vendredi 2 janvier 2015

Coralie

Paris, mai 2013, 17 heures.


La jeune femme blonde traverse le Passage des Princes en direction du boulevard des Italiens, indifférente aux autres passants de tous âges et aux vitrines vieillottes. En fait, elle paraît un peu perdue ; ses pas hésitent à la mener dans une direction précise.

Vêtue d’un chemisier en coton blanc rehaussé d’un petit col en dentelle et de liserés bleus porté sur une jupe droite noire s’arrêtant à mi-cuisses, elle porte en bandoulière une besace en cuir noir assortie à ses jolis escarpins vernis.



Elle débouche sur le boulevard assez fréquenté à cette heure mais se glisse sans mal dans le flot incessant d’habitués et de touristes qui ne lui prêtent aucune attention cette fois. Pourtant, Coralie est une très jolie femme ; vingt-quatre ans depuis peu, grande et svelte, de beaux yeux marrons très expressifs éclairant un visage de chat à la bouche gourmande, elle a l’habitude de voir les hommes se retourner sur elle, l’aborder parfois. Ce qui la fait sourire car son cœur est déjà pris ; elle aime Heljä, la belle, la douce Heljä, sa cadette de trois ans.

Elle s’extasie encore et toujours sur la beauté de cette petite princesse finlandaise venue étudier le français avec Erasmus et rencontrée par hasard quatre ans plus tôt dans un café du quartier latin. Toute petite, menue et d’apparence fragile, la jeune scandinave aux cheveux lisses et noirs de jais cache sous cette apparence un tempérament de feu et une volonté peu commune. Ses yeux bleu glacier légèrement bridés trahissent une ascendance inuit dont elle est fière.

Dès le premier soir, les jeunes filles avaient fait l’amour avec la rage de se consumer, avec l’envie d’arracher de leurs corps emmêlés la dernière parcelle d’extase, ne sachant ni l’une ni l’autre si leur histoire aurait un lendemain. La Scandinave en particulier avait peur de retrouver la solitude dans ce Paris trépidant qui à la fois la fascinait et la terrorisait.

Plus tard dans la nuit, après une pause autour de salade verte et de vin blanc, elles avaient repris leur corps-à-corps sur un mode tendre, cette fois sans urgence, et leurs orgasmes n’en avaient été que plus profonds. Au petit matin, s’éveillant en même temps, elles se sont souri avec émerveillement, s’amusant de voir pareillement leurs cheveux emmêlés et leurs traits à la fois fatigués et repus des jouissances partagées.

— Alors, jolie elfe, tu manges quoi au p’tidéj ? Du steak de baleine et des harengs fumés ?
— Pas ce matin, merci ; aujourd’hui, c’est cervelle d’élan frite aux oignons avec de la bière tiède.
— Tu m’as eue ! Pardon, mais j’adore me moquer et taquiner les gens que j’aime !
— Et moi, tu m’aimes ?

Heljä disait ça d’une voix mutine, insouciante, mais Coralie sentit l’inquiétude sous-jacente, le besoin d’être rassurée. Elle hésita, soudain sérieuse.

— Je… Je crois que oui, je ne te connais pas mais je crois que oui.
— Vous appelez ça le coup de poudre, je crois ? Pourquoi tu ris ? Tu ris et tu pleures, Coralie. J’ai dit quelque chose…
— Non, ma chérie, non. Embrasse-moi. Puis mange-moi aussi, je veux être ton petit déjeuner.
— Je vais te faire danser la samba sur ma langue et te faire jouir et crier si fort que le gérant ne voudra plus de nous dans cet appart… Nous devrons en chercher un autre toutes les deux.
— Oh, Coralie ! Tu voudras que je reste avec toi encore ? Tu es si belle, je ne te…
— Ssh ! Tu ne te rends pas compte de ta beauté ? Je suis fière d’être dans ton lit. Mais surtout, j’en suis heureuse : tu es celle que j’attendais et qui me complète. Et maintenant, danse pour moi.

Et elle avait dansé en effet, et crié, sous la langue ensorceleuse débusquant et titillant son clitoris engorgé, sous la bouche avide le happant et le mordant. Elle avait joui encore et encore sous les tendres doigts pétrissant ses petits seins et en pinçant les aréoles brunes tendues comme des pis de chèvre.

Coralie se sent mieux en repensant à cette rencontre ; elles s’étaient trouvées et ne s’étaient plus quittées. Heljä avait présenté la Française à ses parents d’abord avec Skype, puis les jeunes filles étaient parties en Finlande en autobus pour leur premier Noël commun à Lahti, au nord d’Helsinki.

Dans la neige, malgré le froid polaire, elles avaient fait de la motoneige et du sulky à clochettes derrière un renne ; elles avaient mangé des plats étranges pour Coralie, le kalakukko, le ragoût de renne ; elles avaient patiné sur un lac gelé… Le rêve, d’autant que les parents de la petite Finlandaise se sont tout de suite montrés chaleureux envers elle, l’accueillant sans aucune réticence dans le cercle familial. Fille unique, Heljä était leur petite princesse, l’enfant de l’amour arrivé tard alors qu’ils ne croyaient plus être parents.

