lundi 24 novembre 2014

Youri Batar et la Liqueur Sacrée (3)

 Lisez le chapitre 2
--- Chapitre 3 : La septième clef ---


Run se pencha vers Youri au-dessus de la table, et tentant comme il pouvait de maîtriser sa voix, il gronda, le visage crispé :
— Attends… Tu te fous de moi ? Tu veux bien répéter ce que tu viens de dire ?
— Eh bien je… je lui ai donné la carotte, comme me l'avait indiqué le… le bonhomme de neige… répondit à mi-voix Youri, hésitant.
— Pour qu'elle "l'utilise" ! Ah ah ! Bien vu, le bonhomme ! Non, mais tu te rends compte ?
— Euh… Non… Où est le problème ? J’ai suivi les instruc…
— Soit tu es complètement idiot, ou totalement ignare, ou les deux. Ou bien tu te fous de moi, et c'est une stratégie depuis le début pour arriver à tes fins avec elle !
— Hein ? Mais tu es fou ! Mais pourquoi ? Explique-moi, arrête de t'énerver, je pige pas. Qu'est-ce que j'ai fait de mal ?
— Totalement ignare, ça se confirme, c'est désespérant… décréta Run, le regard menaçant, manifestement furieux sans que Youri comprenne quoi que ce soit à la réaction de son ami.

Run regarda son assiette, s'obligea à découper sa tranche de rôti calmement, mangea en silence en tentant de se calmer.

— Reprenons, murmura t-il. Un bonhomme de neige te dit de donner une carotte à une fille pour qu'elle l'utilise. Cette fille c'est Cordery, et toi tu lui offres. Allez hop, cadeau.
— Eh bien oui, puisque c'était les instruc…
— Laisse tomber. Tu crois qu'elle est censée en faire quoi ? La râper ? L'offrir à son tour à son cochon d'Inde ou à sa tortue ? Ah non, les tortues, ça mange de la salade…
— Eeeuh… Je ne sais pas, répondit Youri, de plus en plus perplexe. Le bonhomme n'a pas dit, justement, comment elle devait l'util…
— Non mais, c'est pas vrai… Tu n'as plus cinq ans, Youri : tu es un grand garçon, et autour de toi, les filles ont passé l'âge de jouer à la poupée ou à la marelle ! Tu as entendu parler des sextoys ?
— Hein ? Non, c'est quoi ?

Run soupira longuement, puis il reprit d'une voix patiente, plus basse encore car ils étaient entourés d'étudiants en train de déjeuner :
— Mes frères en vendent sous le manteau, avec des jolis noms : "La bougie dansante", "Le cigare trembleur", ce genre de choses… Bon, Youri, ajouta Run en voyant que son ami ne comprenait toujours pas, ce sont des… accessoires pour les filles, et même pour certains garçons, mais je ne vais pas compliquer les choses. Disons que c'est pour les filles, pour prendre du plaisir mais sans sexe masculin. C'est… un substitut. Et cette carotte, c'est évident, est destinée à cela.
— Hein ?? s'exclama Youri en ouvrant des yeux ronds. Mais voyons, c'est impossible ! Jamais le bonho…
— Sors de ton monde de petit garçon, Youri ! Merde, tu as largement l'âge de te rendre compte… et d'offrir aux filles d'autres choses que des carottes… Mais si tu pouvais à l'avenir éviter de fournir à Cordery de quoi s'amuser, ça m'arrangerait ! ajouta Run, les yeux flamboyants de colère.
— Tu te trompes sûrement, Run, déclara Youri en se redressant. Je suis persuadé que tu te trompes complètement ! En tout cas, jamais je n'ai eu l'intention de… jamais je n'ai imaginé que… Enfin ce genre de choses !
— On dirait ma grand-mère, railla Run. Et encore, elle en connaissait très tôt beaucoup plus que toi, rayon choses de la vie !
— Tu te trompes, répéta Youri, offusqué.
— Je parie que non. Mais c'est trop tard… À moins que Cordery soit aussi gourde que toi, et qu'elle ait mangé la carotte avec de la vinaigrette, ce qui est toujours possible.

