jeudi 3 septembre 2015

Texte à la menthe (3)

Relisez le chapitre 2
En m’approchant de la maison, je constate qu’elle n’est pas si lugubre que cela, et pas si obscure non plus. Elle ressemble moins à un manoir celte hanté par la Dame Blanche du coin et des druides sans tête – ou bien à la maison de famille de Dracula dans une vallée brumeuse des Carpates – qu’à une maison américaine d’un tableau de Hopper, en fait.
Sans doute pas un hasard, tant j’aime et connais bien ce peintre-là : je pense que tout cela est étrange mais pas hostile, que je vais sans doute comprendre ce que je fais là, dans ce coin-là de Bretagne qui ne doit pas figurer sur les cartes ni être visible des satellites américains qui photographient en continu les parcelles de la Terre entière pour tout savoir.
Je ne sais pas si je saurais tout, pour ma part, même si l’on m’a promis « des réponses », mais cela semble effectivement être mon chemin.

En approchant, je perçois des clartés derrière les hautes fenêtres du rez-de-chaussée. Oh, ce n’est pas Broadway ni la Foire du Trône, mais il semble que cette maison ne soit pas vide.
Et la clef, que j’ai pu relâcher finalement dans ma poche, veut vraiment que j’aille dans cette direction.

Je grimpe les trois marches du perron et tire la poignée en cuivre bien entretenue d’une sonnerie désuète que j’entends retentir à l’intérieur.
Si je suis attendu, on veut me laisser croire que non : il se passe une minute au moins avant que je n’entende des pas, que j’identifie comme des chaussures féminines sur un sol dur, carrelage ou pierre plutôt que parquet.
Tandis que l’on déverrouille la porte de bois sombre, massive et ouvragée, j’ai un irrépressible sentiment de trac, lié directement à l’étrangeté de cette nuit et de ces événements fantasmagoriques qui semblent n’exister que pour moi, et ce dans un but qui m’échappe complètement.
Mais… les réponses, c’est pour quand ?

Quand la porte s’ouvre, j’ai un choc, et ce ne sont pas des possibilités de réponses que j’entrevois, mais comme ce fut le cas sans arrêt depuis que j’ai discuté avec l’homme sur la route : plutôt une cascade de questions stupéfaites, et l’impression d’être le jouet d’une farce de la part d’un magicien qui me connaît bien et semble s’amuser comme un fou à me dérouter et faire vaciller mon équilibre mental.

Devant moi, il y a Hélène habillée en petite bonne. Pas bonniche de film porno avec mini-jupons, porte-jarretelles apparents, décolleté en plastique et escarpins impraticables, non : bonniche stylée à l’ancienne, à peine maquillée. Hélène, avec ses lunettes, son regard tranquille légèrement ironique. Rousse, si jolie, apparition impossible, plus impossible encore que toutes les autres. Surtout qu’elle a vingt ans, là devant moi, petit sourire aimable et convenu, c’est une comédienne stupéfiante, toujours.

— Bonsoir, Monsieur. Vous êtes… ?

Encore sous le coup de la stupéfaction, j’ai alors une confusion mentale énorme, un trou dans le grillage, et je me dis que NON, que je me trompe, que je m’abuse tout seul, que c’est moi l’imposteur, moi qui me fais des idées et qui suis en dehors de la réalité.
Il y a je le sais un type de rousses avec ce genre de bouche bien dessinée et ce menton volontaire, et cette couleur de cheveux orange sombre, je le sais parce que j’ai régulièrement frémi, durant toutes ces années, en croisant l’une d’elles qui n’était pas Hélène. Cette fille a vingt ans et elle, Hélène, elle aurait… un an de moins que moi. C’est idiot, je ne comprends rien, je… Je donne donc mon nom, le bafouillant un peu, d’une voix incertaine, en la dévisageant avec sans doute l’air stupide, et stupidement j’ajoute :

— Je suis tombé en panne, juste à cô…
— En panne ? Toi ?

