mardi 26 août 2014

[Feuilleton] Double vie (25)

Relisez le chapitre 24

  
L’attente.
Minuit approchait lentement, Ruth suivait l’évolution des événements : les deux voitures stationnées à Colombes étaient parties pour Verrières-le-Buisson, d’où l’appel avait été repéré.


Sur la nationale 20 au sortir de Paris, il n’avait pas été difficile de les suivre, ça avait été plus délicat une fois arrivé dans la petite ville, les flics à leurs trousses discrètes avaient dû leur laisser du champ au bas d’une rue déserte, heureusement une impasse, qui grimpait vers le bois. Cinq minutes après en parcourant prudemment la rue, ils n’avaient pas pu repérer dans quel garage ou jardin les deux voitures avaient pu terminer leur trajet Paris/banlieue.
Mais c’était déjà une progression énorme, et un dispositif avait été immédiatement mis en place, et le GIPN avait débarqué des hommes dans le bois de Verrières, non loin, pour surveiller la partie haute de la rue et être tout proches en cas d’intervention.
Tout le monde était sur le pied de guerre.


Ruth et Carlos aussi, mais dans cet appartement, le temps paraissait comme eux : isolé, oisif et tendu.
Ils parlaient très peu, et à mi-voix, les ravisseurs pouvaient être tout proches. Alors la commissaire, quand elle ne surveillait pas son mobile, rêvassait un peu, les nerfs à vif mais la tête se promenant dans les hypothèses rêvées que tout cela soit terminé, que cette affaire impossible se referme, que les remous s’apaisent, et que Carlos et elle puissent aller l’un vers l’autre, et s’aimer, et souffler.
Une rêvasserie agréable, mais elle savait qu’on en était loin, au moins ça passait le temps…

Le premier décryptage des disques du journal intime progressait, et Samir, le responsable de ce travail laborieux, qu’elle connaissait et appréciait, lui envoya un courriel légèrement désabusé :
« Les pistes et les suspects potentiels se multiplient de minute en minute, et du beau monde, c’est sans doute le document le plus gênant de cette partie du siècle en France, rien de moins, de quoi faire tomber un grand nombre de personnalités : Mme I.F. a organisé le ball-trap.
Pour trier tout cela avant que tout le monde ne s’affole en haut lieu, cela risque d’être acrobatique !
Si vous coincez la bonne personne, tout le monde sera soulagé, mais il faudra mettre ce matériel ultra-sensible dans un ÉNORME coffre-fort ! »

Elle sourit, fit lire à Carlos en lui murmurant :
— C’est le message qui me fait sourire, la forme mais pas le fond. Si Irène n’avait pas enregistré tout ça, on n’en serait pas là, et il n’y aurait pas eu… autant de dégâts.
— Elle recherchait l’extrême, et à force de le côtoyer… C’est comme un surfeur qui en arrive à oublier les récifs autour. La vague de plus en plus haute… Dis ?
— Oui ?
— J’ai une approche à te proposer pour négocier, et en finir avec ce bordel…
Ils en parlèrent intensément pendant dix minutes, Ruth évoquait les écueils, les difficultés, les zones de flou et les dangers possibles.
Mais tout était dangereux.
Elle prit la décision de le suivre, puis appela son équipe, elle passa en revue avec eux tous les détails de l’opération, répondit aux questions brèves et précises, cerna mieux les choses, donna les ordres.
Puis tout étant calé, elle éteignit son téléphone, et ils attendirent à nouveau.

Alors que Carlos finissait son sandwich bricolé vite-fait, en buvant un café réchauffé, son mobile sonna, il jeta un œil à la pendule de la cuisine : 23 h 52.
Il croisa le regard intense et concentré de Ruth et connecta son téléphone :
— Carlos.
— C’est moi.
— Je veux lui parler, à elle.
— … impossible.
— Elle est morte ?
Il avait prononcé la question d’un ton calme, dénué d’émotion, il y eut un silence.

— Je t’ai posé une question. Tu y réponds, et on continue à discuter, OK ?
Discuter, ça voulait dire négocier, ça signifiait qu’il ne fermait pas la porte, alors que les ravisseurs n’avaient plus rien à échanger.

