Il faut… que j’essaye de bouger. Je dois… Je suis sans doute… brûlé. Paralysé.
Ramper ? Les… secours.
Marteaux-piqueurs, et quelqu’un s’approche. Mais je ne peux bouger la tête. J’ai toujours mes lunettes sur le nez ?
Une femme. Je ne vois pas sa tête, je suis à moitié aveugle. Marteaux-piqueurs, et… Bordel ! Je dois être mort sans doute : la femme qui s’approche de moi est une pin-up pulpeuse, en soutien-gorge de dentelle, culotte et bas noirs, je la distingue en contre-plongée. C’est donc ça, la mort ? Le paradis ?
C’est le paradis malgré les marteaux-piqueurs : la femme dont je ne peux voir le visage, voilé de noir – mes yeux ont dû griller à moitié, ou bien mon cerveau – la femme m’enjambe en riant et s’assied sur moi : elle pose son cul sur mon sexe enfermé dans mon jean, et je ne peux bouger mon corps, je suis inerte, mais je ressens le poids de cette bombe qui vient de me chevaucher, je sens ses mains se poser sur ma poitrine.
Ramper ? Les… secours.
Marteaux-piqueurs, et quelqu’un s’approche. Mais je ne peux bouger la tête. J’ai toujours mes lunettes sur le nez ?
Une femme. Je ne vois pas sa tête, je suis à moitié aveugle. Marteaux-piqueurs, et… Bordel ! Je dois être mort sans doute : la femme qui s’approche de moi est une pin-up pulpeuse, en soutien-gorge de dentelle, culotte et bas noirs, je la distingue en contre-plongée. C’est donc ça, la mort ? Le paradis ?
C’est le paradis malgré les marteaux-piqueurs : la femme dont je ne peux voir le visage, voilé de noir – mes yeux ont dû griller à moitié, ou bien mon cerveau – la femme m’enjambe en riant et s’assied sur moi : elle pose son cul sur mon sexe enfermé dans mon jean, et je ne peux bouger mon corps, je suis inerte, mais je ressens le poids de cette bombe qui vient de me chevaucher, je sens ses mains se poser sur ma poitrine.
C’est une vampire ? Elle va me sucer le sang ?
Elle
peut me sucer ce qu’elle veut : je suis paralysé, immobile, consentant,
je suis mort, et elle a des seins de rêve dans son soutien-gorge un peu
trop petit, elle rit toujours et m’adresse la parole :
— Alors, tu sais maintenant ce que c’est, le coup de foudre ? Celui-là est spécial ! Je t’attendais.
Les
marteaux-piqueurs diminuent leur concert meurtrier dans ma tête, mais
je n’ai pas retrouvé la vision, le visage de la femme est dans l’ombre.
J’essaie de parler, et je parviens à grogner d’une voix éraillée :
— Je suis mort ?… Qui… êtes-vous ? Il faut… que… ma voiture ?… Aidez-moi. Des secours. Repartir.
— Amzer zo ! s’exclame-t-elle en riant.
— …Veut dire quoi ?
— Tu verras bien, faudra chercher ! » répond-elle hilare.
Je
suis chevauché dans un orage tumultueux par une pin-up bretonne sans
visage et dingue, et c’est bon de mourir comme ça. J’ai une belle
érection. Pas paralysé de partout.
— Glac’haret, ne t’inquiète
pas, tu n’es pas mort, mon trésor, tout ce que tu vas voir, c’est la
réalité qui l’a voulu, qui le nourrit, mais une réalité élastique. Les
réponses promises, tu sais ? Tu es joueur, j’ai envie de faire l’amour…
— Les réponses ?… À quoi… ? Pas… de questions à ce point-là… moi. Je vais bien, avant… de venir ici, en tout cas…
— C’est un jeu mon, chat : je te donne une clef, il faut trouver la serrure. Mad eo ?
— Evel just.
Je
frissonne. J’ai parlé une langue que je ne connais pas, sans réfléchir.
Je n’ai pas compris sa question, mais j’y ai répondu d’instinct, sans
comprendre ma réponse. Je suis très mal barré.
— Tu es une fée ?
Elle rit. J’aperçois une belle bouche rouge, et puis elle glisse quelque chose dans ma main, referme les doigts, et se relève.
— On fait pas l’amour ? je demande, déçu de ne plus sentir son poids et sa chaleur sur mon bassin, sur mon sexe en érection.
— Je ne t’abandonne pas. Les portes ne se referment pas.
Et puis elle disparaît de mon champ de vision limité, et…
BAM
Je
m’envole plus loin, achevé sans doute, et retombe lourdement, rebondis
durement en criant, roule au sol. Je sens les pierres, une vive douleur
au bras, à la cheville, un coup sur l’oreille. Bordel, je ne suis pas
mort : je morfle, au contraire, en vrac après une chute de fou !
