dimanche 25 septembre 2016

Les escarpins

Tout avait commencé d’une façon si bête ! Un jeu de gamin, qui au départ n’avait rien de déplaisant. Puis, quand le garçon avait frôlé son visage, elle avait reculé, de peur que les choses n’aillent trop loin. Lui ne l’entendait pas de cette oreille, et il avait lourdement insisté.

— Bon ! Ça suffit maintenant ! Arrête, Gérard ! Jeux de mains, jeux de vilains ! Je ne veux pas…
— Ne te fâche pas Claude, c’est seulement pour plaisanter. Tu ne vas pas mourir pour une caresse sur tes seins…
— Ça suffit, je te dis : je ne veux pas ! Tu comprends le mot « non » ? Puisque tu insistes lourdement, je rentre chez moi !

La jeune femme venait de quitter son camarade trop empressé en claquant la porte, mais à cette heure-là, trouver un bus à Nancy pour la ramener chez elle était une vraie gageure. Appeler un taxi, elle n’en avait pas vraiment les moyens. Non mais, quel idiot, celui-là ! Il s’imaginait sûrement que, parce qu’ils avaient dansé une partie de la soirée au Chat Noir et qu’elle avait accepté un dernier verre, il allait pouvoir se l’offrir comme cela ? Sa colère ne la quittait plus. Elle se traitait mentalement d’andouille, et lui d’abruti pervers. Pour qui se prenait-il ?

Elle filait sur les trottoirs, mesurant la distance qui la séparait de son propre appartement, au centre-ville. De plus, ses hauts talons n’étaient pas vraiment faits pour ce genre de sport, et un moment elle songea à les retirer. Dire que tout avait été si parfait jusque-là. Gérard s’était montré galant, empressé à satisfaire ses plus petits désirs, mais elle comprenait soudain pourquoi : il avait sans doute dans l’idée de… enfin, comme tous les mecs, quoi ! Quel crétin quand même… Comment ne s’en était-elle pas rendu compte plus tôt ?

Quinze bonnes minutes qu’elle arpentait les rues des faubourgs de la ville, et ses pieds la faisaient déjà souffrir. Pas vraiment confortables, ces chaussures de soirée ! Le garçon était venu la prendre à vingt heures ; ils s’étaient rendus à l’apéritif de l’anniversaire d’un de leur collègue de bureau, puis tous ensemble ils avaient retrouvé la piste de danse de la boîte en vogue de ce Nancy des noctambules. Claude adorait les valses, les fox-trots et autres danses plutôt rétro. Gérard s’était montré attentionné et cavalier émérite.

Claude n’avait rien trouvé à redire quand il l’avait conviée à prendre un dernier verre chez lui, d’autant plus qu’il lui avait promis de la ramener à son appartement pas loin de la rue Stanislas. Ils avaient donc quitté Michel – dont c’était l’anniversaire – et Francis, les deux autres collègues de leur boulot, devant la boîte. Ceux-ci ayant décliné l’invitation de Gérard, Claude s’était sentie obligée de ne pas abandonner son chevalier servant et chauffeur occasionnel. Comment avait-il pu tenter d’abuser de la situation ? Quel salaud ! Lui tripoter les seins de cette manière…

À trente-cinq ans, Claude vivait une vie de célibataire heureuse. Un joli appartement au centre-ville, un bon job, une bande d’amis sur qui compter, pas de soucis particuliers… une vie normale, quoi. Pour ce qui était des amis, elle en avait sans doute un de moins à cette heure-ci, et elle continuait à maudire ces fichues échasses sur lesquelles ses chevilles vacillaient maintenant à chacun de ses pas. Une musique se fit soudain entendre non loin d’elle. Elle tourna la tête, certaine de voir apparaître quelques jeunes traînards en voiture, fenêtres ouvertes, radio à fond. Elle se méfiait de ce genre de rencontre toujours possible dans ce coin isolé et perdu, loin de son quartier.