— Oui. Un des membres de l’équipe a fait une connerie. Désolé.
— Désolé mon cul ! Tu t’en fous, d’elle, pour toi c’est juste la poule aux œufs d’or que ce mec a tué. T’en as rien à branler, mais ça contrarie tes plans, et ton client… ouh… il doit être furax, j’aimerais pas être à ta place…
— J’ai justement une proposition à te faire de sa part…
— Ferme-la, répondit Carlos, toujours aussi calme, et écoute. Ouvre bien tes oreilles : tu as foiré le coup, elle est morte, on allait se marier, elle et moi, changer de vie, acheter une petite maison au Portugal… Tu m’écoutes, pauvre con ? Alors je vais te dire un truc : je suis intelligent, je connais les coups tordus, je sais très bien que je n’arriverai jamais à te coincer, à te tuer, à me venger, à connaître le nom de ton commanditaire… Mais en fait, je m’en fous. Ma vengeance, ce sera de lui prendre son blé. Il payera, ton mec, et il va le sentir passer. Tu peux lui dire, il va raquer, et ne jamais oublier. On va négocier ça…
— OK, répondit l’autre, chuis là pour ça, je t’écoute…
— Ce que tu cherches est sur un disque dur avec un code. J’ai le disque, et Irène m’avait donné le code, je viens de comprendre pourquoi elle m’avait donné ce code.
— Je t’écoute, c’est quoi ton prix ?
— Je suis le seul au monde à le connaître, ce code, continua Carlos comme s’il n’avait pas entendu la question. Elle travaillait dans une banque, et ce disque dur, si tu te trompes trois fois de code ou si tu essayes de le forcer, il efface tout son contenu. Mais ton client, dans ce cas, il ne sera jamais sûr que le contenu est le bon. OK ?
— OK, continue.
— C’est simple, répondit Carlos en ricanant. Vous allez m’acheter le disque dur, et je vous offrirais le code, ce sera cadeau, ça me fait plaisir…
— Combien ?
— Trois millions d’euros.
— … C’est une somme, on n’a pas ça sous la main…
— Tu te démerdes, je te laisse quelques heures, et comme tu as tout foiré ton opération, pauvre naze, et que grâce à moi, l’affaire peut quand même se conclure en douceur, je pense que tu vas être très zélé. Mais j’ai une condition, avant même d’étudier les conditions d’échange.
— Laquelle ? demanda l’homme d’une voix tendue.
— Je veux lui dire au revoir, à Clara. Je veux voir son corps et lui dire au revoir.
— … Quoi ? s’exclama son interlocuteur, stupéfait. Mais c’est pas possible, ça ! Hé ? Ils ont… ils sont en train… de… de le faire disparaître, le corps, non c’est pas possible !

Carlos respira lentement, il était pâle.
— Appelle-les, arrête-les, dis-leur que je veux voir le corps, lui dire au revoir, et après je vous vends le disque dur : les films contre du fric, et ciao. Mais avant : lui dire au revoir. Débrouille-toi.
— C’est pas poss…
— Et t’auras sans doute compris que j’en ai rien à foutre, poursuivit Carlos très calmement. Si je ne peux pas faire au moins ça, lui dire au revoir, récupérer ma bague de fiançailles en souvenir d’elle, je vais voir les flics, ou un journal genre le Canard, ou j’envoie tout ce qu’elle raconte par petits bouts sur Internet. À toi de voir. Mais je pense que c’est tout vu et que tu seras coopératif. Appelle ton équipe de branleurs et rappelle-moi. Vite.
Il raccrocha.
— Ça va s’agiter, lâcha t-il simplement, et Ruth vit la fatigue, la tension et la tristesse dans son regard.

Cinq minutes plus tard, un cyclomoteur rouge s’arrêta devant l’immeuble : un livreur de pizza qui prit sa housse isotherme dans son top-case, consulta son smartphone et sonna à la porte de l’immeuble.
Il monta en écoutant ce que disaient les observateurs de l’équipe :
— C’est OK, ils t’ont vu mais pas réagi. Ça passe.
L’officier de police livra le contenu de la housse à Ruth sans un mot, mais avec un sourire confiant qu’elle lui rendit, un peu tendue.

Il s’agissait d’abord d’un GPS, une petite plaquette minuscule dans un petit sachet qu’il avala. C’était le meilleur moyen de passer au travers d’une fouille et d’un déshabillage intégral.
Ruth testa le dispositif avec les membres de son équipe : Carlos était traçable et localisable, quoi qu’il arrive.
Ensuite, il y avait un disque dur, fonctionnant avec un code, comme il l’avait mentionné, et dessus un enregistrement : la version muette des confessions d’Irène. Le disque était lui aussi équipé d’un GPS avec une batterie longue durée, s’il remontait jusqu’au commanditaire.
Sait-on jamais.

