dimanche 13 décembre 2015

San Francisco Blues (11)

CHAPITRE ONZE : ANITA

J’étais debout devant le garage, Cléa se tenant à peine en retrait, une main sur mon épaule. Pas une main possessive, mais une main protectrice. J’ai souri en retour, et Anita s’est approchée de nous.

— Grands Dieux, Steph… Qu’as-tu fait à tes cheveux ? Tu fais une superbe rousse, mais ta tignasse blonde, c’était quelque chose…
— Anita, je te présente Cléa, mon médecin préféré ; mon amie. Elle m’a sauvée, recueillie et soignée. Je lui dois la vie.
— Dans ce cas… Cléa, Anita LeNoir. Garde du corps et instructeur de conduite de Steph. Désolée si elle a rayé votre voiture…
— Hé ! Je conduis bien, moi !

— Cléa, tu as gagné une place dans mon cœur. À jamais. Tu as sauvé ma patronne, et pour ça je te dois beaucoup ; tu as aussi sauvé mon amie ; et ça…
— Entrez, les filles, on va boire un verre ? Bon, Steph, toi c’est encore limonade, tu es trop jeune…

Nous nous sommes serrées dans le canapé après que Cléa ait servi deux Macallan, un whisky pur malt haut de gamme, et une citronnade. Anita et Cléa se sont retrouvées côte à côte à comparer divers whiskys pendant cinq minutes, et j’ai mis tout ce temps à comprendre ce qui se passait sous mes yeux : la grande doctoresse svelte et la petite et voluptueuse Marine étaient en pleine phase de séduction muette. J’ai souri, me sentant presque de trop. Puis Anita est repassée en mode travail comme notre hôtesse se levait pour préparer le dîner.

— Bon. Comment tu te sens ? Je vois des bleus et des marques de brûlures sur tes bras…
— Il y en a partout, mais les marques s’estompent. Mes côtes vont mieux, et Cléa m’a opérée pour le reste. Et tout va bien.
— Opérée de quoi ?

Je lui montrai mon ventre, plus bas.

— Putain, c’est pas vrai… C’était vraiment un taré !
— Je lui ai fait des points de suture pour des déchirures anales et vaginales ; Steph a été torturée par un sadique, et je suis heureuse qu’il soit mort.
— Merci, Cléa ; mais comment l’as-tu rencontrée ?
— Steph a fait un malaise vagal le mois dernier et j’ai compris tout de suite qu’elle avait de gros soucis ; je lui ai donné mon numéro de téléphone et elle m’a appelée un soir. Voilà.
— Et tu aides les gens comme ça, au feeling ?
— Oui. Surtout les sœurs qui ont des emmerdes ; avec des amies – tout un réseau en fait – nous rendons service de bien des manières.
— Tu es géniale. Bon, et pour que je comprenne, Steph, les Rodriguez t’ont retrouvée comment ?
— Thomas et Kach sont passés à notre logement chercher des vêtements et ils n’ont pas fait attention ; ils ont dû être suivis. Le soir même, les Rodriguez sont arrivés. Heureusement, je n’étais pas encore enfermée. Je sortais d’une séance avec Thomas, et Kach m’aidait à me doucher.
— Une séance ? Elle t’aidait ? Putain, Steph, les enfoirés… Pardon, continue.
— Kach avait récupéré mon sac de sport ; je me suis habillée et je me suis cachée, avec une batte de base-ball à la main. J’ai attendu et j’ai frappé pour un home-run, et j’ai couru. Puis j’ai appelé Cléa ; il devait être minuit, et elle est venue.

Nous avons mangé le plat préféré des Américains : une pizza. Cléa l’avait abondamment garnie de poivrons, sauce tomate et fromage, et nous avons mangé en silence, mes amies se partageant une bouteille de chianti, m’autorisant à en boire une gorgée.