Youri lança un regard incertain, perplexe, à son ami, et ils finirent leur repas silencieusement, les yeux baissés sur leur assiette.

L'après-midi, après les cours, ils revinrent à la salle commune et aperçurent Cordery qui lisait un livre, assise dans un grand fauteuil. Celle-ci, en les voyant, se leva précipitamment et vint à leur rencontre. Ils sortirent de la salle pour aller dans un couloir tranquille.

— Il y a du nouveau ! s'exclama-t-elle, toute excitée, avec un grand sourire. Une clef ! Comme l'avait prédit le bonho…
— Vous m'emmerdez avec votre bonhomme de neige, répliqua Run d'une voix sinistre. La carotte, ajouta-t-il tout bas, je veux savoir.
— Oui, eeeuh… quoi, la carotte ?
— Tu l'as utilisée, donc, comme tu en avais l'instruction ?
— Eh bien… eeeuh… commença-t-elle en rougissant.
— Une bonne petite hésitation vaut mieux qu'un long discours, tu vois ? déclara Run, la bouche pincée, en se tournant vers Youri.

Celui-ci, stupéfait, regarda Cordery qui rougissait de plus belle :
— Alors tu as… euh…
— J'ai utilisé la carotte… de façon… intime, on va dire.
— Ah ? Super. Et c'était bon ? railla Run, d'un ton plein d'amertume.
— C'était absolument délicieux, réellement divin, répondit aussitôt la jeune fille d'un air de défi. Merci donc à toi, Youri, pour ton cadeau, et à toi, Run, pour tes précisions sur le plaisir de la masturbation.

Désarçonné et brusquement troublé par la crudité du propos et des mots employés, Run ne sut que répondre, et Youri, ahuri, regarda ses amis l’un après l'autre : ça allait décidément trop vite pour lui !

— Et après avoir… joui, continua la jeune fille, j'ai voulu cacher la carotte dans ma table de nuit. Et dans le tiroir, il y avait… cette clef !

Elle sortit de sa poche une clef étrange, dorée, assez volumineuse, avec une partie sculptée compliquée. Elle paraissait ancienne. Sur la partie plate était gravé un motif étrange, comme un blason, avec un triangle et trois griffes. Les garçons l'examinèrent, perplexes, et puis Youri balbutia :
— Ce motif… Il me dit quelque chose… Je l'ai… déjà vu… quelque part. Mais où ?
— J'ai une bonne connaissance des ouvrages héraldiques, déclara Cordery avec une tranquille suffisance, mais ce blason – si c'en est un – ne me dit rien.

Ils continuèrent à examiner la clef, et soudain Youri s'exclama :
— Ça y est, je sais ! C'est sur un tableau, dans le couloir, près du bureau de Mc Gottadeal. Oui, un tableau représentant… je ne sais plus, un roi français blessé. Dans un tournoi, je crois…
— Henri II ! s'écria Cordery. Oui, j'ai vu le tableau !
— Eh bien, reprit Youri en souriant, sur son bouclier, il y a ce blason. J'en suis presque certain !
— Calmez-vous, dit Run, l'air agacé. D'abord, si c'est près du bureau de Mc Gottadeal, ça va être difficile de s'y rendre sans se faire remarquer. Et puis ensuite… ça ne nous donne pas la clef… de la clef !
— Mais il faut aller voir ! s'exclama Cordery. Mc Gottadeal va être occupée avant le dîner. Elle ne sera pas dans son bureau, c'est le bon moment. Et puis ce n'est pas une zone interdite !
— Bon, admit Run avec une grimace. Mais je ne trouve pas que ce soit…
— Oh, arrête de faire la tête ! rigola Youri.