Tout
étourdi et douloureux, je ferme les yeux pour récupérer, essayer de
récupérer des forces avant… avant de faire le point sur ce qu’il reste
en état de marche chez moi.
Oooooh ! Deux fois foudroyé dans un
cimetière breton, avec un intermède pin-up assez agréable mais bien
entendu incompréhensible.
Mon mal de tête a disparu. J’ouvre les
yeux, j’ai ma vision complète. Waow… je peux bouger la tête ! Mes
lunettes, intactes. Impossible.
Je parviens à rouler sur le côté
en grimaçant de douleur, à déplier un bras pour me redresser un peu en
grognant. J’ai mal à l’épaule, mal partout…
Je regarde dans mon poing
serré ce qu’a glissé la femme sans visage. Une petite clef. Ah oui… la
serrure. Je mets la clef dans ma poche. On verra plus tard.
J’observe
le paysage, stupéfait. En d’autres circonstances j’éclaterais de rire,
tellement c’est absurde : la mer devant moi, en contrebas de la petite
falaise, et dans la nuit éclairée ça et là par les éclairs déchaînés,
j’aperçois les croix du cimetière, mais très loin, et la silhouette de
la maison, encore plus loin : mon vol plané est impossible, je suis au
moins à 300 mètres de la grille que j’ai passée avant d’être cueilli par
le premier éclair et que Wonder Woman ne vienne me raconter des trucs
obscurs en riant !
Je suis un peu douloureux, mais pas éparpillé,
pulvérisé comme après un coup de foudre et un vol de 300 mètres dans
les airs, comme si j’étais tombé de la Tour Eiffel. C’est ridicule,
impossible ! Mais tout est… impossible, sans doute depuis le mec sur la
route avec son costume.
J’essaie de me relever en geignant à
cause des douleurs qui me traversent le corps, mais rien de mortel sans
doute, et du coin de l’œil j’aperçois quelqu’un, vers le bord de la
falaise : une silhouette de femme… en train de prendre des photos.
Je
crie au milieu des grondements de tonnerre, et je vois la femme tourner
la tête vers moi, chercher, et ranger précipitamment son appareil dans
ce qui doit être sa housse autour de son cou avant de se mettre à courir
vers moi. Ouf, enfin quelqu’un de normal avec des réactions normales,
et qui a l’air de ne pas sortir tout droit d’un film fantast… Mais je me
fige de stupeur en dévisageant la jeune femme qui approche en courant.
Ce n’est pas POSSIBLE !
C’est une de mes étudiantes parisiennes. Enfin, plutôt une ancienne étudiante : Margot.
Mon
cerveau endolori n’arrive pas à admettre ce que je vois : Margot en
train de courir sur la lande pour me rejoindre au milieu de l’orage. Ça
ne peut pas exister, qu’est-ce qu’elle fout là ? Au milieu de ce moment
impossible, ce qui me rassure un peu, c’est qu’elle aussi, quand elle
comprend que c’est moi, a l’air totalement stupéfait, cesse de courir et
me lance :
— Toi ? Hein ?… Mais qu’est-ce que tu fais là ? C’est toi ?
Et puis elle se précipite à nouveau vers moi.
— Tu es tombé ? Ça ne va pas ?
— Oui, il se passe… des trucs bizarres, toi y compris…
Elle s’accroupit près de moi, le visage tendu d’inquiétude :
— Ça va ? Que se passe-t-il ? Qu’est-ce que tu fais là ?
— Je me baladais en Bretagne, je suis tombé en panne, pas loin, et… la foudre. Je me suis pris la foudre.
— Quoi ?
Elle ouvre des yeux comme des soucoupes.
— Oui. Deux fois, mais je n’ai rien, je crois. Et toi ? Que fais-tu là ?
—
De la photo. Je suis photographe, tu te souviens ? ajoute-t-elle en
riant. Je photographiais l’orage sur la mer, je suis en balade en
Bretagne, moi aussi, et on tombe l’un sur l’autre, c’est dingue !
Je
parviens à m’asseoir normalement, elle me soutient, et sa réflexion, et
la pression de ses mains qu’elle laisse sur mes épaules me font me
souvenir que cette fille… m’aime bien, plus que cela, même : elle en
pince pour moi. Mais pas le genre petite pince à sucre : plutôt les
outils au bout des pelleteuses. Ça fait quelques années qu’elle me
poursuit de ses attaques appuyées mais jamais complètement directes.
C’est
plutôt agréable d’être au centre de l’attention d’une jolie fille au
regard ému et qui rougit facilement, mais j’ai toujours fait attention,
essayé de ne pas l’encourager à aller plus loin. Et là, je me retrouve
seul avec elle je ne sais même pas où exactement.
— On est où, là ?