Il fallait dire aussi qu’une jeune et jolie femme qui traînait en échasses de trois pouces et quart à trois plombes du matin, vêtue seulement d’une jupe courte et d’un corsage pailleté, pouvait lui donner un genre plutôt particulier. Elle n’osa pas employer le mot « pute », mais elle y songea fortement. Claude rentra la tête dans les épaules alors que le véhicule arrivait très lentement derrière elle. À sa hauteur, elle fut surprise de constater qu’en fait de mec, c’était une belle femme d’une cinquantaine d’années qui la regardait curieusement. La voiture fit encore quelques mètres puis s’immobilisa.

— Vous êtes perdue par ici, Madame ? Vous allez loin comme ça ?
— Non, je vais au centre-ville.
— Le coin n’est pas toujours très bien fréquenté ; vous montez ? Je vous ramène en ville… en plus, vous ne semblez pas vraiment chaussée pour faire les cinq ou six kilomètres qui vous séparent du centre !
— Merci ; c’est gentil à vous de me prendre.
— Je vois bien que vous êtes en galère. Allez, venez. Vous me raconterez ce que vous faites par-là à une heure pareille.

Claude ne se fit pas prier pour prendre place à côté de la femme ; ses pieds étaient déjà reconnaissants à cette dame de les épargner.

— Bonjour. Moi, c’est Lorette ; et vous ?
— Claude. Merci de me ramasser sur le trottoir.
— Ce n’est pas souvent que je prends des auto-stoppeuses. Enfin, vous n’en êtes pas vraiment une…
— Non : j’ai eu un différend avec un ami et je me suis enfuie de chez lui ; je n’ai pas envie d’en parler. Vous êtes sympa ! C’est cool de me ramener en ville ; je commençais à avoir des ampoules aux pieds.
— Pas étonnant, avec des escarpins de ce genre.

En prononçant ces quelques mots, la femme eut une sorte de sourire. Claude sentit que l’autre la regardait fixement, et un long frisson la parcourut. Enfin, dans moins de dix minutes elle serait chez elle et elle pourrait paresser dans son grand lit. C’était samedi, elle pourrait dormir tout son soûl. Lorette avait baissé le volume de la musique, et elle insistait à dévisager sa voisine. Une bien jolie brunette, avec des gambettes appétissantes. Qu’est-ce qu’elle pouvait bien faire dans ces rues sordides à une heure aussi indue de la nuit, avec les risques que cela comportait ? Bon, comme cette Claude n’avait pas envie d’en discuter…

La voiture roulait lentement, et la passagère reconnaissait les quartiers du centre, ceux qu’elle avait plus l’habitude de fréquenter, puis arrivèrent les premiers pavillons de sa rue. Elle demanda à la conductrice de stopper devant l’immeuble où son appartement se situait.

— Voilà, je suis arrivée. J’habite ici au troisième étage. Vous voulez prendre un verre ?
— Pourquoi pas ? Je n’ai pas grand-chose à faire du reste de ma nuit. Moi aussi je suis en galère : il me faut me trouver un hôtel pour la nuit… du moins pour ce qu’il en reste.
— …
— Je peux rester garée ici ? Les flics ne passent pas trop souvent dans cette rue ? Je ne voudrais pas en plus prendre un PV !
— Je ne peux pas vous dire : je n’ai pas de voiture, moi ; et, mon Dieu, je ne me suis jamais vraiment préoccupée de ce que faisait la police, surtout la nuit.
— Bon, on verra bien…

Les deux femmes prirent l’ascenseur. Claude se trouvant de plus en plus intimidée par la présence de cette rousse qui, malgré les quelques années de plus qu’elle, était encore d’une beauté rare. Sa chevelure flamboyante lui sauta aux yeux dès qu’elle fut en pleine lumière. Bien sûr, son corps avait quelques rondeurs, mais toutes harmonieusement placées, et rien ne dénotait dans l’allure sauvage de la rouquine qui ne se privait pas non plus de reluquer la brune. Elles firent la montée des étages rapidement, et la propriétaire des lieux s’effaça pour laisser le passage à son hôtesse.
L’appartement coquet dans lequel Lorette entra semblait ne pas connaître de présence masculine. Une touche indiciblement féminine était partout présente, et pour la rousse de plus en plus intriguée, cette sauvageonne ramassée dans un coin sordide restait une énigme.

