèèèès discrètement s’ils bougent. Vous avez ce qu’il faut ?
— Bien reçu. On a deux collègues en moto banalisées.

Carlos reçut une réponse mal écrite au SMS : « OK pas 1 mot.vous aurez les preuve »

Ruth reçut le même type d’appel quelques minutes plus tard : autour de chez Carlos, il y avait deux voitures, une avec deux hommes, une autre avec un homme seul.
Elle se dit qu’avec cinq hommes uniquement pour surveiller les lieux, ils avaient affaire vraiment à une grosse équipe. Sa tension se renforça.
— Allô Sylvia ? Il y a des guetteurs, deux voitures, trois hommes. Si c’est Fabrice qui conduit, tu te planques à l’arrière, et tu repartiras seule avec le colis en sortant de l’immeuble tranquillement, et une voiture de chez nous te cueillera pas loin pour te rapatrier ici au plus vite, OK ?
— Bien reçu.

Quand Fabrice et Sylvia débarquèrent dans une jolie petite Fiat 500 rouge cerise pour entrer dans le parking, Sylvia n’était pas visible, et un des trois hommes qui surveillaient l’immeuble, le solitaire, passa un coup de fil, qui fut écouté et enregistré par les détecteurs directionnels de la « cuve », le fourgon banalisé.
L’appel était en langue probablement slave, et fut transmis immédiatement pour traduction tandis qu’on prévenait Ruth.

Celle-ci venait de se faire livrer par le traiteur de quoi dîner rapidement avec Carlos, dans son bureau.
Dans ce bureau où ils avaient… baisé de façon imprévue, elle ne pouvait l’oublier, et malgré la tension, les circonstances et toute l’opération en cours qu’elle dirigeait, malgré les enjeux, malgré Clara qui était en danger, Ruth ressentait un trouble physique à être dans ce bureau en face de Carlos.
S’il avait voulu se jeter sur elle, baisser son jean, la retourner contre son bureau et l’enfiler, elle n’aurait pas eu l’ombre d’une ébauche de volonté de résistance, au contraire : elle l’aurait aidé à baisser son jean et sa culotte !
Mais Carlos était si triste, fragile de toutes les angoisses accumulées, qu’elle savait insupportable l’égoïsme de ses pulsions latentes, obsédantes, et qu’elle s’évertua à se calmer : il était indécent de mouiller (même dans sa tête) pour ce type dans ces circonstances.

Ruth eut un appel de Sylvia :
— Ici Sylvia, on a le paquet, tout comme indiqué, on le garde emballé. Il y a neuf DVD.
— Très bien, bravo, tu sors tranquillement, tu nous rejoins avec ça, prends bien avec toi le bip du parking pour nous le donner… Fabrice ressortira dans une demi-heure en voiture, se garera un peu plus loin et restera à dispo. Soyez discrets, ne cherchez pas à repérer les mecs qui vous surveillent, OK ?
— OK. C’est parti.

Elle raccrocha, et sourit :
— On a les films !
— Je pense pas qu’elle s’en sortira, répondit Carlos à voix basse, le regard perdu.
— Clara ? demanda un peu stupidement Ruth, son enthousiasme douché.
— Oui. Ce qu’ils ont fait à Irène… Vous pouvez m’en dire plus sur… ce qu’elle a subi ?
— On vient de manger, ce n’est pas une très bonne idée, fit-elle avec un sourire sinistre, mais ses yeux ne riaient pas. Vous tiendrez le coup ?
— Oui, je veux savoir.
Sans un mot, elle fouilla dans le dossier et lui tendit le rapport d’autopsie, qu’il lut silencieusement, le regard brillant, le visage crispé, page après page.
Pendant ce temps, Ruth reçut un autre coup de téléphone de son équipe :
— Sylvia vient de sortir de l’immeuble, ils ont regardé, mais personne n’a donné de coup de fil.
— Très bien, merci.