Et elle éclate de rire. La garce. Garce et pétillante, insupportable et craquante, toujours.
Mais… toujours ? Non, elle n’existe pas, elle échappe au temps, c’est une représentation. Le temps et la continuité, le toujours n’existent pas, puisqu’elle est là, et forcément – quelle bizarrerie – forcément toujours la même.
La Bretagne, Hélène, tout est logique. Je suis englué dans je-ne-sais-quoi, entre le rêve, le coma et le jeu vidéo expérimental introspectif. Au moins, elle me regarde, cette représentation, et semble réagir et interagir avec moi : autant que je m’adresse à elle qui m’accueille dans cette maison.

— Je pensais avoir réglé…
— Quoi ?

Elle s’approche, tout près. Je recule. Elle se marre, et je reprends :

— Non, pas avoir réglé le problème, mais… avoir trouvé une place pour toi… en moi.
— Eh bien, alors bravo ! rigole-t-elle. Eh bien oui, mon bébé : j’ai ma place en toi puisque tu es tombé en panne et que je suis bonniche dans un manoir breton, avec un petit tablier, et que tu me fais rire en te demandant ce que je fous là et quel âge j’ai…
— Et quel âge as-tu ? Que fais-tu là, dis-moi ?
— Quand on est folle, on a toujours quinze ans, et… je fais rien que deees bêtises-heu, deees bêtises quand t’es pas là… conclut-elle en chantant avec une voix de gamine.

Et elle repart à rire.
Je la regarde, l’esprit en déroute, et lui demande à quel moment ai-je bien pu quitter la réalité.

— Sans doute assez tôt, décrète-elle en souriant gentiment. Tu n’es pas un type normal. Mais… ma patronne a l’air de bien aimer.

Je fronce les sourcils, et essaie de savoir si elle plaisante.

— Ta patronne ? Je la connais ? Celle qui… habite ici ?
— Ici est ailleurs. Est : eu-esse-thé. Higher. Hache-i-gé-hache-eu-air. Elle parle très bien anglais, tu verras. Je ne suis qu’une petite gourde de paysanne bretonne, moi, et ça m’impressionne.

Elle rit avec moi, et poursuit en me regardant bien dans les yeux. Je connais ce regard.

— Ou bien une hôtesse de l’air accommodante, ou une baby-sitter obsédée… Il y a plein de pièces dans cette maison… Tu veux qui, tu veux quoi ?
— Je ne veux pas, je ne veux plus. Je ne peux pas plus.
— No puedo màs.

Je frémis, et reprends pour contrer ses dérives :

— Ta patronne… Qui est-ce ? Je la connais ?
— Elle va te plaire, m’assure-t-elle mais toujours sans me répondre. Mais… dis ?
— Oui ?
— Tes copines, là, de ton fan-club, elles restent dans le jardin ?… Mmm… Remarque, si t’es dans le coin, elles vont pas attraper froid…

Hélène se met à rire, et son rire se transforme en un sourire triomphant et possessif, celui qui me donnait des frissons. Cette nuit, cependant, ce sourire ne me concerne pas.
Et puis elle lance en ouvrant la porte et en s’effaçant comme il convient pour me laisser entrer :

— Madame vous attend, Monsieur.

Elle me précède en roulant un peu du cul, exprès.
Je me demande si c’est un fantôme, si elle est morte. Je me suis parfois posé la question.

Nous traversons le petit vestibule de l’entrée, puis nous arrivons dans un vaste hall très haut de plafond, construit autour d’un bel escalier ancien donnant sur le premier étage par une large coursive.
Des tentures, des grands miroirs, des lustres… Un tapis ancien magnifique.
Nous allons à gauche de l’escalier, et elle ouvre une haute porte qui donne sur une pièce chaleureuse dans laquelle je m’avance. Une table dressée avec deux couverts, des jolis verres en cristal, des bougies et tout. Il y a un lustre là aussi, plus petit que celui du hall d’entrée, une belle et majestueuse cheminée sur la droite, et… une chose surprenante et très visible dans un angle du fond de la pièce à gauche : un arbre de Noël, avec de belles décorations bleues et vertes.