—
J’en sais trop rien. Je suis partie de Bénodet ce matin, en m’arrêtant
sans arrêt. Je sais pas du tout. T’en sais rien non plus ?
— Non.
—
C’est chouette d’être tous les deux au milieu de nulle part, me
dit-elle en rougissant, avec des yeux brillants d’émotion. Je suis
tellement contente de tomber sur toi ! Je pensais à toi, ce matin…
Bordel,
je sens que ça va devenir très vite très compliqué, là… Il faut que je
change de sujet, sinon je vais avoir un mal fou à la désamorcer, et même
si les portes ne se referment pas et que la grille du cimetière est
ouverte, cette grande nana sportive et en pleine santé n’aura pas de mal
à me rattraper. Surtout que ça fait longtemps qu’elle me court après…
— Tu sais si la maison est habitée, là ?
— Ah non, je ne sais pas : la grille était ouverte, je suis entrée, je voulais faire des photos…
— OK. Il s’est passé des trucs bizarres, avant que j’arrive ici…
— Ah ?
—
Un type, habillé chic, mais comme en 1950, qui marchait sur la route,
qui parlait breton, et qui m’a dit… en français, des choses étranges…
— Ah bon ?… Raconte !
Elle s’assied en face de moi, intriguée. La séquence Le Club des Cinq et le manoir breton hanté va peut-être calmer un moment ses regards de braise. Je lui raconte, et elle s’exclame en riant :
— Les jolies choses surprenantes, c’est sans doute moi !
Merde. Je grimace un : « Je sais pas, j’ai pas compris ce qu’il voul… »
— Tu me trouves jolie ?
Et il se remet à pleuvoir.
Allons bon. La scène du Mépris sur la lande bretonne… Je vais me retrouver piégé au milieu de nulle part.
— Dis-moi, insiste-t-elle. On est tous les deux, là, et je n’ai jamais osé te demander. Tu me trouves jolie ?
— Oui, Margot. Tu es une très jolie fille...
Elle devient toute rouge et me décroche un regard de volcan instable.
— … mais je ne veux pas que tu te fasses des idées, tu sais… Je ne suis pas…
— Pas quoi ?
— Pas libre.
Elle a un petit sourire :
—
Je sais bien, et tu sais bien, toi, que je me fais des idées, comme tu
dis. Et tu sais que c’est plus que cela, et depuis longtemps.
— Oui, j’avais… deviné, je réponds avec un petit sourire gentil.
— C’est pas des idées, c’est que je suis… dingue de toi. Je ne rêve que d’une chose, quand tu es à côté de moi : de tes bras.
D’un
seul coup elle s’empare de ma main, et avant que je n’aie pu la
retirer, elle l’embrasse doucement en la tenant fermement. Je me fige,
crispé :
— Margot… Je t’en prie. Non.
— Pourquoi ?
— Tu le sais, pourquoi.
Je soupire et poursuis :
— Il faut pas. Ça mène à rien.
— Si. Tu es là, et moi aussi. Et…
Et
Margot plaque ma main sur son sein gauche en éclatant de rire. Son
tee-shirt est mouillé. Elle me tient fermement le poignet. Je cabre mes
doigts en arrière, mais la rondeur de son sein emplit ma paume.
— Arrête !
—
Je n’attends que ça, que tu me touches ! Que tu profites de moi,
complètement ! Je suis là, j’attends, et toi tu ne me touches pas…
Vas-y, profites-en !
— Non !
J’arrive à retirer ma main d’un mouvement brusque et à reculer, me mettre debout, hors de portée, le cœur battant la chamade.
— Margot, t’es folle ! Et puis… et puis… Tu ne vas pas me forcer, quand même, merde, c’est quoi ce… ce délire ?
—
Ce délire, c’est mon désir. Depuis des années. Pourquoi tu veux pas de
moi ? J’ai largement de quoi te faire bander bien comme il faut, tu sais
?
— Non mais ça va pas ? C’est… c’est pas possible, tu le sais bien, bon sang !
Elle
relève son tee-shirt au-dessus de ses seins. À la lueur des éclairs, je
vois son soutien-gorge vert foncé, bien rempli. Putain, tout cela est
adorable, mais…
— Mais NON, Margot, je suis ton prof !
— Non,
t’es plus mon prof, je suis dans ton école mais plus dans tes classes.
Monsieur a des grands principes déontologiques ? raille-t-elle. Je ne te
veux aucun mal, je ne parlerai jamais de cela. Ce sera notre secret. Tu
veux pas réfléchir plutôt… à l’occasion qui se présente ? ajoute-t-elle
en baissant la dentelle de son soutien-gorge sous ses seins.
Mon sang se glace.
