dimanche 15 novembre 2015

San Francisco Blues (9)

CHAPITRE NEUF : LA FUITE

Ils sont entrés alors que je finissais de me doucher, appuyée contre le mur ; en entendant du bruit au rez-de-chaussée, Kach m’a laissée seule et est descendue. Moi, j’avais compris ; je me suis séchée en cherchant tout au fond de moi ma vivacité d’esprit et j’ai filé dans le dressing où j’ai vu mon vieux sac de sport ; je l’ai saisi et j’ai couru dans la chambre la plus proche de l’escalier. Là, je me suis habillée ; string de sport, brassière, leggings 3/4 en nylon/élasthanne, débardeur, socquettes, et enfin mes Mizuno Prophecy, les meilleures chaussures de running au monde, mon coup de folie juste avant… ça. Pas le temps de faire tenir mes cheveux pas très longs au demeurant. J’ai juste empoigné la batte de base-ball en alu trouvée dans la chambre de Thomas, caché mon sac dans un placard et me suis juste appuyée derrière la porte, batte contre ma poitrine.

Calme, Steph. Que tu réussisses à t’en tirer ou non, tu vas te battre ; je veux que Jason soit fier de toi, qu’Anita soit fière de toi. Pense à eux, sois forte. Respire doucement, là, calme... Tu es un soldat, petit mec... Tu gagnes ou tu meurs.

J’ai failli hurler en entendant une voix sirupeuse dans le couloir :

— Hé, guapa rubia, je sais que tu es là. Ton ami José il est venu ici pour toi. Tu vas sortir et être très gentille avec lui, n’est-ce pas ?
— Monsieur, on va fouiller toutes les chambres ; prenez la première pendant que je fais celle-ci. Jaime et mon frère s’occupent du rez-de-chaussée.
— Tu as raison. La guapa ne veut pas venir : je vais devoir la punir...

Quand ma porte s’est ouverte, une minute plus tard, j’étais prête. Terrorisée mais prête. Un homme est entré, a allumé la lumière et a fait deux pas en avant. Maigre, mal rasé, une toile d’araignée tatouée sur le cou. La batte a légèrement sifflé et l’a frappé sur l’occiput /dans un craquement écœurant. La tête est partie à l’horizontale et il est tombé sur la moquette quasiment sans un bruit. Le home-run parfait. J’ai pris mon sac de sport et passé les bras dans les poignées pour pouvoir le porter comme un sac à dos.

J’ai descendu l’escalier en catimini sans que Mr Rodriguez ne me voie. Je suis sortie dans le jardin sur l’arrière et ai couru vers la propriété voisine. J’ai aperçu deux hommes qui tentaient de forcer la porte de ma cellule avec une pince-monseigneur. Rattrapée par l’excès d’adrénaline, je me suis recroquevillée derrière un massif en tremblant de tous mes membres sous le choc émotionnel. Puis j’ai sorti mon portable et composé le 911. Une femme a répondu très vite, d’une voix basse et fatiguée :

— Service d’urgence.
— Bonsoir, je viens vous signaler un cambriolage en cours dans Hayward, chez Thomas Patterson ; ils sont quatre et je crois qu’ils tiennent Patterson et son amie.
— Hayward et Patterson ? OK, j’avertis une patrouille... Vous êtes qui ?
— Euh... Kachina Boyle, Madame.
— Euh Kachina Boyle, cachez-vous et ne bougez pas ; deux véhicules approchent, ils sont à cinq minutes environ. Et laissez votre téléphone sur écoute, s’il vous plaît.

C’est cela, oui... En fait, j’ai raccroché et me suis éloignée du mur. Pas question de me faire repérer par les occupants de cette villa ni de me faire arrêter. Puis j’ai foncé dans la rue dès que j’ai été certaine de ne plus être visible de la maison. La lune était presque pleine et m’aidait bien à avancer ; je me suis cachée quand j’ai entendu un bruit de moteurs. Deux voitures-pie sont passées devant moi à vitesse réduite pour ne pas alerter les cambrioleurs : ils n’avaient pas actionné les sirènes, et j’espérai ardemment qu’ils coincent les Rodriguez.