Les trois amis s'élancèrent dans les escaliers et les couloirs en tentant d'avoir l'air de rien, et surtout pas d'avoir l'air en mission pour découvrir un secret. Ils ralentirent en s'engouffrant dans le fameux couloir, désert.
Le tableau était là : dans le cadre doré, le malheureux roi s'agitait, un genou à terre, en armure. Il tentait d'ôter son heaume malgré un éclat de lance qui était enfoncé dans la fente de son casque à l'emplacement de l'œil. Du sang coulait, c'était impressionnant.
Le blason, sur le bouclier posé sur une palissade à droite de la scène, était identique dans son dessin au décor gravé de la clef.

Ils se plantèrent devant le tableau, jetèrent un coup d'œil sur le couloir, à droite et à gauche, et s'approchant, Cordery prit la parole d'une voix retenue :
— Votre Majesté ? demanda-t-elle en français.
— Qui parle ? s'écria le roi en cessant de se tortiller douloureusement.
— Moi, votre Majesté. Cordery Grenier, pour vous servir.
— Oooh... Mes hommages, Mademoiselle. Il y a fort longtemps ma foi que personne ne m'a adressé la parole, et je suis ravi de voir, même si ce n'est que d'un œil, que c'est une fort jolie jeune dame qui le fait…
— Qu'est-ce qu'il raconte ? C'est du français… murmura Run.
— Tais-toi ! chuchota Youri.
— Votre Majesté, j'aimerais si possible vous poser une question sur le motif de votre bouclier… Je sais que vous êtes en fort mauvaise posture, mais je ne peux, hélas, vous venir en aide.
— Non, c'est évident, admit le roi blessé, d'autant que je vais mourir de cette blessure malheureuse, malgré toutes les tentatives de mes médecins et chirurgiens, dont Ambroise Paré. Ce sera douloureux. Ça l'est déjà, remarquez, mais ça ne s'est pas encore infecté. Pouah, quelle miséricorde !
— Oui, vous me voyez toute retournée de votre vilain sort ! Mais à prop…
— Ce bouclier, oui. C'est celui de mon capitaine de la garde écossaise, Gabriel de Clift. Le malheureux est catastrophé d'avoir causé cette blessure mortelle lors de ce tournoi. Notre passion pour le combat, en prévision de ces noces, nous a…
— Pardonnez-moi… Mais y aurait-il… un portrait de ce gentilhomme quelque part ?
— Oui, déclara une voix derrière eux, la voix sévère et tranchante de Mc Gottadeal. Dans mon bureau. Pourquoi vous intéressez-vous à ce portrait ?

Saisis par la frayeur, les trois amis sursautèrent et se retournèrent vers la directrice de leur Maison.

— Eh bien, je… je… bafouilla Cordery, je voudrais en savoir plus… sur ce eeeuh… blason qui… que je n'ai pas trouvé dans les ouvrages de… consacrés aux blasiques, euh à l'héralson… sique, dique. Oui. Voilà.
— Et si vous me disiez la vérité, tout simplement, Miss Grenier ? Vous êtes pitoyables, tous les trois… ajouta-t-elle.

Les jeunes gens, mal à l'aise, rougissaient et palissaient tandis que le roi essayait à nouveau d'ôter son heaume, puis Youri osa lever les yeux :
— C'est à cause d'une clef, Madame, une clef qu'a trouvée Cordery. Montre-lui…

La jeune fille approuva, penaude, et tendit la clef dorée à Mc Gottadeal qui s'en saisit et l'examina avant de s'exclamer :
— Seigneur ! Mais… Où… où avez-vous trouvé cette clef ?
— Dans ma table de nuit, répondit Cordery, en espérant en même temps que ses amis que la directrice ne lui en demanderait pas plus. Dans le tiroir, en fin d'après-midi.
— Seigneur… soupira Mc Gottadeal, encore stupéfaite. Suivez-moi !

Faisant demi-tour, elle prit alors la direction du bureau du directeur de l'école, DoublePorte, suivie par les trois étudiants mortifiés qui s'en voulaient de s'être ainsi précipités pour interroger le tableau, pour se retrouver finalement dans une telle situation.
Mc Gottadeal frappa à la haute porte du bureau du directeur, dont la voix vénérable et joyeuse s'éleva :
— Entre, Athéna !