—
Écoute, stop. Vraiment. Tu es très… attirante, ce n’est pas la
question, mais… ce n’est pas possible. C’est pas une question de… ne pas
en parler, de secret. Essaie de me comprendre. Il faut… que je parte,
c’est mieux.
Elle sourit avec ironie et presse ses seins dénudés
entre ses mains. J’essaie de ne pas regarder ce spectacle objectivement
affolant : il faut que je me barre d’ici ! Je ne vais pas lui dire au
revoir, lui recommander de faire attention à elle. Je la regarde dans
les yeux, elle me lance un regard de défi, plein d’ironie mauvaise et
sexuelle, et je fais demi-tour. Elle éclate de rire :
— C’est pas
par là, la sortie !… Hé, tu sais ? Je serai toujours sur ta route ! Et
un jour, tu te rendras compte du temps que tu as perdu ! Moi, je suis
d’une patience d’ange… Bon courage, chéri ! conclut-elle en riant.
Effectivement, je suis parti vers la mer ! Tant pis.
Il
continue de tomber une petite pluie. Je vais surtout m’éloigner d’elle…
J’ai le cœur qui bat trop fort, je déteste ce qui s’est passé. Les
émotions, les sentiments, le désir… si c’est coupé de l’autre en face,
ça n’a aucun sens. Bien sûr qu’elle est mignonne et désirable, et tout,
mais… je ne veux pas ! Et bon sang, si c’est pour m’amener à capituler,
quelle victoire elle remportera ?
Mmm, les choses sont plus
simples et moins romantiques : elle en a marre d’attendre, et si je
craque, tant mieux. Et si je regrette et suis noyé de culpabilité, tant
pis, pas grave, elle s’en fout. Ce qui compte, c’est que mes barrières
tombent. Pas ce que je ressens, pas ce que je refuse. Et je refuse cela,
mais pas pour éviter la culpabilité : parce que l’envie n’est pas là,
que la tentation n’est pas même envisagée par la partie lubrique de mon
cerveau.
J’essaie de me concentrer sur la suite : sortir d’ici,
rejoindre ma voiture, ou bien faire le tour de la propriété et réussir à
aller frapper à la porte de cette maison.
Je descends et prends le chemin vers la mer, je marche cinquante mètres et soudain je me fige.
Là-bas, dans l’obscurité je viens d’apercevoir… une religieuse. Mais elle fait demi-tour et disparait.
Je tremble, ahuri et angoissé. Rien n’est normal depuis quelques heures. Rien.
La pluie cesse peu à peu.
Je
suis en train de rêver ? Ou… j’ai eu un accident, je suis dans le coma,
embarqué malgré moi dans un grand désordre intérieur de mon cerveau
sous morphine ? Comment disait la jolie femme sans visage, déjà ? « Tout
ce que tu vas voir, c’est la réalité qui l’a voulu, qui le nourrit,
mais une réalité élastique. » C’est même du fromage fondu, bon sang !
Je jette un coup d’œil derrière moi, mais Margot a disparu de mon champ de vision.
Un problème après l’autre : trouver une sortie par la mer, à défaut revenir discrètement vers la maison.
Je poursuis ma route vers la mer, repense à la clef dans ma poche.
Je
n’ai aucune envie de retomber sur Margot, mais… la femme pulpeuse, si
mystérieuse, avec ses bas noirs, son rire, son pouvoir sur les éclairs
qui m’envoient valdinguer à trois kilomètres sans me tuer… J’aimerais la
retrouver, parler avec elle, lui poser des questions, faire l’amour
avec elle. Même s’il est plus qu’évident qu’elle est une vision, une
créature imaginaire de mon esprit. Ou… magique ? Surnaturelle ? Une fée ?
J’ai
senti son poids sur moi, sa chaleur… Oui, peut-être que mes sensations…
J’ai peut-être eu un vrai coup de foudre et perdu connaissance, imaginé
tout cela avant de retrouver mes esprits 300 mètres plus loin.
Et Margot qui faisait de la photo ? Pile sur cette propriété ? Suis-je encore en train de rêver ?
Je
regarde devant : je n’ai pas les réponses, contrairement à ce
qu’annonçaient le gaillard sur la route et la femme sans visage. Je ne
pense pas les avoir un jour : il faut que j’avance, même si je rêve,
même si je suis dans le coma ou endormi dans ma Lancia.
Oh ! Est-ce que j’ai rêvé le chèque ? Ce serait une catastrophe !
Je me mets à rire tout seul, et puis j’arrive en surplomb de la mer et cesse de rêvasser, de m’interroger et de rire.
Ce
que je vois à la lumière des éclairs qui semblent ne pas avoir cessé
est surprenant, pour changer : sur la gauche, vers le Sud, il y a une
sorte de pont de béton, soutenu par des câbles d’acier, qui passe
au-dessus d’une faille assez large qui entaille la falaise.