Un sapin de Noël. Fin mars. Fin mars ? Je refuse de m’étonner.

Dans la pièce, il y a aussi un beau tapis sur le parquet ancien, un sofa confortable, des fauteuils Voltaire. Pas de rideaux aux fenêtres anciennes, côté gauche de la pièce, qui donnent sur la mer, la falaise. J’aperçois au loin dans l’obscurité de la nuit la ligne d’horizon presque invisible de l’océan.
Et puis dans cette grande et belle salle à manger, une femme en robe rouge, qui me voit et marche à ma rencontre en souriant.

Elle a un sourire délicieux, et des yeux magnifiques qui me dévisagent. J’ai du mal à trouver quoi dire en la regardant venir à moi, mon cerveau ramolli patauge. J’ai le cœur qui bat trop vite sans que je ne puisse me l’expliquer, ça aussi. Boum-boum... Sauf que, boum-boum, cette femme est très belle et me couve du regard : un sacré regard. Et son corps de femme dans sa robe rouge foncé, un corps ondulant et courbe qui appelle les caresses, les mains sur sa taille… Je dois reprendre mes esprits, même si la réalité m’échappe. Retrouver une logique alors que cette femme vient à ma rencontre. Mais elle me lance deux mots qui me permettent de sortir un peu de mon état d’effarement :

— Bonsoir, bienvenue.
— Bonsoir, je suis désolé de vous déranger… je suis tombé en panne. L’orage… Tombé en panne juste…

Elle sourit. Un sourire parfait, des dents parfaites, un sourire glamour de publicité des années cinquante, rouge à lèvres impeccable, mais avec une suavité vivante qui m’envahit le cerveau. Son visage, ses yeux légèrement ironiques qui me regardent me débattre immobile, ses yeux dans lequel je vais me noyer si je ne réagis pas.

— … juste devant chez… vous. Enfin… pas loin, pas juste devant. Enfin, en panne, quoi. L’orage… L’orage de tout à l’heure…
— Je vous attendais.
— Ah… parce que je me suis… promené sur le terrain ? Vous m’avez v…
— Non, rit-elle, parce que c’est ton chemin !

J’accuse le coup, je regarde son cou, son collier contemporain, sa peau, et son rire se télescope avec ce qu’elle vient de dire, qui fait référence à ce que m’a dit l’homme sur la route : elle me tutoie, elle sait tout de moi, elle s’amuse.
Un rêve de drogué dans lequel tout est réel, mais réellement fou ? Je ne sais pas.

Hélène prend mon manteau et repart de la pièce.

J’entends soudain des cris et des cavalcades d’enfants dans la pièce à côté, derrière une haute porte au fond de cette grande salle à manger. Je lève un regard interrogatif vers la femme qui me reçoit.

— C’est ma vie quotidienne, derrière cette porte… annonce-t-elle en me tournant le dos.

Magnifiques fesses. Je la regarde se rendre devant une chaîne design près de la cheminée, et tandis qu’elle cherche dans un alignement de CD, j’ai une pensée soudaine : une porte ? Et je m’exclame malgré moi : « La clef ! », ce qui fait rire et se retourner mon hôtesse aux beaux yeux clairs, qui me lance :

— Naaaan, cette porte n’est pas fermée à clef, mais c’est moi seule qui l’ouvre. Mais… je t’inviterai peut-être un jour à la passer avec moi.
— Un jour ?

Interdit, je la dévisage qui me sourit, un peu narquoise, et je m’esclaffe à mon tour :

— Spécial migraine. Les portes fermées, les clefs et les phrases à tiroirs ! Je suis tombé dans quel rêve, au juste ?
— « Sweet dreams are made of this », tu te souviens ? me répond-elle en souriant, un sourire doux et éblouissant qui me rend confus malgré moi, comme une promesse de frissons.
— J’ai adoré cela. Annie Lennox. Et… Midnight summer dream, aussi, des Stranglers.
— Ouiiii ! s’exclame-t-elle. Ce n’est pas encore l’été, mais… Oh, il y avait une autre chanson sur cet album…
Feline.
— Oui : Feline. Une chanson que j’aimais. Let’s Tango in Paris. Mais justement…

Ses pensées rebondissent joyeusement en tous sens, comme une petite fille heureuse. Sa voix est pleine de modulations joyeuses et mouvantes, une voix fascinante et énergétique, et puis elle glisse un CD dans la chaîne avant de reprendre avec une question stupéfiante :

— Tu danses le rock ?