Quand il eut fini sa lecture, Carlos ferma les yeux, se frotta le visage lentement d’une main ouverte, puis rendit le document.
— Ce qu’on lui a filé…
— Le tonicardiaque ?
— Oui. C’est une technique des nazis. Récupérée après-guerre par les Chiliens et Argentins d’un côté, de l’autre par les Allemands de l’Est, remontée jusqu’à Moscou. Le KGB l’utilisait, ça doit encore se pratiquer dans la Russie capitaliste de Poutine. J’ai… été formé pour tenter de résister à cela.
— C’est un message qu’on vous adresse, à votre avis ?
— Hein ? Non, sans vous… sans les rapports que nous avons, je n’aurais rien su. Non, c’est simplement une très mauvaise nouvelle pour elle, pour moi. Une catastrophe…
Il but de l’eau pétillante, s’essuya les lèvres du pouce, reposa sa bouteille, sous le regard triste mais aiguisé de Ruth.

— Ces mecs sont des sadiques professionnels, poursuivit Carlos. Filer ce produit à celui qu’on interroge, c’est une méthode de travail qui inclut l’exécution finale, c’est programmé, on le condamne d’avance : il ne s’en sortira pas vivant, même s’il avoue. Objectif 1 : les aveux ; 2 : pas de témoin. Alors vous comprenez, s’ils enlèvent quelqu’un, l’objectif 1 change : obtenir ce qu’on cherche, l’objectif n° 2… est le même.
— Je vois oui. Je suis désolée pour vous, mais on va tout faire pour la ramener vivante.
— Je sais, merci.

Elle reçut un autre appel de la cellule technique :
— Madame, l’appel qu’on a intercepté, c’est du Serbe, l’homme dit : « Greco, une voiture rouge rentre dans le parking souterrain. C’est pas des flics, je crois pas. Je continue à regarder. »
— Greco ?
— Oui, ça peut être son nom ou prénom, pour s’annoncer, ou bien celui de son interlocuteur. Il y a peut-être, selon notre interprète, un accent allemand chez ce monsieur. Ah sinon, oui. J’ai eu un appel du fichier, aussi : fausses plaques pour tous les véhicules repérés, il s’agit à chaque fois de véhicules détruits. Il y aura peut-être des complicités à chercher avec une casse.
— Oui, trouvez si possible si les cartes grises détruites l’ont été dans la même région, la même ville, ou même pourquoi pas par le même garagiste. Ce serait trop beau.
— OK. On a aussi les photos prises au télé des cinq mecs planqués, je vous ai mis cela dans votre dossier sur l’Intranet.
— Je regarde cela de suite… et bravo pour votre rapidité ! termina-t-elle en souriant.
— Je vous en prie.

Ruth résuma l’appel qu’elle venait d’avoir.
— Le nom ou le prénom de Gréco vous dit quelque chose ?
— Non, à part le peintre espagnol, non, désolé… Non.
Carlos avait l’air… ailleurs, épuisé.
— Et ces hommes ? demanda-t-elle en faisant apparaître à l’écran les cinq visages des hommes qui surveillaient la maison d’Irène et son immeuble.
— Non… Ça ne me dit rien du tout. Mais ils n’ont pas l’air de tendres, de mecs là par hasard pour gagner un peu de fric en posant le cul dans une bagnole pour faire le guetteur. Ils viennent de l’Est, j’en suis certain, même leurs coiffures…

Peu de temps après, Sylvia arrivait dans les locaux et se rendit directement dans le bureau de la commissaire. Elle donna aussitôt le badge du parking à Carlos, et exposa le sac. Ils jetèrent un coup d’œil aux DVD.
— C’est ça ? demanda Ruth.
— Oui.
— Bravo Sylvia, tu files ça aux techniciens, qu’ils dissèquent tout. Et avant cela, écoute bien, je veux qu’ils en fassent d’urgence une copie à l’identique mais avec le son altéré, inaudible, et les mêmes inscriptions dessus. Tu as noté ?
— Oui. Je vous fais livrer cela comment ? Chez Carlos ?
— Oui, si on est encore là, tu viens toi-même, avec les clefs de l’immeuble, tu es identifiée. Bon, Carlos… On va y aller, chez vous, et les appeler. Vous allez envoyer un SMS…
— Oui ? demanda Carlos, alors que Sylvia écoutait, immobile.
— Écrivez : « Je rentre, je vous rappelle quand je reçois les preuves, sinon je rappelle pas. »
— Très bien, approuva Carlos, j’aime bien, c’est pas eux qui mènent le jeu.
— On va tout faire pour que ce ne soit pas eux. Je préviens tout le monde.