— Tu restes ici, Anita ?
— Pourquoi ? Vous ne voulez pas de moi ?
— Si, on se serrera, c’est tout… Mais tout à l’heure tu sous-entendais que tu n’étais pas seule.
— J’ai deux amis ; ils dormiront dans un motel, mais là ils font du repérage. Oui ; je suis passée devant ton appartement, Steph. Et il est surveillé, pas par les cops ni les Feds. Donc on cherche un endroit isolé pas loin d’ici pour clore cette histoire genre « règlement de comptes à OK Corral ».
— Dis, Anita… Tu as vu Jason ?
— Oui. J’ai accompagné Maître Winstein en tant qu’enquêteur officiel au centre de détention. Il va bien, Steph. Mais il s’inquiétait pour toi : il pensait que tu étais morte et était désespéré… Il m’a expliqué ce qui vous est arrivé il y a deux ans : la chute de la Pacer, son coma, ta fuite, les saloperies faites par son père…
— Mais tu sais quand il va sortir ?
— Il a une audience dans dix jours, et je pense que le juge va abandonner ; l’Attorney est complètement à la ramasse. Et d’ici-là, on aura réglé ton problème. Bon, je dors où ? Je voudrais prendre une douche et me reposer. Je suis crevée, moi !

À l’issue d’une discussion serrée, Cléa voulant dormir sur le canapé, puis Anita, je me suis fâchée et je leur ai lancé :

— Stop, fin de discussion. Si l’une de vous deux me fait faux-bond cette nuit, je refuse de dormir dans le lit. Un point c’est tout. Vous êtes les deux seules amies que j’ai, et vous allez rester avec moi toutes les deux.
— Bien chef, oui chef !
— Anita, repos, s’il te plaît !

Après sa douche, Anita est revenue dans la chambre, une grande serviette enroulée au-dessus de sa poitrine, une autre plus petite nouée sur la tête. Cléa s’est douchée rapidement et s’est glissée toute nue dans le lit ; je me suis couchée de l’autre côté, coinçant Anita entre nous. Nous sommes restées silencieuses plusieurs minutes, savourant cet instant magique où nous nous retrouvions ensemble, un peu émues mais heureuses de cette complicité naissante entre nous trois. Sans nous consulter, Cléa et moi nous somme tournées pour poser nos joues sur les épaules d’Anita ; les yeux dans les yeux, nous avons posé ensemble une main sur les seins volumineux pour les caresser.

— Dites, les filles, j’ai sommeil…
— Nous aussi, mais ta poitrine me manquait.
— Tu as des seins extraordinaires, Anita. J’ai envie de téter ; je peux ? quémanda Cléa.
— Vas-y, toubib ; mais je doute de pouvoir dormir après.
— Pas grave…

Nos bouches ont pris possession des larges aréoles brunes et les ont aspirées, arrachant un gémissement à la brunette. J’ai descendu la main sur le ventre musclé, rencontrant les doigts de Cléa qui suivaient le même chemin. Plus bas, j’ai caressé un petit bourrelet, cicatrice de la blessure de guerre, et Anita a frémi.

— Pardon ; je t’ai fait mal ?
— Non, mais ça a été douloureux tellement longtemps que j’appréhende encore.
— Tu accepteras que je t’arrange la cicatrice ? Je la trouve un peu épaisse ; elle serait plus discrète, presque invisible en fait. Enfin, il faut que je la voie, mais j’ai une certaine expérience.
— Anita, c’est le boulot de Cléa : elle est chirurgienne spécialisée en reconstruction.
— Dans ce cas, ce sera avec plaisir, quand nous aurons réglé nos petits problèmes.

Nos deux mains s’étaient rejointes sur le pubis un peu plus broussailleux que dans mon souvenir et glissaient plus loin, plus bas, vers une zone plus tendre encore ; en gémissant, Anita a écarté légèrement les cuisses, autorisant l’accès à sa fente.

— Les filles, ça fait plus de six mois que personne... Bref, j’ai un peu peur.