Je la regarde, immobile, complètement déstabilisé par ce qu’elle vient de me demander.
Le rock ? J’ai appris à le danser il y a des années, consciencieusement, par nécessité acquise plutôt que par passion innée. J’y ai pris goût, et du plaisir, mais… il y a si longtemps !

— Je ne suis pas sûr que… je sois un cavalier très compétent, très intéressant, non…
— Ça ne s’oublie pas, tu verras. Et c’est danser avec toi qui m’intéresse, moi, pas la perfection technique !
— Comment vous savez que je n’ai pas dansé depuis longtemps ? je lui rétorque en fronçant les sourcils. Je ne vous ai pas dit cela…

Elle éclate de rire gentiment et prononce mon prénom avec tendresse, puis elle dirige la petite télécommande vers la chaîne où apparaît une lumière bleue, et j’entends l’intro de… comment s’appelle cette chanson… ? Dire Straits… Ah oui : Twisting by the Pool.

Elle s’avance vers moi. Je ne sais rien d’elle. Elle veut danser avec moi, et j’ai un moment de panique, à essayer de me rappeler… La ligne de danse. Les pas chassés, 1-2-3, 1-2-3… Oh merde. La chanson en question a de surcroît un rythme soutenu, pas l’idéal pour reprendre la danse après trois ans d’interruption, un truc comme ça. Et même très casse-gueule.

Pourquoi vais-je me rendre ridicule de maladresse avec une femme que je ne connais pas dans un endroit qui n’existe pas ? Qu’est-ce que je fais là ?

Et puis… Les vertus de l’action : se jeter à l’eau en se disant que, de toute façon, rien de tout cela n’est vraiment possible, rien. Alors rien n’est impossible non plus. Je me dis que cette femme-là est spéciale, que tout cela me plaît, que c’est tellement dingue qu’au centre de cette comédie onirique il doit y avoir – c’est évident – un noyau énergétique qui rayonne, et qu’il est temps que j’ouvre la porte du réacteur. J’ai la clef de cette porte-là : son sourire. Elle semble avoir confiance en moi.

Je prends sa main, petite, aux ongles impeccables. J’ai le trac, mais réponds à son sourire, en essayant de calmer les crispations de la partie opérationnelle de mon cerveau, celle qui agit mais qui est en panique : comment on fait déjàààààà ? C’est à l’homme de diriger. Il faut que j’agisse et oriente le mouvement, que je décide, que ma volonté se concrétise en combinaisons rythmées de mouvements qui se coordonnent.
Et c’est parti. Je fais cela.

Au début je suis raide, trop concentré, et j’ai du mal à combiner tout cela avec fluidité, mais la femme (comment s’appelle-t-elle, je ne sais même pas !) me sourit et m’aide sans chercher à prendre le dessus. Elle accompagne mes efforts, et son regard verse sur mes appréhensions un sirop tiède de confiance.
Peu à peu je sens que nous partageons quelque chose ensemble, de joyeux et d’intime en même temps, et je me permets de sourire. Je donne plus d’élan, nos bras dans les mouvements échangés appuient le rythme pour enrouler les passes, la danse est là et nous enveloppe, que c’est bon de retrouver ces sensations !