Ils entrèrent. Devant le regard étonné du directeur, ils n'en menaient pas large.

— Que se passe t-il, Athéna ?
— Figurez-vous que j'ai surpris à l'instant ces trois jeunes gens dans le couloir menant à mon bureau en train d'interroger le roi de France Henri II dans son tableau…
— Ah ? Et que lui demandaient-ils ? questionna aimablement le directeur.
— Miss Cordery Grenier l'interrogeait sur les armoiries de Gabriel de Clift !
— Oooh ! Voilà qui est… troublant… Quelle idée !
— Ce qui est plus troublant encore, c'est que lorsque je leur ai posé la question, elle m'a dit qu'elle essayait d'en savoir plus sur une trouvaille qu'elle a faite… cette clef !

Elle donna la clef à DoublePorte, qui haussa ses sourcils blancs au-dessus de ses lunettes en demi-lunes, et regarda très soigneusement la clef tandis que le silence retombait sur la pièce. Youri, Run, et surtout Cordery auraient rêvé d'être absolument n'importe où ailleurs.

— Voilà qui est bien plus que troublant : stupéfiant ! s'exclama le directeur d’une voix intriguée. Il tourna ses yeux clairs vers Cordery. Mademoiselle ? Approchez.
— Oui, Monsieur le directeur, murmura la jeune fille après avoir péniblement avalé sa salive.

Elle s'approcha.

— Dîtes-moi je vous prie par quel biais extraordinaire vous êtes-vous procuré cette clef ?
— Je… Comme je l'ai dit à Mrs Mc Gottadeal… je ne me la suis pas… procurée, Monsieur : je l'ai trouvée cet après-midi dans le tiroir de ma table de chevet.
— Est-ce vrai, Mademoiselle ?
— Je vous le jure, Monsieur, je dis la vérité ! s'exclama Cordery. Cette clef n'y était pas, et comme je ne pense pas qu'après… les incidents des nuits dernières… quelqu'un soit entré la déposer dans le tiroir, je ne m'explique pas qu'elle y soit apparue, mais je ne… je ne peux que le constater : elle y était !

Cordery reprit discrètement son souffle, tenta de calmer ses émotions, et espéra de tout cœur que tout le monde n'allait pas se transporter illico dans le dortoir pour aller regarder dans ce fameux tiroir où trônait sa carotte aux parfums de son sexe.

— Je vous crois, Miss Grenier, déclara le directeur. Mais, dites-moi…
— O… oui ?
— Cette clef, voyez-vous, n'a strictement aucune raison de se retrouver en la possession d'une jeune fille sage et bien élevée telle que vous, Mademoiselle. Comment expliquez-vous cela ? Quel est votre point de vue sur cette question ?
— Oh, eh bien, je…

Le sous-entendu du directeur était clair, et elle fut saisie de honte : il se doutait de quelque chose !
Elle chercha désespérément ses mots, et trouva enfin une porte de sortie possible :
— Je pense, Monsieur, que cette clef est apparue dans le dortoir même où ont eu lieu les événements des nuits dernières, et que ce doit être… un signe qui m'est adressé par je ne sais au juste quelle puissance magique pour trouver un indice qui me mènera… à l'individu qui a commis cela !
— Mmmh… Oui, c'est une éventualité, en effet. Mais je m'étonne très sincèrement que vous puissiez être la personne désignée. Mais n'en parlons plus, Miss Grenier : cette clef vous est indéniablement destinée, pour incroyable que cela soit. Je le sens aux ondes qu'elle dégage. Elle ne veut qu'une chose : que je vous la rende !

Il tendit la clef à la jeune fille qui eut un pâle sourire, et qui sentit en effet que la clef était satisfaite de regagner sa main.