Putain ! Anita qui a la trouille, c’est tout bonnement pas possible. Elle est du genre à attaquer les Talibans avec un couteau de table et un élastique façon MacGyver, et maintenant elle a peur de nos caresses...

— Anita, si ça ne va pas, on arrête avec Cléa ; je me consolerai dans ses bras.
— Steph, t’es pas drôle ! T’as de la chance de ressembler à un Schtroumpf tellement tu es couverte de bleus, sinon je te... Pardon, je suis désolée ; c’est encore ma grande gueule, ma puce. Je... C’est nul.
— C’est rien. C’était malvenu mais drôle quand même. J’ai du mal à oublier.
— Bon, les filles, vous êtes toutes les deux des rescapées, avec des blessures profondes qui ont marqué votre chair, mais aussi votre esprit. Alors faut pas croire que ça va passer comme ça. Vous n’oublierez jamais, mais le temps va éroder vos souvenirs, les rendre moins prégnants. Et vos corps vont guérir bien plus vite que votre âme.
— Si l’on veut ; avec ce qui me manque dans le ventre maintenant, je me sens moins femme... C’est idiot, mais c’est comme ça.
— Anita, je sais que c’est dur, mais tu es et restes une magnifique gonzesse. Et si tu veux un bébé, on trouvera une solution.
— J’ai des collègues chirurgiens obstétriciens qui pourraient monter une FIV avec implantation sur une mère porteuse. C’est un truc faisable, avec un minimum de discrétion.
— Arrêtez vos conneries et occupez-vous de moi : vous étiez arrivées à un endroit où ça devenait intéressant.

Nous avons fait l’amour avec une délicatesse extrême car nous étions toutes les trois fragiles. Cléa avait tant souffert de solitude affective qu’elle a mis longtemps à accepter que nous la touchions. Son altruisme naturel s’était exacerbé jusqu’à devenir son mode de pensée, et elle souhaitait nous donner du plaisir sans en recevoir. Anita et moi n’avons rien voulu savoir et nous l’avons immobilisée, d’autant plus facilement qu’elle avait peur de nous blesser en se débattant ; ma complice l’a fait jouir avec sa langue et ses doigts, lui arrachant les plaintes les plus mélodieuses qu’il m’ait été donné d’entendre, lorsqu’elle a commencé à enchaîner les orgasmes.

Je tétais à tour de rôle ses fines aréoles sombres qui sont vite devenues dures et pointues ; elles vibraient sous ma langue et mes dents. Pendant ce temps, religieusement prosternée entre les cuisses écartées, l’ex-Marine titillait son bouton d’une belle couleur fuchsia et le mordillait, plongeait deux doigts recourbés dans son vagin trempé. Lors de son premier orgasme, Cléa serra les dents, yeux clos, et rejeta la tête en arrière. Son corps s’arqua, manquant de me désarçonner. Mais nous avons continué nos caresses amoureuses, et elle a compris qu’elle ne redescendrait de son climax qu’après qu’elle ait rendu les armes. Enfin libérée, elle a accepté de jouir pour nous et ouvert les yeux, des yeux pleins de gratitude et d’amour.

Je m’avançai pour l’embrasser sur la bouche et elle écrasa ses lèvres sur les miennes pour un baiser sensuel, sa langue fureteuse explorant ma cavité buccale ; je n’étais pas en reste et la goûtais aussi, ma langue avait faim d’amour. Je la sentis jouir plusieurs fois pendant ce baiser-ventouse, puis je la libérai pour la laisser exprimer son plaisir en nouvelles vocalises rauques.

Puis nous avons dormi, repues, membres emmêlés. J’avais connu un orgasme seulement, si puissant qu’il m’avait fait pleurer. De bonheur et de soulagement, car j’avais eu peur de ne pouvoir ni refaire l’amour, ni éprouver du plaisir après mes épreuves passées.