Les
vagues qui s’écrasent sur les rochers noirs sont impressionnantes,
l’écume blanche déchirée est phosphorescente dans la nuit orageuse, le
paysage est dantesque, je me sens minuscule, si fragile… Mais c’est une
possibilité de sortie : traverser ce pont inconnu et remonter ensuite
vers la route : après le pont – qui est une sorte de simple et imposante
poutre de béton – il y a un chemin qui serpente dans la lande, vers la
route sans doute.
OK. Allons-y !
Je relève le col de mon
manteau et m’engage résolument sur le petit chemin qui descend en
méandres vers la mer. J’ai mal partout, et ça, c’est bien réel, pas de
la fantasmagorie, mais je dois me presser de sortir d’ici, je soufflerai
et prendrai un bain chaud quand je serai à l’abri de ces visions
étranges, revenu dans le monde explicable dont je peux raconter les
limites, la beauté et les excès à mes enfants.
Plus j’approche de l’ouvrage de béton, plus il me semble à la fois étroit et gigantesque.
L’unique
pylône, solide, sur lequel les câbles de soutien du tablier sont
arrimés, de mon côté, est rouge de rouille, les câbles eux-mêmes sont
rouillés, mais rien ne semble détérioré, rongé.
En regardant
l’extrémité de ce pylône qui s’élève dans le ciel d’orage, mon ventre se
serre d’angoisse : les éclairs, la foudre que j’ai prise déjà… deux
fois peut-être ? Tout ça va bien finir par m’occire, me tuer, me griller
sur place si elle se déclenche à nouveau sur moi, minuscule auteur
parisien qui n’en demandais pas tant et qui adore échapper à la tempête.
Le
tablier est une poutre de béton, sans garde-fou, rebord, ni rien. Du
béton, deux mètres de large à peine sans doute, qui brille de pluie dans
la lumière anarchique des éclairs.
Avec le vent qu’il y a et le
vertige que j’ai, je ne me sens pas de traverser ce truc-là de nuit sous
le tonnerre, mais il le faut, et j’essaie de calmer les crispations
grandissantes de mon cerveau, la partie lucide qui se rebelle contre
cette idée, mon cœur qui bat trop fort et mes nerfs qui se vrillent en
pompant mon énergie musculaire.
J’ai les jambes en coton, et
peut-être qu’il faut que j’arrête de déconner, que je fasse demi-tour,
que je passe en trombe devant Margot en la saluant de la main, que je
traverse le petit cimetière, passe la grille et aille finir mon thermos
de café chaud à l’abri dans ma Lancia en mangeant mon kouign amann ?
Mais
non. Il faut, bordel, que je traverse ce pont rudimentaire, emprunte le
chemin juste derrière, à cinquante mètres devant moi, et après, à
portée de main, là en haut, la Lancia et le gâteau plein de beurre.
Voilà. Un peu de courage.
Je pense à l’âne de Shrek pour me
détendre, sur son pont de singe au-dessus d’un volcan, il me semble, et
puis je m’engage sur le pont de béton en regardant devant moi, pas en
bas comme dit l’ogre. Mais un coup de tonnerre plus violent que les
autres me fait rentrer la tête dans les épaules et ralentir au bout
d’une dizaine de mètres, je ne veux pas m’arrêter, mais le vent siffle,
je me dis qu’il se renforce, que… que les éléments ne veulent pas que je
traverse, et puis, et puis… l’erreur.
Je regarde à droite : les
vagues en dessous, je n’entends qu’elles derrière le vent et le
tonnerre, les vagues, ces vagues énormes qui se fracassent dessous,
gonflent et dégonflent en s’entrecroisant, en s’entrechoquant, qui
grossissent et filent à toute allure vers la faille sous le pont étroit,
sous moi : des explosions blanches, des courbes épaisses, mouvantes,
brutales, profondes. Mon Dieu !
Je me fige, me plie lentement en
deux pour ne pas… tomber, pour échapper au vent, pour toucher le sol de
béton, ne pas tomber, basculer, respirer, perdre mes lunettes, je
regarde encore les vagues à droite, en bas, dessous, et la surface
déchirée d’écume et de forces qui jamais ne se reposent : la mer est
perpétuelle.
Et soudain, un signe très bref que tout éclate de rire
et se moque de moi et de mes peurs irraisonnées et si profondes : un
éclair illumine violemment la surface grondante de l’eau, et j’aperçois
le dessous, les rochers sous la surface qui tombent dans les profondeurs
: c’est affreux.
J’ai toujours eu horreur des profondeurs
marines, c’est l’une des choses qui me glacent d’effroi. Non pas à cause
des requins, des bestioles glissantes, gluantes et muettes qui peuplent
les océans, car même si je n’aime pas particulièrement les méduses, je
suis fasciné par le vivant. Non : à cause de l’insondable immensité qui
s’étend verticalement vers l’obscurité, le froid et l’obscurité
irrespirable dont la pression broie les corps étrangers de l’air libre,
du soleil. Mon vertige absolu.