— Mais laissez-moi vous en dire plus sur cette clef, reprit le vieil homme, et surtout sur ce qu'elle ouvre…

Il se leva et commença à raconter :
— Gabriel de Clift était un sorcier, d'origine écossaise, qui eut dans l'histoire des Mougles une certaine influence et qui laissera parmi les sorciers le souvenir d'un joyeux coquin ! En effet, il utilisa sa magie pour des raisons bien précises : satisfaire son plaisir et ses obsessions. Mais à la différence de certains mages noirs qui ont inventé d’odieux sorts de contrainte pour obtenir par la force magique l'assouvissement de leurs pulsions, lui le fit avec beaucoup d'esprit, par amour des femmes et de la jouissance. Et pour obsédé qu'il fût, à ce que j'en sais et ce qu'en disent les biographes, il n'usa pas de son pouvoir dans des buts condamnables, si du moins on ne se situe pas dans le champ de la moralité conventionnelle, laquelle condamne immanquablement une vie dissolue accumulant les occasions et épisodes sexuels avec de nombreux partenaires différents dans la but assumé de vivre par plaisir dans le plaisir.

DoublePorte eut un sourire moqueur tandis que Mc Gottadeal fronçait les sourcils :
— Calculus, je ne suis pas sûre que ces considérations…
— Je sais, je sais, la coupa le directeur en levant la main. Je continue. Donc, un satané jouisseur, ce comte de Clift, et qui avait une passion bibliophilique : les ouvrages érotiques, qu'ils soient sorciers ou mougles. Tout ce qui était et avait été publié de pire ou de meilleur était l'objet de son attention et de sa passion. Il se constitua donc une bibliothèque spécialisée de grande envergure, avec des raretés insignes et de véritables trésors. Bien… Pendant ce temps, ses enfants légitimes ou naturels furent tous élèves à Bootbakon, et c'est tout naturellement qu'à sa mort en 1574 il légua à l'établissement sa prestigieuse et diabolique bibliothèque. Certaines personnalités de la Magie de l'époque s'inquiétèrent que de tels ouvrages puissent trouver place dans un établissement scolaire. Mais la bibliothèque, secrète, bien que continuant à être alimentée en ouvrages… pour adultes, fut protégée de la curiosité. Elle se tient dans un lieu inconnu de l'école, reliée uniquement aux bureaux des professeurs, et l'accès s'en faisait à l'aide de clefs magiques qui ne pouvaient être possédées que par un professeur en exercice l'ayant reçue du directeur.

DoublePorte, continuant à marcher lentement de long en large dans son bureau face aux trois étudiants et à Mc Gottadeal immobiles, silencieux et attentifs, regarda le plafond en souriant un peu.

— Mais au début du XXe siècle, il y eut dans le monde de la Magie une sorte de… raidissement moral, prétendument vertueux, et cette vieille histoire de bibliothèque infernale ressortit pour être la cible des gens influents qui se prétendaient garants de la moralité. Ne pouvant détruire la bibliothèque secrète, qui échappa à toute tentative de recherche, de façon assez comique, ces pères et mères La Vertu décidèrent de détruire les sept clefs existantes. Ils en avaient le pouvoir, et le firent. Mais…

Il s'empara de la clef dorée dans la main de Cordery et la scruta longuement avant de continuer :
— Mais il y eu très vite une rumeur : on raconta qu'une des clefs avait échappé à cet autodafé indirect, et il y eut alors des recherches du ministère pour trouver cette hypothétique septième clef. Ne pouvant rien découvrir, il fut conclu que c'était une simple rumeur. Mais aujourd'hui… la voici, j'en suis persuadé : la septième clef !