— Qu’aimeriez-vous boire ?
— Ce que vous avez ; je ne suis pas vraiment difficile, ni vraiment assoiffée.
— Je peux vous proposer… un reste de vin blanc que j’ai entamé ce matin, ou alors un café Senseo.
— J’opterai plutôt pour le blanc…
— Prenez place, je vous sers de suite.

La fille brune indiquait la pièce ou trônait un large canapé de couleur fauve entouré de deux fauteuils assortis. Quand Lorette s’installa sur la matière relativement fraîche et que ses mains effleurèrent l’assise de part et d’autre de l’endroit où elle venait de prendre place, elle sut d’emblée que c’était du vrai cuir. Dans le réduit qui servait de cuisine, elle entendit distinctement le gémissement reconnaissable de la porte d’un réfrigérateur. La brune revint en tenant un plateau où étaient posés deux verres et une bouteille pas totalement pleine.

La première chose que constata la rousse, c’est que son hôtesse avait quitté ses chaussures et qu’elle circulait dans l’appartement les pieds nus. Ses gracieux petons avaient les ongles aussi manucurés que ceux des mains : cette brune prenait visiblement soin de sa petite personne.

— C’est sympa, chez vous. Je crois que je devrais faire comme vous.
— Comme moi ?
— Oui, retirer mes chaussures : je ne voudrais pas abîmer votre belle moquette. Vous permettez ?
— Je vous en prie, faites, faites. J’avais tellement mal aux pieds… c’est un bonheur que de ne plus les porter.
— C’est beau, chez vous… Vous travaillez dans quoi ?
— Je suis dans la décoration d’intérieur, et je travaille dans un bureau ici, en ville.
— Vous ne m’avez toujours pas raconté ce qui vous était arrivé.
— Rien que de très banal. Nous avons fêté l’anniversaire d’un de nos collègues de bureau, et un autre de ceux-là a cru qu’il pouvait se permettre des privautés avec moi ; c’est comme tous les mecs, quoi…

La rousse regardait la brune sans répondre. Il lui sembla soudain avoir un peu saisi la situation, ou du moins une partie de celle-ci. Sans doute que cette fille, indépendante au possible, avait un peu laissé un type flirter avec elle, mais au moment de conclure… elle s’était débinée. En sirotant lentement son verre, elle ne put s’empêcher de détailler cette grande gosse aux cheveux qui lui tombaient en cascade sur les épaules. Légèrement ondulés, ils faisaient ressortir un ovale de visage du plus bel effet. Dans ce joli minois, deux grands yeux aux reflets gris-bleu sous lesquels un petit nez retroussé et une bouche aux lèvres brillantes, gloss oblige, attiraient le regard.

Son verre à la main, la brunette, assise du bout des fesses sur un fauteuil, face à son invitée, tenait ses jambes serrées de peur que l’autre n’aperçoive cet entrejambe que découvrait sa jupe de sortie trop courte. Elle aussi regardait cette femme qui, face à elle, se complaisait à la dévisager sans vergogne. À la lumière artificielle de son salon, de minuscules rides aux coins des yeux lui donnaient un charme tout particulier, sans pour autant la vieillir. Claude lui concédait une petite cinquantaine d’années. La couleur feu de ses cheveux paraissait naturelle ; enfin, du moins les racines des tifs n’étaient-elles pas différentes, ou alors fraîchement colorées.

— Et vous ? Que faisiez-vous dans ce faubourg où vous m’avez trouvée ? Votre musique m’a fait peur, vous savez !
— Je roulais sans trop savoir où j’allais. Il y a des soirs comme ça… Trop de solitude. C’est compliqué. Puis je vous ai vue sur le trottoir. Un moment, j’ai cru que… enfin, passons.
— C’est mon accoutrement qui vous a donné l’impression que je pouvais en être une ?
— Je l’avoue, oui, dans un lieu aussi sinistre en plus. Mais quand je suis arrivée à votre hauteur, vos vêtements m’ont paru… trop chics pour ce genre de métier.
— Nous étions en boîte ce soir, pour l’anniversaire ; je m’étais habillée pour danser. Mon cavalier avait pourtant été des plus… charmants. Il faut croire que dès qu’ils sont chez eux, les hommes sont différents.
— Vous ne semblez pas les apprécier outre mesure. Je me trompe ?
— Disons que j’ai vécu quelques mois avec l’un d’entre eux et que l’expérience ne s’est pas franchement soldée par un succès éclatant. Mais ce soir, je n’ai pas cherché ; je voulais juste passer une bonne soirée.