À Nantes, l’accueil d’Heljä par les parents de Coralie fut plus froid ; bien qu’ils fussent au courant des penchants de leur fille, ils les acceptaient avec réticence. Heureusement, cet accueil fut compensé par celui de ses deux jeunes frère et sœur qui s’entichèrent de la Finlandaise qu’ils hissèrent aussitôt sur un piédestal. Ils la trouvaient carrément irrésistible avec son accent discret, ses contresens parfois cocasses et son air enjoué, pétillant ; elle représentait pour eux le summum de l’exotisme : Finlandaise, lesbienne, non-conformiste et naturelle.

Coralie réussit un master d’histoire, et dans la foulée le concours de professeur des écoles. Heljä trouva un emploi de traductrice dans une maison d’édition. Elles aménagèrent rue Cadet dans un petit deux-pièces qu’elles meublèrent de bric et de broc ; la jeune Scandinave avait un réel talent de décoratrice, et leur nid d’amour devint un cocon douillet et tendance. Tentures japonaises, futon prune et argent, buffet en pin et table en verre fumé, meubles chinois laqués bordeaux, tapis berbères ; les amis du couple se sentaient tout de suite bien dans cet environnement multiculturel et chaleureux.

Coralie travaillait à l’école primaire Chabrol, dans la rue éponyme ; elle n’avait pas besoin de prendre le métro, ni même une bicyclette. Heljä prenait le métro pour aller rive gauche où était son éditeur, mais elle pouvait faire ses traductions depuis leur appartement sur son Mac.

Coralie rêvasse en empruntant la rue de Provence pour remonter ensuite la rue Cadet ; la nuit tombe, à sa surprise : elle ne pensait pas qu’il était si tard, son amante doit s’inquiéter. Elle gravit rapidement l’escalier jusqu’au quatrième étage sans allumer, se fiant à sa connaissance des lieux pour se déplacer sans trébucher. Elle entre chez elles et comprend qu’il y a un problème.

Heljä est couchée en chien de fusil au milieu du futon, en jean moulant noir et tee-shirt Diesel, ses pieds nus agités de tremblements incoercibles. Sa tête est enfoncée dans la veste fétiche de Coralie qu’elle serre dans ses poings crispés. La jeune instit blonde s’approche du lit, interloquée ; ce faisant, elle voit alors le journal froissé sur la table en verre juste à côté d’elle.
C’est Le Parisien. Elles ne l’achètent pratiquement jamais; cependant, un exemplaire trône sur cette table, et son regard est malgré elle attiré par le titre de l’article en haut de cette page.

DRAME : une institutrice sauve un enfant mais est tuée par un chauffard.
Hier, à 17 heures 12, le petit Thomas traversait la rue Cadet sur le passage protégé devant l’école primaire quand un chauffard roulant à vive allure dans une berline allemande a foncé sur lui. Une professeur de l’école Chabrol, n’écoutant que son courage, a réussi à pousser l’enfant mais a été percutée par le véhicule fou. Sous la violence du choc, la courageuse jeune femme a été projetée à plus de quinze mètres. Elle n’a pas survécu à ses blessures. Le chauffard a pris la fuite et est activement recherché par la police. Saluons ici la mémoire de Mlle Coralie Le Dantec, 24 ans, célibataire, qui s’est sacrifiée un beau jour de mai 2013. Nous ne l’oublierons pas.


Oh non ! Coralie regarde ses mains intactes, ses vêtements sans accroc ni tache ; puis elle se tourne et fixe le grand miroir en pied près de la porte d’entrée. Elle devrait se voir, là, en face ; elle ne voit que la table en verre avec le journal, le lit en retrait, Heljä qui dort et gémit. Elle pousse un cri de désespoir qui ne tire même pas la jolie Finlandaise de son sommeil entrecoupé de sanglots.
« Ce n’est pas juste ; je suis jeune et amoureuse. Non, je ne suis plus qu’une ombre, plus rien ; Heljä, mon amour, je te laisse seule si vite, si tôt, alors que nous avions une vie à passer ensemble... »

Elle s’approche de la belle dormeuse, se penche sur elle et l’effleure de son souffle et de sa main plus légère qu’une plume. Une larme immatérielle coule sur sa joue.
Heljä lève la tête de la veste contenant l’odeur chérie de son amoureuse, son visage si pur est rougi, ses yeux bleus gonflés de larmes ; elle regarde vers Coralie sans la voir et murmure :

—  Cora lemmikki, rakkaani ; Kultaseni. En koskaan unohda.

Coralie recule, attristée ; elle n’a plus rien à faire ici, elle le sait. Elle murmure :

—  Vis, pour moi. Ris, pour moi. Aime, pour moi, ma chérie.

Puis elle part, et son triste sourire disparaît en dernier.

Auteur : Matt Démon

Note du traducteur
Cora chérie : Cora lemmikki
Mon amour : Rakkaani
Ma chérie : Kultaseni
Je ne t’oublierai jamais : En koskaan unohda

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