Cordery ne put réprimer un frisson.
— Monsieur…
— Oui ?
— Si c'est moi qui… qui possède cette clef, que dois-je en faire ? Où se trouve cet endroit, cette bibliothèque ?
— Je n'en sais rien du tout. Mais oui, c'est toi qui la possèdes, et en fait c'est vrai que la clef a raison de s'être offerte à toi : tu es la spécialiste des bibliothèques et du savoir livresque ! Mais je suis surpris que ce soit une jeune fille telle que toi qui puisse accéder à cette bibliothèque si particulière et à ces savoirs si… sulfureux.
— Je saurai trouver ce qu'il y a à y trouver sans me détourner de ma mission, Monsieur, assura Cordery, l'air on ne peut plus grave et concerné.
— Oh, je n'en doute pas, répondit DoublePorte en riant. Tu fais preuve d'une volonté tout à fait remarquable… Mais disons qu'au passage tu apprendras beaucoup… de choses que même des gens âgés ne soupçonnent pas !
— Vous ne savez pas ce que je pourrais tenter ? insista Cordery en examinant la clef.
— Nous pouvons demander au portrait de Clift, dans mon bureau, proposa Mc Gottadeal. Ce portrait a beaucoup d'humour. C’est… un sacré coquin, et il sera ravi de savoir la clef retrouvée et… entre de si jolies mains !

Le groupe sortit du bureau du directeur, passa devant le portrait du roi Henri II et entra dans le bureau de la directrice de la Maison Morhonpionsse.
Sur une cloison de bois entre deux rayonnages, le portrait de Gabriel de Clift était de belle facture, de couleurs chatoyantes, et l'homme portait beau avec son pourpoint, son épée et sa fraise.
On remarqua que l'homme se tenait devant une porte à demi-couverte d'un épais rideau grenat.

— Tiens, bonsoir tout le monde, s'exclama le portrait avec un sourire gracieux. J'ai rarement de la visite ici et je m'en réjouis… Non que ta seule présence, Athéna, ne me suffise point, car c'est un bonheur que d'admirer une si jolie femme à toute heure de la journée et de…
— Nous ne sommes pas là pour écouter tes fadaises, rétorqua abruptement Mc Gottadeal, ce qui fit rire le portrait. Tu connais le directeur actuel de l'école…
— Bonsoir, Calculus, salua joyeusement le portrait.
— Bonsoir, Comte, répondit DoublePorte en souriant.
— …et je te présente Run Waslay, Youri Batar, et Miss Cordery Grenier, qui a quelque chose à te montrer.

Le portrait, vivement intéressé, se pencha en avant.
— Vos petits seins, Miss ? Ou votre jolie petite chatte, que je devine parfumée du frais désir de la jeu…
— Ça suffit, espèce d'obsédé ! aboya Mc Gottadeal.
— Oh, dis donc, Madame la directrice, rétorqua le portrait, tu n'es pas la dernière à te promener en petite tenue, les soirs de sensualité, et me demander ce que je pense de tes jolis nichons. Alors, hein…

Le directeur retint dans sa barbe son éclat de rire tandis que Mc Gottadeal, stupéfaite et statufiée, virait au cramoisi.

— Mais cessons là cet échange, reprit aussitôt le portrait, tout sourire. Je suis désolé, Mademoiselle, ajouta-t-il en se tournant à nouveau vers Cordery, j'ai manqué de retenue, et manqué à mes plus élémentaires devoirs de gentilhomme… Mais l'abstinence prolongée dans ce cadre échauffe mes sens. Je vous présente et vous prie donc d'accepter mes excuses… Vous vouliez m'entretenir de quelque chose ?
— Oui… Je… Hem… J'ai… en ma possession, de façon inexplicable, une clef, que l'on prétend être… la septième clef de votre… de votre bibliothèque.

Le portrait sursauta, se pencha vivement en avant tandis que Cordery sortait la clef et la présentait devant les yeux brillants du portrait du comte. Il lui sembla que cette mystérieuse clef devenait chaude et plus rutilante.

— Seigneur… C'est elle. Enfin ! Oh, comme… comme c'est étonnant, après tant et tant d'années, après la croisade scandaleuse de ces stupides gorets du ministère… Oui, c'est elle ! C'est proprement incroyable… Mais j'ai besoin de savoir quelque chose, Miss…
— Oui, frémit Cordery, prévoyant déjà que ça pouvait devenir gênant.
— D'où tenez-vous cette clef ?
— Elle s'est présentée d'elle-même dans le tiroir de ma table de chevet, déclara la jeune fille sans ciller, habituée maintenant à cette version a minima de l'histoire.