Ils se rassirent… Carlos était comme absent, et Ruth savait qu’il se concentrait, comme un acteur avant d’entrer en scène, sauf qu’on n’était pas au théâtre.
Rien n’était écrit, l’équipe technique était cachée, ça allait être les flics, pas de doublure, pas de deuxième prise, il allait jouer la comédie sans filet de sécurité.
Ruth lui caressa le dos, il la regarda, soupira et eut un sourire, elle se demanda si les mecs du genre de Carlos existaient encore… elle ne voulait pas le perdre, mais ce qu’elle voulait ou préférait n’avait en fait pas d’importance : seul comptait un peu ce qu’elle avait mis en place pour la suite, dont personne ne savait ce que ça allait produire, ni qui dirigerait le hasard et les combinaisons d’événements.

L’équipe de surveillance leur annonça que la voiture n° 1, située en haut de la rue, venait de démarrer après que le conducteur ait reçu un appel.
Ils rappelèrent pour dire qu’elle avait fait le tour du pâté de maisons et qu’elle attendait en double file à l’entrée de la rue.
— La voiture n° 1 va sans doute passer prendre Carlos pour l’emmener, estima Ruth en ligne avec son équipe. Ils seront suivis par la seconde voiture en couverture. Il faut préparer la chasse, derrière la n° 2, mais filature mouvante dans la circulation pour garder la n° 1 à l’œil. Décrochages réguliers, vous plantez pas dans la chorégraphie. Baptiste, tu…

Le téléphone sonna.
Carlos soupira lentement, et décrocha.
— On a l’argent.
— J’ai le disque.
— Tu descends en bas de chez toi avec le disque. Sans armes, rien, pas le moindre petit canif, OK ? Une voiture passe te prendre, tu montes. Tu verras pas le conducteur, cherche pas à lui parler. Il t’emmènera… là où elle est. Tu lui dis au revoir et après la voiture t’amène à moi. Tu me files le disque et le code, je te file le fric.
— Ouais c’est ça, railla Carlos. Et ton copain le mystérieux conducteur me ramène tranquillement chez moi… ? Non. Je te file le disque, je rentre chez moi avec le fric, et tu m’appelles, je te file le code, et tu vérifies, et basta. C’est comme ça.
— OK, OK. Bon, tu descends ? Et pas de conneries, joue pas les héros romantiques, ou les guerriers. Tu fais ça en douceur, comme tu disais, et tu seras plus riche, et on n’entendra plus parler l’un de l’autre.
— C’est parti, conclut Carlos avant de raccrocher.

Il se leva, dévisagea Ruth, assise dans le canapé, elle se leva et ils échangèrent un baiser silencieux.
« Je t’aime » murmura-t-elle avant de décrocher son téléphone.
— Tout le monde est prêt ?
— C’est bon pour nous, on a synchronisé les équipes, dispositif en place, les commissariats de quartier sont en alerte sur la région pour les renforts demandés dès que l’objectif A est localisé. Et à Verrières, les hommes en noir attendent, on espère que c’est là l’objectif B…
Selon la terminologie opérationnelle, l’objectif A était le corps de Clara, et le B l’interlocuteur de Carlos.
— On est tous avec vous, Carlos, continua Baptiste au téléphone, on vous tient à l’œil et on vous laisse pas tomber !
— Merci à tous. Vous êtes super. Je vais essayer que tout cela soit une réussite… Et de revenir en un seul morceau, ajouta t-il.

Il embrassa Ruth, qui serra son bras entre ses doigts, émue, puis il alluma son mobile, se connecta à l’équipe en mode transmission, prit le sac à dos avec le disque dur, et il quitta l’appartement en éteignant la lumière.
Elle se mit aussitôt en ligne avec l’équipe :
— Puma descend.
— On est OK.
C’était son pseudo à l’armée, un surnom plutôt flatteur, il l’avait proposé pour l’opération.
Le système du mobile que Ruth avait donné à Carlos avait des fonctionnalités particulières : il allait rester en communication avec le fourgon technique qui centralisait toutes les informations du dispositif, pour capter tous les sons en sens unique, sans qu’il n’apparaisse en quelconque transmission, téléphonique ou autre.