Et puis sur une combinaison plus vive et plus osée, elle se met à rire, un éclat de rire bref, du bonheur qu’elle m’offre joyeusement, et mes dernières réticences tombent. Elle s’enroule dans l’espace, sa robe tourne, ses cheveux… Je croise la vision de ses jambes, et son regard brillant. Je suis le moteur imprévu et stupéfait de cette merveille aux joues rouges qui rit silencieusement, et… fin de la chanson. Elle tourne et vient se caler à mes côtés, enroulée dans mon bras autour de sa taille. J’ignore totalement le nom des figures, mais terminer comme cela, c’est parfait.

Je la regarde en riant, et l’intensité de ses yeux me cloue sur place. Son visage est tourné vers le mien, tout proche, je sens la chaleur de la danse qui développe et épanouit son parfum. Ma main posée fermement sur sa hanche, nous nous figeons tous deux.
Et puis c’est irrésistible : ma main gauche monte lentement vers sa joue que je caresse avec prudence. Elle ne réagit pas. Elle me regarde, mais son souffle est chahuté.

Sa peau est douce. Je regarde sa bouche rouge entrouverte et m’en approche. Elle ne bouge toujours pas : aucun mouvement de recul. Elle tremble un peu au creux de mon bras, me semble-t-il, mais ce sont sans doute mes propres frissons dont les vagues concentrées traversent mon corps serré contre son flanc. Étrange position : nos deux corps côte-à-côte tournés vers la grande cheminée au fond de la grande pièce, mon bras au creux de sa cambrure, mon visage qui s’avance vers le sien, immobile.

Premier baiser.

Sa bouche est inerte et chaude, son corps frissonnant, tendu et essoufflé contre le mien, et ses yeux sont des lance-flammes d’émotions silencieuses pointées sur moi : je suis dévoré par cette lumière, et pose un second baiser sur cette bouche offerte en respirant le parfum de son rouge à lèvres.

Et puis, merde, un coup rapide à la porte : Hélène entre avec un plateau chargé de je ne sais quoi, et a un éclat de rire silencieux en nous découvrant enlacés ainsi.

— Veuillez m’excuser, Madame, pouffe-t-elle avec un air faussement coupable.
— Un… apéritif ? sourit la femme dans mes bras en me transperçant de son regard tendre.
— Avec plaisir, je n’attendais que cela, en fait. Youpi !

Elle rit mais reste au creux de mon bras tandis qu’Hélène dépose sur la table son plateau. Je reconnais des mojitos, des feuilles de menthe et des petites parts cubiques de tortilla.

— Ce n’est pas un apéritif typiquement breton, ça ! fais-je remarquer en riant tandis que la femme se détache de moi et lisse le bas de sa robe en répondant à mon rire,

Elle a encore les joues rouges et le regard chaviré.

— Je me suis dit que ça te plairait… Tu n’es pas très pemoc’h, il me semble…

Comment est-il possible que je comprenne ce qu’elle me dit en breton ? Je ne sais pas, comme je ne sais pas comment elle sait que je ne mange pas de viande. J’attends qu’Hélène, après un regard narquois genre « Amusez-vous bieeeeen ! » ait disparu pour suivre mon hôtesse rock’n’roll à la grande table et lui demander :

— Vous me connaissez… Tu me connais. Comment ?
— Nous allons l’un vers l’autre, lance-t-elle avec un sourire mystérieux avant de me tendre mon petit verre glacé.
— J’ai envie de toi.

Elle a un éclat de rire ravi et lève les yeux au plafond avant de me répondre avec un ton moqueur :

— Tu es fou.
— C’est ça le secret, la clef : je suis… devenu fou ? J’ai perdu conscience ?… On m’a bourré de calmants et d’antidépresseurs, et… je flotte, c’est ça ?

Elle me regarde avec tendresse et amusement :

— Non : la clef, tu l’as dans ta poche.
— OK, c’est un jeu, et je bois un mojito avec toi. C’est quoi, ton prénom ?
— Devine !

Je mâche une feuille de menthe et je me marre.

— Il y a une récompense si je trouve ?
— Sans doute. Sur la ligne de danse, il y a une jolie promenade à faire…

J’essaie les prénoms bretons, mais non, elle secoue sa jolie tête. Quelques autres prénoms, en mangeant de la tortilla. Elle me ressert un mojito. J’ai la tête qui tourne un peu, juste ce qu’il faut d’agréable. Je la regarde, sans cesse. C’est du miel tiède, de la regarder.