Mais cela ne suffisait pas au gentilhomme :
— Il a dû être question de votre plaisir, Mademoiselle : la clef ne s'offre pas sans cela.
— Nooon, je…
— Attention, Mademoiselle si charmante, la clef ne suffit pas : vous avez besoin que je vous indique le chemin. Soyez donc franche et honnête, j'ai besoin de savoir.
— Eh bien… Oh, pas devant tout le monde…
— Si je puis me permettre… commença Youri.
— Oui, jeune homme ?

Youri raconta alors la première nuit du dortoir, la boule de neige jetée par la fenêtre, le bonhomme de neige et ses mystérieux propos, la deuxième nuit du dortoir et les secondes déclarations du bonhomme avant de disparaître.
— …et j'ai donc pris cette carotte et l'ai confiée à Cordery, assez naïvement je dois l'avouer. Et… nous sommes tous capables de comprendre ici comment elle l'a "utilisée" avant de trouver la clef, et pourquoi elle ne tenait pas à insister sur ce qui a pu se passer, conclut-il en regardant le portrait dans les yeux.
— Merci, jeune homme, de votre intervention concise, sincère et élégante. Vous avez du panache. Cette jeune fille a de la chance de vous compter parmi ses amis. C'est très amusant, sourit-il : savez-vous que cette fameuse septième clef fut cachée dans la forêt interdite de Bootbakon dans… une congère de neige ? Par un professeur de l'école qui voulait à tout prix permettre aux libres-penseurs des années à venir de s'instruire au feu des connaissances de cette bibliothèque maudite. Bien… Donnez-moi cette clef, Mademoiselle. J'avais, je l'avoue, l'intention d'abuser de la situation, de vous faire croire qu'il était nécessaire de vous dénuder ou même de glisser cette clef entre les lèvres de votre sexe pour que la bibliothèque s'offre à vos yeux, mais je vais être sérieux et respectable…
— … pour une fois, grommela Mc Gottadeal, ce qui fit bien rire le portrait.

Cordery tendit la clef, dont la main étrange, ensorcelée, de peinture et de volume, s'empara doucement. Le portrait tourna le dos, repoussa la tenture de la porte, y glissa la clef, et la porte s'ouvrit.

— Voilà, Mademoiselle, déclara le comte en revenant au premier plan. Montez cet escalier dans le bureau de ma chère Athéna, et tout en haut de la bibliothèque vous trouverez une petite porte. Poussez-la…
— Deux choses, répondit Cordery en fronçant les sourcils. Puis-je emmener mes amis ? Et comment sortirons-nous ?
— Oui, vous pouvez accompagner Mademoiselle, mais je ne doute pas que ces lectures étonnantes puissent créer quelques désordres dans vos jeunes esprits. Sachez les écouter. Il y a dans ma bibliothèque de confortables sofas pour se laisser aller à des rêveries plus ou moins… appuyées. Et pour répondre à votre autre question, il y a sept portes, toutes ouvrables par cette clef, donnant toutes sur un bureau d'un des professeurs de l'école. Il suffira de ressortir par celle que vous aurez empruntée. Nul piège, mes jeunes amis : je ne suis pas un être qui met la vie en péril, à part hélas celle de mon cher roi Henri, mais je me suis fait fort de profiter de cette vie qui galope dans nos veines, dans nos têtes enflammées, et de l'encourager des plus délicieuses façons possibles…
— Monsieur le Comte, intervint DoublePorte, vous êtes un merveilleux libertin !
— Ah, Calculus, mon cher… Si tu avais pu vivre à l'époque de mes frasques, nous aurions, c'est certain, partagé de sacrés bon moments et quelques excès regrettables !

Cordery, l'air concentré, grimpait déjà les escaliers du bureau, suivie de Run et de Youri, impatients et inquiets de ce qu'ils allaient découvrir dans cette bibliothèque secrète.

Auteur : Riga

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