Deux minutes s’écoulèrent très lentement, puis :
— Puma est devant l’immeuble… OK, n° 1 démarre… Voilà. Il monte à l’arrière. OK… N° 1 en route avec Puma… Voilàààà… N° 2 se prépare, ils regardent tout autour, ils attendent… Aucun mouvement de notre part. OK, ils démarrent… À nous. C’est parti. En douceur…

Ruth soupira pour évacuer la pression, puis passa un coup de fil direct à Sylvia, qui attendait et suivait l’opération chez les voisins d’en face, et ramassa ses affaires et quitta l’appartement.
Elle retrouva Sylvia et elles descendirent ensemble au garage, sans un mot, tendues. Elles empruntèrent une sortie de secours et surgirent dans la rue, où une Ford Focus les attendait, avec Fabrice au volant.

Il démarra, et Ruth appela son équipe.
— Ici Steinberg. On en est où ?
— N° 1 rejoint sans doute le périph’, pas de sons particuliers, n° 2 roule à 1 km de distance environ, ce sont pas des pros, ils sont très irréguliers, niveau conduite, mais pour nous, ça se passe bien. On a fixé la n° 1 et on a du monde sur le périph’ dans les deux sens.
— OK. Je fais la voiture-balai, avec Sylvia et Fabrice, on est à l’écoute…

Elle raccrocha et se laissa aller contre le siège avant, elle ferma les yeux et s’accorda de se détendre quelques minutes : la filature s’étirait dans Paris la nuit, et la nuit serait longue.
Elle repensa à nouveau à ces deux femmes, les deux sœurs, Irène et Clara, toutes les deux mortes, parce que le sexe avait plongé dans l’excès, la clandestinité, s’était mêlé de pouvoir, de secret, et il y avait eu un court-circuit, son esprit vagabonda et elle imagina la sexualité comme un crotale rendu fou dans une boîte hermétique, et qui s’ouvre finalement par accident, il avait mordu l’une, puis l’autre. Carlos et elle ne réussiraient pas à couper la tête du serpent…

Et puis elle pensa au sexe : le sexe, c’était un tas de choses, mais elle voyait toujours que c’était bon, un émoi aigu, un bonheur qui fait apercevoir les sommets, la brûlure mêlée à la plénitude, un paradis éphémère, et peut-être, peut-être que l’alchimie du sexe et de l’amour était insurmontable, une illusion aussi cruelle que sophistiquée, mais elle voulait l’atteindre un jour, si elle en avait l’occasion, la chance, et avec Carlos peut-être s’il en réchappait cette nuit, s’il voulait bien d’elle.
Beaucoup de « si » et de « peut-être », mais elle voulait bien pour une fois risquer de ne rien maîtriser, laisser le cours des choses décider de la valeur de ses intentions, sans qu’elle ait la volonté d’être aux commandes : une histoire d’amour possible la dépassait bien plus, et bien plus fort, que l’organisation de ses services et son planning de piscine.

Il faudrait qu’elle change d’angle de vue, d’angle d’attaque… en serait-elle capable, elle n’en savait rien, mais elle ne voulait pas y réfléchir plus, elle verrait bien, et puis c’était difficile d’envisager cela alors que Carlos était embarqué dans une voiture conduite par un tueur pour aller voir le cadavre de celle qu’il avait aimé dans un recoin secret, entouré d’autres tueurs, avant d’aller peut-être rencontrer le chef de toute cette bande.
« Ne brûlons pas les étapes, mais s’il meurt, je serais brisée. » se dit-elle.

Son mobile s’alluma, elle décrocha et entendit une voix de l’équipe, elle comprit à la voix étouffée par le casque que c’était un motard en civil :
— On est à la Porte de Bagnolet, la n° 1 vient de prendre le périph’ vers le nord… Je les dépasse et sors à la prochaine sortie.
— Bien reçu, merci.
La tension nerveuse de Ruth remonta ; terminées, les rêveries !
— La n° 2 suit.
Elle sentit ses nerfs se tendre, s’aiguiser, rien ne pouvait accélérer le cours des choses, il fallait attendre, les gyros, les armes, le bruit et la fureur, la haine autant que la justice, tout cela ne servait à rien. Pour l’instant.

Cinq minutes après, la Focus transportant Ruth s’engagea sur le périphérique extérieur, à la poursuite modérée d’une voiture suivie discrètement d’une autre voiture, entourée encore plus discrètement d’une nuée de véhicules qui ressemblaient à tout sauf à des véhicules de police remplis de policiers.
La promenade de tout ce petit monde surtendu se poursuivait.


Auteur : Riga
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