Je suis repartie au trot dans la longue rue qui louvoyait entre maisons, prairies et bosquets. Au petit trot, car j’avais mal partout, des coupures et blessures sur tout le corps. Au bout d’une bonne demi-heure de course, je suis arrivée à une route plus importante et je suis passée à la marche ; j’avais soif et le sac me gênait, il n’était pas prévu pour cet usage. Et j’étais épuisée ; mon entraînement avait été un peu perturbé ces temps-ci. Je me suis assise sur un plot dans le parking d’un centre commercial, à l’abri des regards. Des sirènes de police ont résonné dans la nuit, des véhicules d’urgence approchaient ; deux nouvelles voitures-pie, une autre banalisée, puis deux ambulances ont foncé en hurlant vers la maison de Thomas. J’ai posé le sac qui irritait mon épaule droite et récupéré mon téléphone ; la batterie était faible, mais encore valide. Sur un coup de tête, j’ai composé un numéro que j’avais mémorisé. Je ne savais pas l’heure, mais j’allais réveiller quelqu’un.

Après plusieurs sonneries, alors que je commençais à désespérer et à envisager un plan B, le déclic de prise de ligne m’a fait soupirer.

— Oui ?
— Docteur Delaplaine ? C’est Stephanie. Stephanie LeBlond, la patiente que vous avez soignée…
— Je sais qui vous êtes. Putain, il est minuit et demi… Si vous téléphonez maintenant, c’est que vous avez des soucis. Vous êtes où ?
— Merci. À Hayward, à l’angle d’Hayward boulevard et de Civic avenue. Dans le parking d’un centre commercial.
— Une demi-heure. Vous allez bien ? Vous êtes blessée ?
— Non, ça va ; à peu près. Merci.
— J’arrive.

J’ai attendu, me cachant de la maigre circulation à cette heure ; j’ai vu repasser deux voitures-pie qui roulaient au ralenti ; sans chercher à savoir pourquoi, je me suis accroupie derrière un petit résineux en fermant les yeux, comme si ça pouvait aider… Puis, un long moment après, une voiture s’est engagée sur le parking, s’est arrêtée au milieu et a fait deux appels de phares. J’ai compris que c’était mon sauveur miracle, et mes nerfs ont lâché. Je me suis mise à pleurer en courant vers la voiture, une Toyota Prius gris métallisé. La doctoresse était sortie et me regardait arriver ; elle ouvrit le coffre sans rien dire pour que j’y pose mon sac, puis je me suis jetée dans ses bras en sanglotant de plus belle.

— Il faut qu’on parte, Stephanie. Si tu as des soucis, il faut te cacher ; viens, entre dans la voiture, tu pourras m’expliquer, si tu le souhaites, pendant que je conduirai.

Elle m’examina cependant à la lumière crue de la pleine lune et grimaça en poussant un juron. J’avais maigri depuis la dernière fois où elle m’avait vue, et je n’étais pas au mieux de ma forme. Je serrai les dents et ravalai mes sanglots. J’étais vivante.

— Tu as des Kleenex dans la boîte à gants. Ça va mieux ?
— Oui. Merci d’être venue ; je sais pas comment…
— Je te l’avais promis ; et en général je tiens mes promesses. J’espère juste que tu n’as tué personne…

Sa remarque qui se voulait humoristique m’a rappelé ce que j’avais fait ; j’ai revécu le moment terrible où la batte défonçait le crâne de cet homme… Mon Dieu, j’ai tué quelqu’un ! Oui, mais c’était lui ou toi, Steph ! Alors je préfère que ce soit lui.

Le craquement résonnait encore dans mes oreilles ; le sang sur la batte, là, dans mon sac… Je me suis pliée en avant et j’ai vomi sur le parking. De la bile, car mon estomac était vide depuis longtemps ; elle était brûlante et amère. Dans la voiture, j’ai sangloté et hoqueté à n’en plus finir, la tête roulant sur l’appuie-tête, les larmes roulant sur mes joues creuses.

Ma sauveuse n’a plus dit un mot mais elle marmonnait ce qui ressemblait à des jurons. Elle est arrivée devant une grande porte de garage qui s’est ouverte automatiquement et a arrêté la Toyota avant de se tourner ver moi, le visage grave.

— Viens. Ne crains rien, je ne te dénoncerai pas, mais je voudrais que tu m’expliques. Tu as une sale mine et tu as maigri par rapport au jour où tu as quitté l’hôpital. Tu as l’air d’une rescapée de l’enfer ; je pense que la vingtaine de jours passés n’a pas été très agréable.
— Pas vraiment.
— Tu vas boire,  prendre une douche ; tu es couverte de sueur et de poussière. Je vais t’aider, tu as l’air d’être au bout du rouleau…

Elle m’a déshabillée car mes muscles ne répondaient plus ; sans elle, je serais tombée. Elle a juré dans une langue étrangère en découvrant les nombreuses blessures sur mon corps.

— Putain, si tu as tué le salopard qui t’a fait ça, tu mérites une médaille. Il t’a massacrée, ce fumier !