Le matin, je me suis éveillée seule dans le grand lit, enroulée dans la couette. Je me suis levée en m’étirant et en passant les doigts dans ma chevelure en bataille. Pieds nus, je suis arrivée dans le séjour ; elles étaient assises dans le canapé, un mug de café à la main. Front contre front, elles se parlaient à voix basse, perdues dans leurs pensées, puis elles ont compris que j’étais là. Elles ont tourné la tête vers moi en souriant rêveusement, les yeux brillants. Ouh là ! Ces deux-là… Tu vois ces mines réjouies, Steph ? C’est pas que pour cette nuit, Steph. Il y a autre chose entre elles, un mot qui commence par A…

— Bonjour, les filles ; vous avez fait du café, je vois… J’ai envie de manger des œufs au bacon, ça vous dit ? Je m’occupe de tout, vous semblez trop occupées ensemble pour m’aider.

Je me raclai la gorge, subitement émue, avant de poursuivre :

— Et je vous aime toutes les deux ; je vous souhaite tout le bonheur du monde…
— De quoi tu parles, Steph ? Cléa a examiné ma cicatrice et nous étions en train de parler de l’opération de réduction à réaliser.
— Oh ! Pardon, je pensais… J’ai cru que…
— Ferme la bouche, bébé. Non, c’est bien ce que tu as vu, et Anita te fait marcher. Toutes les deux, nous allons essayer de faire un bout de chemin ensemble. Je suis tombée amoureuse de sa langue qui ne sert pas qu’à dire des bêtises, et de ses gros nibards.
— Hé ! Tu as beau être grande, tu ne fais pas le poids contre moi, Cléa.

Plus tard, Cléa étant partie travailler, je suis montée dans le SUV noir d’Anita et nous sommes allées retrouver ses deux amis dans un Starbucks. Deux hommes costauds bâtis sur le même moule, un Black et un blond aux yeux bleu glacier ; cheveux ras de Marines, taciturnes et muscles proéminents.

— Je vous présente ma patronne, Stephanie LeBlond. Le joli Black, c’est Michael ; le blond maigrichon, Rodolph, mais il veut qu’on l’appelle Dolph. Comme le grand costaud d’Hollywood.
— Enchantée ; et je ne suis pas sa patronne, mais son amie. Et appelez-moi Steph.
— Heureux de te rencontrer, Steph.
— Vous avez trouvé un endroit ?
— Pas à coup sûr, mais nous avons deux pistes sérieuses ; on s’y rend tout de suite et on t’appelle si ça va. Et si un des endroits est OK, on peut faire notre affaire demain. Voire ce soir.
— Je préfèrerais demain, que j’aie le temps de voir les lieux, de déterminer nos positions et celle de Steph.
— Anita t’a prévenue que tu allais tenir le rôle de la chèvre, Steph ?
— Non. Mais ça me va. J’assurerai.
— Phiou ! Une battante ! Ça me plaît, on va tout donner pour toi.
— Merci, mais… je sais pas combien ils sont, et vous n’êtes que trois. Si je peux vous aider…
— Tu as déjà tiré avec une arme à feu ?
— Non, mais j’apprends vite.
— Putain, Anita ! Trouve un flingue pour ta patronne, ou ta copine. Elle a plus de couilles que beaucoup de mecs que je connais. Enfin, sauf ton respect, Steph.
— Trouvez un endroit bien discret et je lui montre comment utiliser le Glock.

Bon, j’avais une trouille d’enfer, mais pas question que je le leur montre. J’avais une petite idée sur le plan mis au point par Anita, et si je devais jouer la chèvre, c’était pour attirer les méchants. Je ne pourrais jamais rester à l’abri alors qu’eux trois allaient risquer leur vie pour moi.

Eh oui, petit mec ; tu dois le faire et tu vas le faire, te battre avec eux, leur montrer et te montrer que tu n’es pas une victime. Je ne sais pas si tu es capable de tirer sur quelqu’un, mais tu vas essayer.