Et puis Hélène frappe discrètement à la porte et arrive avec l’entrée. Nous passons à table : je prends place sur un joli siège ancien tapissé de velours. Nous ne sommes pas en face l’un de l’autre, mais à un angle de table, tout proches, et je vois alors…

Une soupe délicieuse, qu’elle a cuisinée, avec des petits morceaux de pain d’épices qu’elle coupe pour moi en riant.

… je vois alors le grain de beauté de son décolleté, sur son sein droit. Je ne vois plus que lui.
La femme ne me quitte pas des yeux. Je suis traversé par son regard doux, d’une infinie douceur espiègle.
Elle me connaît, alors durant ce repas, je ne raconte pas ma vie – elle semble la connaître – ni mes souvenirs : elle n’en ignore rien, je suis sûr. Nous ne parlons pas d’elle non plus – même si je devine des choses au fur et à mesure – mais de choses si variées que nous rions sans cesse, du moins quand son grain de beauté ne vient pas brièvement mais sacrément embourber mes différents cerveaux dans ce miel tiède, justement, de contemplation ahurie.

Quand arrive le plat principal : un risotto merveilleux, qu’elle me détaille parce qu’elle l’a cuisiné… pour nous, sans doute ? Je ne sais pas… Je reprends mes tentatives de trouver son prénom, en me basant sur l’âge qu’elle doit avoir et les prénoms en vogue de ce moment-là.
Elle s’amuse, et puis j’en fais le tour sans trouver, mais… ah oui, j’en ajoute un, et son regard s’éclaire d’un éclair. Elle a une si jolie bouche que son sourire me tue.
Elle a rougi un peu. J’ai le cœur qui fait un bond.

— Tu as trouvé.
— J’ai droit à un baiser ?
— Si tu as bien fini ton dessert, après, on verra… peut-être… plaisante-t-elle en fronçant un peu les sourcils.

Je fonds.
J’ai envie de la toucher, de la caresser, qu’elle ne bouge plus contre moi, essoufflée et immobile, comme un oisillon effarouché. Envie de ces sensations jamais explorées, de son parfum.

Le dessert – une crème de mascarpone à l’orange – arrive sur la table roulante qu’amène Hélène avec son sourire aiguisé d’ironie délicieuse. Mais il y a quelque chose sur cette desserte qui me fait sursauter, même si je suis prêt à voir et vivre les impossibles les plus farfelus.

— De la confiture… non, je rectifie : de la marmelade d’orange… de… ma mère ?
— C’est délicieux avec ce dessert, et cette crème est un dessert de rêve de ma propre mère, tu sais ?
— Mais comment… as-tu eu… ce pot ? Elles se connaissent ?

Ma question déclenche une joyeuse hilarité chez elle, et elle me répète que je suis fou.
Ça se confirme donc.

Sur la crème en coupe individuelle, il y a à nouveau une feuille de menthe. Je déguste le dessert sans un mot, en regardant la femme qui me regarde, toute proche. Tout est délicieux.

— Veux-tu un thé, un café ? me demande-t-elle quand j’ai terminé.
— Un thé à la menthe, peut-être… Mais non, je voudrais…
— Oui ? demande-t-elle. Visiter la maison ? propose-t-elle avec espièglerie (je dois avoir l’air de désirer autre chose, je pense).
— Je te suis où tu veux. Ce dîner était une merveille, tout simplement une merveille. Il paraît que, de toute façon, je suis sur mon chemin. Je dois suivre les indications… te suivre. Montre-moi.

Elle se lève. Je vois ses seins bouger dans son décolleté. Son grain de beauté m’hypnotise. Il est là pour ça, c’est sa fonction, sa raison d’être : faire de la bouillie avec la continuité de mes raisonnements, me laisser comme un idiot.

Auteur : Riga

Lisez la suite bientôt

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