À la sortie des locaux de la SDPJ 92, la commissaire Steinberg était couchée derrière les sièges avant de la Mercedes de Carlos, au cas improbable où des gens de l’équipe des ravisseurs surveillent la sortie du bâtiment de la police judiciaire de Nanterre, puis elle se redressa.
— Vous êtes prêt, Carlos ? demanda-t-elle en continuant de le vouvoyer.
— Oui, pas le choix…
— Quand on n’a pas le choix, on peut être plus ou moins prêt, remarqua-t-elle.
— Très juste. Oui, l’action approche, je ne sais pas ce que ça donnera, mais je n’y échapperai pas, et l’action, ça me convient, plus que d’attendre. J’ai bien fait de vous passer le relais, ajouta-t-il.
— Oui, effectivem…
— Je veux dire : j’ai bien fait, parce que l’action approche, comme je disais, et je me sens capable de faire le ménage… de tuer froidement, d’exécuter ces tarés s’ils passent à portée. Mais il faut pas : tuer un taré, c’est tuer tout court, et là je vais devoir faire autrement, tant mieux.
— Je comprends. Il faut vous sauvegarder, vous avez bien fait oui, c’est notre boulot de faire aboutir des bordels pareils sans tuer tout le monde. Il faut des gens vivants pour les interroger, les juger, et les mettre de côté.
— Même s’ils ressortent au bout d’un certain temps.
— Même s’ils ressortent, effectivement. Mais c’est comme ça qu’une société tient debout.
— Ouais. Je vous aime bien, Commissaire. Je t’aime bien, Ruth.
— … M-moi c’est plus que ça, et des fois ça me fait peur, avoua Ruth à mi-voix.
— Je sais.
— Tu sais ?
— Ouais. Tu es une sensible, et je vois ça dans tes yeux.
— Merde. Je déteste ce que tu viens de dire, tu sais ? rigola-t-elle. Être transparente, que tu lises en moi, ne pas être la plus forte, pas être celle qui décide et mène sa vie comme une chef.
— Je pense à Irène, là, désolé, mais…
— Non je comprends…
— Irène, elle voulait tout maîtriser aussi, ça alimentait sa folie, sa cassure. La pauvre… C’est tellement triste de finir comme ça, après tant de galères à essayer de survivre.
— Oui, je ressens ça.
— Toi, tu as une volonté de contrôle… différente. Tu agis, tu avances, avances et avances encore, je le ressens, il y a une grande ténacité chez toi, j’aime bien, ça m’impressionne.
— Ah bon ? s’étonna Ruth. C’est plutôt bien pour faire mon boulot, mais ça me fatigue, des fois, avoua-t-elle. Je suis tenace et sensible, ou l’inverse ? demanda-t-elle avec un sourire.
— Je ne sais pas, un mélange qui me plaît. J’ai connu beaucoup de gens rigides, à l’armée, qui pliaient la réalité à leur façon de voir la vie. Je connais ça, l’excès de rigueur, l’attente trop forte et trop parfaite, mais j’ai arrêté de vouloir tout maîtriser, à un moment donné, j’ai finalement compris en quittant l’armée que c’est une illusion qui fait du mal et t’empêche de penser juste.
— Tu fais comment ? demanda Ruth en souriant à nouveau.
— Je regarde les choses filer… se combiner, j’ai plus d’uniforme, et mes chemises sont pas forcément repassées, et j’essaie de voir ce que je peux faire avec un truc qui n’est pas comme j’aimerais qu’il soit dans l’idéal, influer dessus si je peux, et c’est comme ça du matin au soir. J’improvise et c’est plutôt… bien. J’espère que ce qui nous attend va nous permettre d’improviser comme il faut.
— J’espère aussi.