Petit, j’étais fasciné par le Titanic, légende de cette horreur-là, dans l’exemplaire d’avril 1912 de la collection de L’Illustration de ma grand-mère, et le Grand Bleu,
plus tard, me faisait m’accrocher aux accoudoirs de mon fauteuil de
cinéma plus férocement qu’un bon vieux massacre avec des outils de
bûcheron.
J’essaie de respirer plus calmement, mais le vent et le
tonnerre ne veulent pas me permettre de me faire une barrière mentale.
J’arrive enfin à quitter la mer des yeux, je regarde le sol de béton,
puis du côté de la terre, à gauche : c’est pire. Indéniablement et
définitivement pire dans le genre. J’ai la gorge trop serrée pour
exprimer quoi que ce soit : la faille qu’enjambe ce pont, qui s’enfonce
dans la falaise en la tranchant, forme une sorte de… caverne, un tunnel
naturel que l’on a aménagé et renforcé il y a longtemps avec une voûte
de béton et un quai étroit et haut des deux côtés de ce tunnel.
Il y a
une petite lumière, genre veilleuse de sécurité, assez loin sur le côté
gauche dans le tunnel qui, à part cela, est plongé dans l’obscurité.
Mais la faible lumière et celle des éclairs plus ou moins proches et
éclatants me font comprendre ce qu’est ce tunnel aménagé. Sa fonction,
sa raison d’être : une base sous-marine.
J’aperçois une masse
noire, arrondie et indistincte mais effrayante, à quai sur la gauche :
ce n’est pas un navire. Un sous-marin, noir, qui sort à peine de la
surface sombre de ce boyau que les vagues tentent de remuer. Mon regard
fixé sur le monstre caché, que je n’avais pas vu, que je n’aurais jamais
pu imaginer dans un endroit pareil, je cherche à retrouver mon souffle.
D’un
côté, le froid des fonds marins qui plongent dans le vide insondable,
de l’autre cette chose noire qui emmène et camoufle l’homme sous la
surface, voyage silencieux.
Je ferme les yeux.
Le calme, la vie.
Je
suis en vie, l’énergie, la chaleur, j’ai moi aussi un réacteur
nucléaire en moi, que je bricole tout seul, et ça fonctionne bien.
Et puis l’instinct de survie surgit : Daniel Craig !
D’un seul coup je pense à James Bond, Daniel Craig dans… C’était quoi déjà ?… Casino Royale.
Au féminin, « Royale ». James qui fait le con sur une grue de chantier,
et même sur deux grues. L’horreur aérienne, absurde, extrême. Autrement
plus dangereux et effrayant que mon petit pont de béton large, immobile
et pas à claire-voie !
Je souris, et convoque Daniel Craig.
Il
sourit lui aussi, se moque de moi gentiment. Il marche sur le pont à ma
rencontre, bien tranquillement, un peu au bord pour rigoler. Costume
chic et près du corps, chemise blanche, belle montre.
— Ben, relève-toi ! Un peu de courage… Je te sers à quoi, sinon, moi ? Debout, merde.
Je souris, prends ma respiration et me déplie lentement en position debout. Recouvrance de mes forces.
—
Regarde pas la mer, regarde pas le sous-marin… Be yourself. Debout. Tu
t’en fous, du vent. OK ? Tu le sais comme moi, que tout est possible…
Alors avance. Mais je te conseille de revenir en arrière, c’est moins
loin.
Il sourit encore, il a l’air d’un tigre, il est le tigre
qui est en moi : une représentation de la férocité qu’il me faut parfois
pour poursuivre et me relever, pour avoir confiance en mes capacités.
Je marche vers lui et lui demande pour changer de sujet :
— Si je reviens, il y a la fille qui m’attend, là…
— Trop jeune, laisse-t-il tomber. L’autre, en revanche, la fille en sous-vêtements… Waow.
— On est d’accord, mais elle n’est pas réelle…
—
Et moi, tu crois quoi ? Que je suis vraiment là à t’aider ? Qu’en vrai
je me balade sur le toit des trains ? Que je saute des avions sans
parachute ? Si ça se trouve, je déteste les moustiques et les méduses…
Il éclate de rire. Il est vachement plus beau que moi, mais j’ai confiance en lui en moi.
—
Retrouve-la, cette nana qui t’envoie de la foudre et qui te file des
clefs… Bon, je te laisse, j’ai à faire… À la prochaine, dude.
Et il dégringole sur le côté, bondit sur les rochers comme un guépard et disparaît dans l’ombre.