La femme assise sur le canapé ne quittait pas des yeux le regard de son interlocutrice. Une sorte de voile venait de passer dans celui-ci, comme une sorte de regret. Ses lèvres tremblaient légèrement alors qu’elle parlait de cette expérience malheureuse. Fragile, la gamine, sous des airs de femme avisée ; Lorette la trouvait plutôt touchante.

— Bon ! Ce n’est pas tout, cela, mais je dois me remettre en route et dénicher un hôtel genre Formule 1 ou Etap Hôtel pour finir la nuit…
— Si j’osais… mais je n’ai que ce canapé à vous offrir. Si cela vous convient, je veux bien le déployer pour vous. La nuit n’est plus si longue, et si cela peut vous éviter de chercher…
— Je ne sais pas trop si je dois… mais c’est vrai que c’est sympa de le proposer. Je…
— Chut ! Je vous garde de bon cœur, Lorette.
— Je ne voudrais pas vous déranger… Si j’accepte, ne pourrions-nous pas nous tutoyer ?
— D’accord. Vous me fait… tu me fais plaisir en acceptant.
— Alors, merci tout plein.
— Je vais chercher des draps et une couverture.
— Pas besoin de draps, juste une couverture. À la guerre comme à la guerre !

Claude eut un sourire et ses yeux se plissèrent sous son effet. L’autre, qui ne l’avait toujours pas quittée du regard, esquissa aussi une sorte de rictus qui passait sans doute pour une risette.

— Je ne voudrais pas abuser, mais me permettrais-tu de…
— Oui ?
— Ben, j’aurais besoin de faire un brin de toilette.
— La douche est là. Tiens, suis-moi, je vais te donner ce qu’il te faut. Et puis si tu as besoin d’autre chose, n’hésite pas, demande.
— Merci. Tu es gentille, Claude.

La salle de bain était largement aussi grande que la cuisine. Une douche, un lavabo, une psyché qui prenait pas mal de place et une coiffeuse : tout cela sentait la femme qui s’entretient.

— Pour les toilettes, c’est la porte à gauche, là au fond.
— Voilà un endroit où j’aimerais bien me rendre de suite… merci.

La rousse entrouvrit la porte des toilettes sans que Claude ait eu le temps de lui faire une recommandation urgente. Elle tira l’huis derrière elle, et alors que, déjà assise sur le siège, elle baissait sa culotte, en levant les yeux elle s’aperçut que la serrure n’avait pas fait son office : l’encadrement était béant, et Claude, dans la salle de bain, un long tapis éponge à la main, était pétrifiée. La rousse eut un sourire, pas gênée pour deux ronds.

— Pardon ! Tu as été trop rapide ; je n’ai pas eu le temps de te dire que…
— Tu ne vas pas en perdre la vue… si ?
— La serrure…

Mais déjà Lorette avait débuté sa miction, et le bruit couvrait les mots de la brune qui n’osait plus faire un pas. Le papier dans la main, l’autre entreprit d’essuyer les traces éventuelles de ce liquide doré qu’elle venait de laisser couler de la toison aussi rouge que sa chevelure. Les yeux sortis des orbites, Claude voyait ces deux cuisses largement ouvertes et ce triangle de feu ; son visage tout entier s’empourpra. Quand elle avait détourné la tête, c’était pour entendre le bruit de la chasse d’eau. La femme referma soigneusement l’abattant, puis revint vers Claude.

— Désolée ! Je n’avais pas vu que la porte fermait mal.
— C’est de ma faute ; j’aurais dû te le dire de suite, mais… j’ai tellement l’habitude. Et tu vois, à force de négligence… Je dois depuis un moment déjà faire réparer la serrure.
— On n’en mourra pas ! Tu n’as jamais vu une femme à demi-nue ?
— Ben… non, et surtout pas dans mes toilettes.