Elle avait les larmes aux yeux, des larmes de rage et de compassion. Je lui ai fait mon meilleur sourire, mais il ne devait pas être terrible car elle a commencé à pleurer avant de me prendre dans ses bras sans se soucier de l’eau. Une fois enveloppée dans un peignoir de bain et après m’être lavé les dents, je me suis laissée conduire dans une chambre.

— Couche-toi, je vais te préparer un sandwich et un grand verre d’eau. J’arrive ; ne t’endors pas, j’en ai pour deux minutes.

Plus tard, elle tapota doucement mon bras pour me réveiller et j’ai mangé un gros sandwich poulet-fromage-crudités sous ses yeux attendris avant de boire le verre d’eau. Puis sans même la remercier je me suis rendormie. Mais ce fut un sommeil peuplé de cauchemars ; je me suis réveillée deux fois en hurlant, et la toubib s’est glissée dans mon lit pour me serrer contre elle. J’ai trouvé un sommeil plus calme, la tête sur son épaule, apaisée pour la première fois depuis longtemps.

Steph, tu ne bouges plus, tu ronronnes si tu y arrives. Je ne me rappelle plus depuis combien de temps je n’ai pas dormi dans un lit, dans des bras qui te caressent et ne te frappent pas...

À mon réveil j’étais seule dans le lit, à mon grand désappointement. Mais Cléa est arrivée quelques instants plus tard, enroulée dans une serviette de bain. Elle m’a décerné un magnifique sourire et a laissé glisser la serviette pour se glisser contre moi toute nue. J’avais eu le temps d’apprécier son corps parfait à la petite poitrine fière, aux hanches évasées sur un ventre à l’arrondi délicieux. Elle était grande, plus grande que moi – sûrement plus d’un mètre quatre-vingts – et je me suis blottie contre elle en poussant un gros soupir.

— Tu peux me raconter maintenant ? Je t’aiderai quoi que tu aies fait, mais il te faut me faire confiance.
— La confiance ? Oui, je sais que je peux te faire confiance. Mais ma meilleure amie m’a trahie, et...
— La jolie brune avec qui tu étais à l’hôpital ? Elle m’a parue sympathique, et soucieuse de ta santé.
— Oui, elle, Kachina. Elle m’a laissée aux mains de son amant, un sadique. C’est lui qui... qui m’a...
— Écoute : ce matin sur ABC7, ils ont parlé d’un cambriolage qui a mal tourné à Hayward. Le propriétaire d’une maison a été retrouvé mort, assassiné à coups de couteau. Une femme était allongée près de lui, une femme dont l’identité n’a pas été communiquée. Grièvement blessée, mais hors de danger semble-t-il. Un des agresseurs a été retrouvé inconscient, le crâne défoncé ; pronostic réservé. C’est un membre d’un gang local. Et un homme a été appréhendé alors qu’il s’enfuyait, un hispanique sans lien connu avec la pègre.
— Oh ! Monsieur Rodriguez...

J’étais horrifiée, incapable d’aligner deux pensées. Thomas, mort ; Kach, ma sensuelle et douce Kach, blessée. Fugitivement, je regrettai de ne pas avoir tué mon agresseur pour lui faire payer ce meurtre. Et tout aussi fugitivement je me réjouis de la mort de mon bourreau. Sans transition je me mis à pleurer, doucement et en silence d’abord avant d’éclater en sanglots incoercibles qui secouaient tout mon être. Cléa attendit que je me calme en me berçant dans ses bras pour me questionner.

— Tu le connais ? Tu y étais : c’est toi, pour le type à la tête explosée ? J’ai vu la batte de base-ball dans ton sac et je l’ai lavée.
— Oui... Ils me cherchaient. Pauvre Kach, je lui ai porté malheur.
— Oui, et je parie que si elle ne t’avait pas laissée tomber, rien de tout cela ne serait arrivé.
— Je ne sais pas, je ne sais plus ; quelle importance ? J’ai apporté le malheur et la mort depuis Miami.

Je lui ai raconté ma fuite de Miami, ma vie précaire jusqu’à ma rencontre avec Kachina, puis comment mon passé m’a rattrapée, mon amour intact pour Jason. Comment Jason s’est fait arrêter à cause de Mr Rodriguez, l’ancien gardien de piscine qu’il avait contribué à mettre sous les verrous. Mr Rodriguez donnant ses complices, dont le père de Jason, avant de s’en prendre à Jason puis à moi. Puis comment je me suis retrouvée à fuir de nouveau pour me réfugier chez Thomas, l’ami de Jason et petit-ami de Kachina. La vingtaine de jours de sévices qui ont suivi. Puis l’attaque nocturne, le coup de batte, ma fuite...