Plus tard dans la matinée j’ai acheté une voiture d’occasion, une Ford Fiesta de 1999 dont le rouge vif initial était devenu un vieux rose marqué de rouille. Je n’avais pas mon permis de conduire sur moi, mais un paiement en liquide a aplani toute difficulté. Je suis revenue avec à San Leandro, et j’ai eu du mal au début car je n’avais plus conduit depuis presque deux ans. Les freins étaient mous, le moteur était mou, les suspensions étaient molles… et la direction était dure. Je suis quand même arrivée à bon port, escortée par le SUV d’Anita.

Puis tout s’est bousculé : Dolph a téléphoné et indiqué des coordonnées GPS, je suis montée dans le SUV, et direction… Je ne connaissais pas, bien sûr, mais Anita m’avait demandé d’essayer de me repérer. Bon, le 580 sud, ça va aller. La 25ème rue à gauche, OK… Puis Redwood road, puis un chemin de terre à gauche sur cinq cents mètres pénétrant dans un bois, une petite ferme abandonnée, avec son réservoir d’eau tout rouillé monté sur pilotis.

— Tu t’y retrouves ?
— Oui, ça va.
— Tiens, voilà mes deux gars.

Michael et Dolph sortaient de la ferme, chacun portant négligemment un fusil d’assaut sous le bras. Nous sommes sorties les rejoindre, puis Anita a examiné les lieux pendant une heure avant d’estimer que c’était « the place to be ». Nous avons mangé des sandwichs accompagnés de Diet Coca, puis Anita m’a adressé un sourire entendu.

— Alors, tu es prête à défourailler ?
— À quoi ?
— À utiliser mon Glock.
— Tu attends quoi, là ? On y va !

Je fanfaronnais parce que je savais que j’allais tirer sur des bouteilles, des boîtes de conserve ou je ne sais quoi, mais je me doutais bien que ce ne serait pas facile… J’avais raison et tort à la fois ; j’ai appris facilement à tirer coup par coup, en rafale, à maîtriser le recul et ma réaction au putain de bruit des détonations. Par contre, pour l’adresse… Une cata ! À dix mètres, je ratais une porte. Bon, à cinq, je lui ai collé trois balles sur trois ; mais Tom Berenger, le héros de Sniper, pouvait dormir tranquille.

À 17 heures j’arrivai à mon appartement d’Union Street. Seule et terrifiée, mais déterminée à faire mon job. J’ai pris mes papiers d’identité et quelques vêtements, de quoi remplir un sac de sport pour justifier mon passage ici. Et je suis ressortie rapidement, le cœur battant la chamade. Je n’ai vu personne de suspect en repartant, arrivant à penser que ma tignasse rousse avait trompé tout le monde ; c’était bien le but, non ? Je n’ai remarqué aucun véhicule collé à mes basques comme dans les films. Surprenant : j’étais déçue de n’avoir personne à mes trousses, alors qu’un instant plus tôt j’en avais une peur bleue. En fait, je n’ai eu des doutes que lorsque j’ai tourné dans la 25ème rue et qu’une grosse Ford Durango grise a suivi le mouvement. Et quand j’ai pris Redwood, elle a ralenti avant de m’imiter, suivie par un gros GMC tout-terrain noir.

Je me suis mordue la lèvre inférieure jusqu’au sang avant de m’en rendre compte ; j’ai poussé un juron et tenté de rester calme.

Ouais, facile à dire. Tu as les foies, mais maintenant tu n’as plus le choix : il te faut continuer, ne pas accélérer, ne pas freiner… Ils ne doivent pas savoir que tu les as vus ; ils sont loin de toi. Si tu ne les cherchais pas, tu n’aurais rien remarqué.