J’atteins
enfin, mon Dieu, l’extrémité du tablier : retour sur mes pas si pénible
! Mais je suis là, debout, vivant et soulagé, aucune honte de ne pas y
être arrivé, ce genre d’arrogance me glisse dessus et je n’ai pas
l’amour-propre absolutiste de mon père : j’avance tout de même, quitte à
revenir sur mes pas, le demi-tour est une vue de l’esprit.
Je
souffle un peu et m’attaque à remonter le petit chemin, en remarquant
que le tonnerre diminue, les éclairs aussi, peu à peu. L’orage
s’éloigne, je m’éloigne du pont, je remonte sur terre.
Margot. Devant moi, qui sourit et m’interpelle :
— Désolée pour tout à l’heure !
Je ne réponds pas mais je lui souris aussi, je me méfie, et elle ajoute alors que je la rejoins :
— J’ai ma voiture, tu sais, on va sortir d’ici…
— Oui, bonne idée, merci !
Je
suis soulagé, mais je ne suis pas loin d’elle, et croise son regard…
C’est pas gagné ! Elle a les yeux qui brillent trop, alimentés sans
doute par son propre coup de foudre interne.
— On se barre d’ici, continue-t-elle en riant, c’est trop bizarre, et on essaie de trouver une chambre d’hôtes ou un hôtel…
Voilà,
on y est : elle cumule le circuit fermé et l’auto-allumage… Je réponds
en riant, sur le ton de la plaisanterie complice :
— Oui, mais tu te souviens que je ne suis pas libre, hein ?
—
Ça… J’ai bien l’intention de tenter ma chance et de faire oublier tes
grands principes, Monsieur le Professeur ! rétorque-t-elle aussitôt.
Je
cogite rapidement entre me servir d’elle et de sa bagnole pour me tirer
de ce guêpier étrange avant la mise au point qui devra venir et clore
ses délires, ou bien dire stop tout de suite et me retrouver comme un
con sur la lande, mais avec ma dignité intacte.
Mais elle m’aide à me décider en poursuivant :
—
Je suis sûre qu’après une bonne douche chaude, tu auras envie d’un peu
de réconfort, et je sais être très très douce, tu verras…
— Non, ne
continue pas. Je ne veux pas. « No way », comme dirait quelqu’un que je
connais. Je ne vais pas faire semblant… Soit – écoute – soit tu acceptes
qu’il ne se passera rien, et tu veux bien qu’on l’on se barre d’ici
ensemble, et je t’en serais reconnaissant, toujours, soit tu ne veux pas
comprendre, et… tant pis pour moi, mais il n’y aura pas de
câlin-récompense.
— Ah ?… Pas ta main dans ma culotte ?
— Non.
— Ta langue, tes mains sur mes fe…
— Non, arrête.
— Tu es pédé ? Je suis inexplicablement moche, mais rien que pour toi, uniquement à tes yeux ?
J’éclate de rire, mais je regarde avec une forme de tendresse son désarroi qui sort d’elle, brûlant.
— Tu es dans ma tête depuis… si longtemps, je ne m’en sors pas, dans mes nerfs, dans mes rêves, mon lit, ma douche, tu es…
—
Margot, tu peux être en colère contre moi, s’il le faut, si on doit en
passer par là, mais je ne compte pas capituler. Ni par tentation, ni par
bonté, ni par pitié, ni par faiblesse. L’équation ne changera pas entre
toi et moi.
Elle me lance un regard épuisé, sans haine.
Le
truc, maintenant, c’est que je ne la prenne pas dans les bras parce
qu’elle est triste et toute perdue, hein ! Je lui dis « Bonne nuit,
Margot. » et je poursuis mon chemin. Elle ne bouge pas. Je n’aime pas
cela, mais je ne vais pas fuir.
— Hé !
Je me retourne, et elle me lance :
— Je suis désolée. Mais je peux pas te garantir que… je recommencerai pas à déconner, tu sais ? Tu m’en voudras pas ?
J’ai un petit rire, de toute ma gentillesse, lui fais un signe de tête et continue à monter le chemin.
Au
bout de cinquante mètres, je m’aperçois que l’orage est presque
terminé. Quelques roulements lointains, et le vent semble avoir chassé
les nuages et leurs éclairs : j’aperçois la lune. Et… et aussi une
silhouette, côté falaise, qui remonte comme moi vers le haut du terrain,
semble-t-il, en m’observant de loin. Une femme, un peu ronde, en imper,
avec un parapluie.
La propriétaire du terrain, de la maison ? Je bifurque et vais à sa rencontre, résolu à trouver une solution, à comprendre.
Mais
c’est toujours pire, pour ce qui est de comprendre. Je connais cette
fille, qui me regarde m’arrêter en la dévisageant, stupéfait. Carole.
Carole ?
Un imper fin, un petit chapeau, ses beaux yeux. Elle sourit et me lance :
— Bonsoir !