— Et te voici chez moi… Putain de vie pourrie que tu as eue ! Comment tu te sens, là ?
— Cassée de partout. Dedans comme dehors.
— Tu as dû courir huit ou neuf miles cette nuit, alors c’est normal.
— Crois-moi, ce n’est rien pour moi habituellement. Mais je n’étais pas au mieux cette nuit.
— Il va falloir que je t’examine, Stephanie. Et sûrement aussi faire des radios à l’hôpital. Discrètement, je te promets. J’ai désinfecté des petites coupures durant ton sommeil, mis de la Biafine sur des brûlures...
— Tu peux m’appeler Steph, tu sais.
— Heureuse de te rencontrer, Steph. Malgré les circonstances. Moi, c’est Cléa. Je suis médecin, célibataire, trente-deux ans, Belge. J’aime le chocolat, les gros bolides à deux ou quatre roues, les jolies femmes, les sous-vêtements sexys, la musique jazzy, le cinéma, le pop corn.
— Et tu es belle à couper le souffle, Cléa.
— Merci. Je suis sûre qu’une fois remise en forme et remplumée, tu seras magnifique à nouveau. Viens, j’ai monté un petit cabinet de travail, je vais t’examiner ; d’accord ? Le temps de mettre une blouse et on attaque.

Je me suis levée difficilement ; j’avais mal partout soudain, des douleurs que j’avais occultées et qui se rappelaient maintenant à mon bon souvenir. Je ne me souvenais plus des circonstances de chacune, des coups de pied ou des coups de poing ; j’ai suivi Cléa dans la pièce voisine aménagée en bureau avec une table d’auscultation où me suis allongée sur le dos. La doctoresse m’a examinée attentivement, palpant chaque hématome, chaque blessure, prenant des notes sur un petit calepin. Elle avait les larmes aux yeux en me demandant de sa voix la plus douce :

— Tu veux bien que j’examine ton vagin et ton anus ? Je crois que…
— Fais-le, ne t’inquiète pas. Tu ne me feras pas mal.
— Merci. Écarte les jambes, pose les pieds dans les étriers…

Elle glissa un spéculum dans mon vagin, m’arrachant un gémissement ; elle caressa ma cuisse pour me communiquer son calme et continua son travail en râlant. Puis elle fit de même avec mon anus et rouspéta de plus belle. Quand elle eut fini, elle me fit un baiser sur le front et pleura en silence, une main serrée sur mon épaule gauche. Elle prit une grande inspiration pour retrouver son calme.

— Le salaud ! C’était un malade, ce type. Tu as sûrement plusieurs côtes cassées ; j’ai dénombré plus de soixante hématomes, brûlures et blessures externes, plus les dégâts internes. Pour les blessures internes, j’ai découvert plusieurs petites déchirures anales et vaginales. Bien que minimes, elles nécessitent la pose de points de suture. Nous allons partir à l’hôpital ; je te ferai des radios pour connaître l’étendue des dégâts. Puis tu auras droit à une petite anesthésie générale au Midazolam, le temps que je réalise les points nécessaires ; ils se résorberont tout seuls. Tu prends la pilule ?
— J’ai un implant contraceptif.
— Donc pas de problème de règles intempestives...

Je lui montrai l’intérieur de mon bras droit ; je me l’étais fait poser un matin, quelques jours après avoir renoué avec Jason. Je n’avais plus pris la pilule depuis mon départ de Miami. L’implant m’avait sauvé d’une grossesse non désirée.

— Tu as des vêtements ? J’ai regardé ton sac et je n’ai rien vu, à part des sous-vêtements plutôt osés.
— Tu as tout vu.
— Tu mesures combien ?
— À peu près un mètre soixante-dix.
— Et moi un peu plus d’un quatre-vingts. On va voir ce que tu peux mettre de discret. Déjà que tes cheveux attirent bien l’attention… Ce n’est pas ta couleur naturelle, non ?
— Non. Mais ça fait si longtemps que j’ai abandonné ma couleur naturelle… J’étais blonde il y a deux ans ; je suppose que je dois toujours l’être.

Finalement j’ai passé une longue robe noire qui moulait un peu trop ma poitrine mais masquait les hématomes de mes jambes, un gilet gris perle pour masquer mes bras et enfilé de simples claquettes dorées à mes pieds. Vingt minutes plus tard nous étions à l’hôpital, dans le parking réservé aux médecins. Allez, discrète, la rouquine. Tu fais profil bas, tu marches doucement et tu souris poliment si on te demande quelque chose, c’est pas dur, non ? Tu vas y arriver !