Carlos jeta un œil à son mobile :
— Pas de messages, de preuve de vie, comme on dit… Qu’est-ce qu’ils foutent ? C’est mauvais signe.
— Pas forcément.
Il fit une grimace, il n’y croyait pas.

Ils approchaient du quartier de Carlos, Ruth s’allongea entre les sièges avant et la banquette, elle indiqua à Carlos de ne pas chercher à repérer les hommes qui surveillaient l’immeuble.
La Mercedes ralentit, s’engouffra dans la rampe du parking, Carlos déclencha le bip, la porte s’ouvrit et la voiture entra dans la pénombre du parking.
— Première phase réussie, murmura Carlos en garant la voiture. On fait comment maintenant ?

Ruth se redressa avant de répondre :
— Vous composez mon numéro, répondit-elle en le vouvoyant de nouveau, on reste en ligne, et vous rentrez dans l’appartement. Si c’est OK, vous m’informez et je vous rejoins. S’il y a quelqu’un, vous êtes seul en scène, il vous faut une preuve de vie, vous écoutez leurs demandes, vous restez évasif sur votre possession de films mais vous ne niez pas leur existence : en gros, vous n’avez pas ça sous la main ici, c’est en lieu sûr, vous les recontactez au plus vite.
— Très bien. Compris ! répondit Carlos en sortant son mobile amélioré pour faire le numéro de celui de la commissaire, qui vibra. Elle décrocha, brancha ses oreillettes et les ajusta à ses oreilles, et Carlos et elle marchèrent vers la porte d’accès de l’immeuble.
En attendant l’ascenseur, il affichait un visage impassible, mais dégaina son Desert Eagle et ôta le cran de sûreté avant de le renfiler dans son holster, Ruth se dit que ce n’était pas une bonne idée de lui demander si ça allait, s’il allait tenir le coup.
Si un mec essayait de le tuer, il n’aurait plus de boîte crânienne pour le regretter, juste après.

Il monta dans l’ascenseur, lui fit un léger sourire, les portes se refermèrent et l’ascenseur grimpa dans les étages, la commissaire attendit au sous-sol, tous les nerfs à vif, écoutant ce que captait le téléphone de Carlos.
Elle entendit un bruit de clef, une serrure déverrouillée, elle rappela l’ascenseur qui était libre, le cœur battant plus fort, elle entendit un bruit léger, de longues secondes, des portes qui s’ouvrent.
Puis son mobile vibra : un SMS de Carlos : « Je fouille pour trouver des micros. Attendez. »
L’ascenseur arriva au sous-sol, les portes s’ouvrirent en coulissant, elle entra dans la cabine et appuya sur le bouton de maintien d’ouverture des portes.
Plusieurs fois.

Au bout de sept minutes, elle entendit la voix de Carlos :
— C’est OK, vous pouvez monter, j’ai fermé les rideaux.
Il coupa la communication.
La commissaire monta, toqua à la porte, Carlos lui ouvrit, elle le suivit dans le couloir :
— C’est un bordel monstre, se lamenta t-il, c’est… horrible.
Il n’avait pas pu rentrer chez lui depuis la veille, Ruth lui glissa :
— Je vous aiderai à ranger.
— Merci. C’est… affreusement déprimant, c’est ma vie, mes affaires, ici, répandues partout, et… Et je ressens l’absence de Clara. Elle n’est plus là. Je ne sais pas si je la reverrai.
Ruth préféra ne rien dire : y avait-il quelque chose à répondre ?
Il se remit en marche, ouvrit le frigo, prit une bouteille de jus de fruit, attrapa deux verres et se laissa tomber sur son canapé :
— Vous voulez boire un peu de jus de pamplemousse ?
— Oui, merci… répondit Ruth qui s’installa dans un des deux fauteuils en face de lui.

Dix minutes passèrent dans le silence, la fatigue, l’attente pesante, les regards, et puis le mobile de Carlos, posé sur la table basse, émit un son bref : un SMS.
Carlos s’empara de l’appareil, Ruth ne dit pas un mot, ne bougea pas, le laissa découvrir le contenu.
Il fronça les sourcils, et tendit finalement le smartphone à la commissaire :
— Une photo d’elle. Putain…
Ruth frémit en regardant l’image en hauteur, représentant Clara cadrée en buste, vêtue d’un tee-shirt noir, contre un mur en béton, avec un éclairage cru venant du plafond de la pièce mystérieuse.
L’élément qui retenait immédiatement l’attention, et qui serra le ventre de Ruth pourtant habituée à faire face à bien des choses difficiles, c’était ses yeux.
Elle n’en avait pas.