— Eeeeuh… bonsoir. Que fais-tu là ?
— Le hasard, rien que le hasard. Je t’ai entendu parler à cette fille, là, une élève à toi ?
— Hein ? Oh… euh… oui.
—
Elle te cherche, c’est ça, elle te veut ? Mais tu as été très bien,
ferme et tout, bravo. Tu as une femme, il ne faut pas faire n’importe
quoi. Tout bazarder. Moi aussi j’ai un homme, tu sais ? Je ne suis pas
libre. Rien n’est possible entre nous. Tout va bien. Il faut faire
attention, c’est bien de réfléchir…
Je la regarde, ahuri. Elle ?
Ici ? Qui raconte n’importe quoi ? C’est le signe que je dois être dans
le coma, ou qu’un étudiant a versé de la drogue en version bêta, comme
ma voiture, dans mon mug de café. Il me faut répondre à son monologue,
même si cette fille est une vue de l’esprit.
— Il faut réfléchir, OK, mais pourquoi est-ce que tu m’apparais toute nue sous ton imper ?
Elle
sursaute et je ris, lui fais un clin d’œil, et fais demi-tour : on
arrête les conneries, je rentre à Paris, à pied s’il le faut, mais je
pars cette nuit, je pars maintenant.
J’enfonce les mains dans les
poches de mon manteau et je me lance vers l’entrée de cette propriété
d’un pas déterminé, bien décidé à me barrer de ce rêve de fou si
totalement réel.
« réalité élastique », comme disait la femme en bas noirs. Ah, ça…
Mes
doigts jouent avec la clef qu’elle m’a donnée, au fond de ma poche.
J’ai une idée idiote : peut-être qu’elle pourrait faire démarrer ma
voiture ? Je la sors de ma poche pour la regarder, mais il se passe…
encore une chose bizarre. Encore.
Je ne peux pas ouvrir la main,
impossible. Mon poing est fermé sur la clef. Mes muscles refusent
d’obéir à l’ordre de mon cerveau. Je m’arrête, pris de stupeur. Rien, je
ne peux plus ouvrir la main ! J’essaie de retrouver mes esprits, me
calmer. La route… marcher le long de la route, trouver une maison, une
voiture, quelqu’un ! Sortir d’ici !
Je m’élance vers la grille
que j’aperçois sous la lumière de la lune, le vent est tombé, le silence
est impressionnant, on entend à peine la mer. Mais je dois… obliger,
m’arrêter brusquement : mon bras droit au poing fermé est tétanisé,
bloqué, les muscles douloureusement tendus, crispés, vibrants ! Je
grimace de douleur, l’esprit en déroute, mais il faut que je comprenne…
Je fais deux pas vers la grille, et pousse un cri de douleur. OK, OK… OK
! J’ai compris !
Quelque chose, ou quelqu’un qui n’a rien de
comparable à vous et moi, ne veut pas, non, que je sorte de ce terrain,
de ce… rêve, de cette histoire ! J’essaie de respirer, je recule de
quelques pas, et la pression qui rigidifie tout mon bras diminue. Bien.
Il faut que je réfléchisse… Comme dit Carole, c’est bien de réfléchir.
La
femme sans visage qui manipule la foudre en se marrant m’a donné une
clef, qui est là dans ma main serrée à fond. Elle a dit… je dois me
rappeler… « C’est un jeu, mon chat, je te donne une clef, il faut
trouver la serrure. Mad eo ? »
Une serrure, bien sûr ! Ce n’est pas sur la route, pas sur un pont : dans une maison. Dans cette maison.
Je
me tourne vers la grosse bâtisse qui impose sa silhouette sous la lune
et je me mets en marche. Pas le choix, hein ! En même temps, il faut
bien dire que personne dans ce rêve de drogué ne semble me vouloir
vraiment du mal, ni ma mort… L’Ankou ne rôde pas par ici : juste un
cimetière pour l’ambiance, une pin-up en bas noirs sous la pluie, une
étudiante perturbée, une religieuse qui n’est qu’une vision lointaine,
un pont qui fait peur, un sous-marin planqué, une ancienne maîtresse
avec des scrupules, une clef, et la foudre qui a décidé cette nuit de ne
pas cramer les touristes parisiens.
Plus j’approche de la
maison, plus mon bras se libère de la tétanie, et ça m’amuse,
finalement, cette invitation-déduction : Dracula a de l’humour pour
inciter les visiteurs à venir en son manoir. Et je repense aussi à
l’homme sur la route, qui est peut-être celui qui m’attend dans cette
grosse baraque plongée dans le noir : « Si vous poursuivez par là,
Monsieur, vous aurez des réponses : c’est votre chemin, et il est plein
de jolies choses surprenantes. Suivez les indications et les gens. »
Auteur : Riga
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