— Je ne travaille que demain, mais je vais passer à mon bureau voir le courrier, ça m’arrive souvent ; tu seras Anna, ma cousine de Frisco. Cool !
— Anna ? Pourquoi pas…

Je fis de mon mieux pour marcher normalement et éviter ainsi d’attirer l’attention sur moi. Bon, les gens s’affairaient, les blouses blanches et vertes saluaient poliment Cléa et passaient leur chemin. Dans son bureau, petit et encombré de revues, de bannettes de courrier, décoré de photos de bolides, je me suis laissée tomber dans un fauteuil qui a soupiré en même temps que moi. Cléa passa aussitôt un coup de téléphone tout en lisant son courrier du jour :

— Allô Luisa, j’ai un gros service à te demander. Une sortie discrète en ambulance. Oui, une jeune femme qui a eu de gros soucis avec un homme. Oui, assez grave ; je vais l’anesthésier et l’opérer, il faudra l’évacuer de l’hôpital... Oui, discrétion totale, donc seulement toi et Oksana, bien sûr... Je vous rappelle. Merci.

En raccrochant, Cléa était un peu émue, ses yeux sombres étaient embués.

— Ce sont deux filles adorables, toujours prêtes à rendre service aux sœurs.
— Les sœurs ?
— Pour elles, les sœurs sont... C’est nous. Celles qui souffrent, prennent des coups, sont poursuivies par des maris violents. Viens. Direction : la salle de radioscopie.

Les radios ont confirmé la présence de sept fractures costales, mais ne nécessitant pas d’intervention. Cléa a été soulagée. Le front plissé, elle a planifié la suite des opérations.

— Je vais chercher l’anesthésique ; tu pèses quoi, moins de soixante, dans les cinquante-cinq maxi.
— La dernière fois que je me suis pesée, j’étais à cinquante-six kilos.
— Tu n’as pas grossi ces temps-ci... Bon, OK pour le dosage. Viens, tu vas te doucher pendant que je vais chercher le nécessaire.

Elle me tendit un flacon de Betadine scrub, ce désinfectant qui donne une jolie couleur orangée, puis me conduisit à une cabine de douche. À son retour j’avais fini, et mon pubis ressemblait à une mandarine. Peu après j’étais étendue dans une salle d’opération et Cléa a injecté le Midazolam ; elle a attendu. Pas longtemps. Rideau.

En ouvrant les yeux,  la première chose que j’ai vue était le sachet transparent suspendu à ma gauche ; j’avais une perfusion dans la pliure du bras gauche. Deux paires d’yeux me regardaient, attentives et souriantes. Une grande blonde aux cheveux presque blancs, comme moi (enfin bon, comme moi normalement) et une petite râblée hispanique.

— Bonjour, sister. Tu te réveilles dans les temps ; j’avertis le docteur Delaplaine.

La brune s’écarta et téléphona d’une voix de conspiratrice alors que la blonde souriait sans rien dire. Peu après, Cléa est arrivée à grande vitesse ; elle a caressé mon front en prenant une mine professionnelle avant de m’expliquer :

— Bonjour, toi. Je t’ai fait seize points de suture, dont onze pour le vagin ; ça s’est bien passé, mais tu vas rester sous analgésique sinon tu souffrirais bien trop. Maintenant, tu as le choix. L’ambulance ne peut pas aller chez moi : ce ne serait pas discret. Soit te restes quelques jours chez Luisa, soit tu pars en ambulance et on fait le transfert dans ma Prius dans un endroit abrité des regards. Mais là, tu vas quand même déguster.
— À ton avis ?
— Bon, je m’en doutais un peu ; avec ce que tu as vécu et sachant comment tu en es sortie... Allez les filles, c’est parti ! Je débranche...

J’étais reliée à un moniteur de contrôle par des électrodes qu’elles ont détachées, puis les deux amies ont déplacé le lit sur ses roulettes. J’étais sous une grande couverture mais j’ai eu à peine chaud dans le couloir que nous parcourions. Dans l’ambulance où le lit a été monté, la blonde s’est assise à mon côté et a pris ma main dans la sienne, juste pour me communiquer sa force et sa chaleur. Je n’ai pas entendu sa voix, mais j’ai plongé dans ses yeux délavés et mortellement sérieux. Oksana – ce devait être elle – avait la trentaine, et ses yeux avaient vu l’enfer sur terre. Ma sœur en enfer.

Auteur : Matt Démon

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