Dans le creux de ses orbites d’où partaient de fines stries de cicatrices claires vers le front, les joues, il y avait deux rondelles légèrement bombées couleur peau de poupée en plastique, chair de Barbie : rose beigeasse.
L’effet était saisissant et très dérangeant. Clara avait été salement amochée, défigurée.
Elle composa vivement un numéro, celui du QG opérationnel : le fourgon banalisé à l’extérieur de l’immeuble.
— Maxime ? Vous avez la photo ?
— Oui, ouh, elle est…
— Pas de commentaires, merci, répliqua-t-elle doucement mais fermement.
— Oui, désolé. Je la transmets en ce moment au service technique, on vous rappelle au plus vite avec leurs conclusions.
— Qu’ils foncent là-dessus. On va attendre ces conclusions avant de rappeler les ravisseurs, pour les faire mariner un peu, à moins qu’ils ne rappellent avant. Merci, à plus tard.

Carlos examinait la photo de près, zooma dessus de deux doigts en pince, en silence.
— Il y a quelque chose… Je crois… Je crois que…
— Quoi ?
— Elle est morte.
— Hein ?

Ruth se leva vivement et vint s’asseoir à ses côtés.
— Morte ou inconsciente.
— Mais elle ne tiend… commença Ruth.
— Debout ? Elle n’est pas debout, elle est couchée, on a pris cette putain de photo atroce debout au-dessus d’elle, j’en suis persuadé. Là on se… focalise d’abord sur ses yeux, mais ça cloche de partout ! Ses cheveux, bien rangés sur les côtés pour ne pas s’étaler au sol, mais si elle était debout ils ne tomberaient pas comme ça, vous voyez ? J’ai vu plein de photos de cadavres…
— Moi aussi.
— Tu sens pas le malaise, en dehors de ses yeux manquants ?
— Si… Son tee-shirt, il est en soie, non ?
— Hein ? Heu… oui, oui c’est de la soie, grimaça Carlos en se remémorant Clara la veille au matin, bien vivante quand il avait quitté l’appartement.
— Il y a un pli sur l’épaule qui ne serait pas là avec de la soie, si elle était debout, la soie est fluide, elle tombe et glisse sur le corps. Mais si elle est couchée, le pli s’explique.
— Je vais les appeler, annonça Carlos en appuyant sur le bouton de l’iPhone, faisant disparaître la photo de l’écran.
— Non, attends ! s’exclama Ruth, on attend l’analyse de la photo, et il faut de toute façon qu’on soit synchro, je t’en prie. S’il te plaît !
— Oui, OK. Mais écoute : je ressens de toute ma peau, de toute mon âme, qu’elle est morte. Clara est morte et… ça change tout. Il faut les coincer, en finir. Voilà ce que je compte leur dire…


Auteur : Riga
Lisez la suite

2 commentaires:

  1. Note pour plus tard, ne pas coucher avec des célébrités ou des politiques... c'est un coup à finir avec le cou brisé...

    L'histoire s'assombrit, elle reste prenante. J'ai une petite idée sur la fin de l'histoire. Je vois mal le récit se terminer en Disney : Ruth et Carlos tuent les méchants, trouvent le commanditaire, lui font payer; puis se marient et vivent heureux avec de nombreux en fants... Je vois plus Carlos obtenir vengeance et jouer au héros mais être blessé mortellement...

    RépondreSupprimer
  2. Ah ah… C'est ce que j'aime dans les feuilletons : l'imagination qui galope !
    Tu verras, chère Lizzy, comment j'ai pu combiner mon romantisme navrant et ma tendance a mettre mes personnages dans des situations difficiles !
    :D
    Merci de tes commentaires, en tout cas?

    RépondreSupprimer