J’ai tourné dans le chemin de terre où ma voiture sautillait au gré des ornières et je me suis garée sur le côté de la ferme. Puis je suis sortie sans me presser, ai ouvert le coffre pour sortir mon sac ; j’entrais dans la ferme quand les deux véhicules sont arrivés, moteur au ralenti. J’ai essayé de paraître surprise (à moi l’Actors Studio, James Dean, Marlon Brando…) avant d’entrer et de fermer la porte derrière moi. Anita était là, tapie près de la fenêtre ; elle m’a fait signe d’enfiler un gilet pare-balles. Je l’ai soigneusement fermé avant de prendre le Glock qu’elle me tendait et de l’armer. Steph, bête de guerre, faut pas m’emmerder ! C’est mon cœur, là, ou les tambours du Bronx ?

Ils étaient cinq, et j’ai reconnu Rodriguez junior parmi eux. Ils étaient armés jusqu’aux dents mais ils n’avaient en réalité aucune chance contre trois Marines disposés en triangle qui les ont pris sous un feu croisé. J’ai vidé mon chargeur par la fenêtre et je pense avoir touché le GMC. Quand le silence est revenu, il y avait cinq corps allongés dans la poussière, cinq morts. Je suis sortie, les oreilles bouchées à cause des déflagrations en espace réduit. J’ai respiré les odeurs de cordite, de sang et d’urine, et j’ai vomi mon sandwich, mon petit déjeuner et mes repas des jours précédents, pliée en deux par une nausée terrible.

Sans rien dire, Michael et Dolph ont porté les cinq cadavres dans les voitures qu’ils ont arrosées d’essence. Pendant ce temps, Anita avait repris son Glock qui pendait encore dans ma main droite et m’avait fait asseoir sur le siège passager de son SUV.

— Putain, je suis nulle... Désolée.
— Steph, la première fois que j’ai tiré sur quelqu’un, j’ai pleuré pendant deux jours. Et je l’avais à peine touché. Tu n’as rien à te reprocher, tu as assuré.
— Merci, mais j’ai eu tellement peur, tu peux pas savoir.
— Oh si, crois-moi, je sais. Mais tu as su gérer ta peur, la surmonter pour conduire ces salopards ici et ensuite participer au combat. Tu ne peux pas te demander de réagir comme les soldats de métier que nous sommes, et je préfère que tu restes comme tu es : naturelle, sensible et humaine.

Comme nous partions, j’ai vu le brasier dans mon rétroviseur : deux boules de feu à la place de deux voitures et de cinq hommes. Il me faudra vivre avec cette responsabilité.

De retour à San Leandro, je me suis précipitée sous la douche froide jusqu’à grelotter, puis Anita et Cléa m’ont fait sortir et m’ont enveloppée d’un peignoir.

— Tu te laves les dents, Steph. Désolée, mais tu pues comme un chacal.
— Merci, les filles. Je me sens complètement inutile.
— Tu n’es pas inutile : tu m’as permis de rencontrer Anita, et rien que pour ça je te voue une reconnaissance éternelle.

Le lendemain, je suis repartie en Fiesta après avoir embrassé Cléa ; nous avons pleuré toutes les deux, mais quelque chose me disait que la doctoresse allait bientôt partir s’installer à Miami. Nous avions fait l’amour cette nuit, et j’avais été l’objet d’attentions particulières de la part de mes amies. Elles avaient compris mon désarroi et le froid dans mon cœur depuis la fusillade. J’ai pleuré comme une madeleine dans les bras de Cléa alors qu’Anita me conduisait à l’orgasme sous sa langue experte.

Je suis passée voir mon patron – mon ancien patron en fait – Mr Derycke. Je l’ai embrassé en m’excusant, et sa femme est venue me serrer contre son giron opulent en pleurant.

— Je croyais que tu étais morte ; la police est passée ainsi qu’un détective privé, et j’ai compris que tu avais de gros problèmes.
— Oui, c’était vrai. C’est réglé maintenant et je vais repartir à Miami. Vous avez été des patrons merveilleux, et quand je reviendrai à San Francisco je viendrai vous embrasser, je vous le promets.

Auteur : Matt Démon

Lisez la suite bientôt

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