Le rire franc qui monta dans la salle de bain les secoua toutes les deux. Claude remit la serviette à son invitée et quitta la pièce. Quelques instants plus tard, l’eau qui coulait emplit le salon de ses bruits. Pourquoi la brune ne pouvait-elle pas s’empêcher d’imaginer cette… cette femme qui se frottait le corps avec son gel douche ? Drôles d’idées quand même qui traversaient la caboche de la jeune femme. Jamais de sa vie elle n’avait un moment songé que de voir une autre fille assise sur des toilettes puisse… Bon, il lui fallait penser à autre chose. Pas facile cependant de sortir ces images de sa tête. Elle fila dans sa chambre pour y chercher une couverture.



— oooOOooo —



L’eau finit par se taire, et sur le canapé déployé, la couverture disposée de telle façon qu’elle le recouvre, Claude attendait, assise sagement, le retour de sa rousse invitée. Alors que la porte de la salle de bain s’ouvrait, la femme en sortit le corps seulement ceint de la serviette. Nouée sur le dessus des seins, elle était suffisamment grande pour envelopper le corps de la belle. Ses cheveux dégoulinaient encore un peu sur les pointes, et la brune put tout à loisir, alors que Lorette s’ébrouait, vérifier que c’était bien une couleur naturelle. Ses yeux étaient aussi un peu rouges ; sans doute le gel les avait-il irrités. Un instant, Claude se demanda si la femme n’avait finalement pas pleuré, mais la raison lui échappait.

Elle vint finalement prendre place sur le pied du lit improvisé alors que la propriétaire des lieux se rendait dans la salle d’eau. La porte fermée, ce fut au tour de la rousse d’écouter le chant de la douche. Dans son crâne, un mélange d’envie et d’espoir naissait. Elle se revoyait quittant cette compagne qu’elle venait de trouver avec une autre dans leur lit. Depuis, elle ressassait sans arrêt cette trahison… cette ignominie. Aline avec une pouffiasse, dans ce lit qu’elles partageaient depuis six ans déjà…

Elle avait alors roulé des heures, au hasard, jusqu’à ce que sa route croise une autre femme, pareillement gaulée à celle qui devait la remplacer. Au moins l’âge était-il presque identique. Celle qui baisait avec Aline ne devait pas être plus âgée que cette Claude qui traînait les rues à des heures impossibles. Au moins celle-là était-elle aimable, alors que l’autre pimbêche l’avait pratiquement insultée sans que sa compagne ne dise un seul petit mot pour la défendre. La douche lui avait rendu une sorte de propreté, une virginité qui lui semblait perdue, juste d’avoir entendu cette crétine lui cracher des insultes.

Perdue dans ces pensées peu agréables, elle n’avait pas prêté attention à la forme féminine qui venait de réintégrer le salon, elle aussi emmitouflée dans un peignoir multicolore.

— On se fait un truc chaud avant d’aller se coucher ?
— C’est quoi, « un truc chaud », Claude ?
— Du lait mélangé à du miel. Moi, j’adore, et ça me permet de m’endormir plus facilement.
— Du lait… du miel… Une éternité que je n’ai plus goûté à l’un ou à l’autre ; c’est une bonne idée, ça ! C’est dôle, ça me rappelle mon adolescence, et Dieu sait que c’est loin, tout ça…
— Tu n’es pas si vieille…
— Que tu crois ! Quel âge tu me donnes ?
— Entre quarante-cinq et cinquante, peut-être.
— Ah ! Tu peux en mettre cinq de plus. Tu vois, je ne suis plus aussi jeune…
— Franchement, tu ne les fais pas.
— Peut-être, mais je les sens dans mes tripes et mes os ! Et ce soir, je me suis séparée de… l’amour de ma vie, sans doute.
— Quel homme peut être assez bête, assez idiot pour délaisser une femme comme toi ?
— Tout arrive dans cette chienne de vie, tu vois… Six ans de vie ensemble, et une autre dans notre couche… Quelle salope !

Claude, se méprenant sur le sens de ces mots, se tut. Cette femme, finalement, avec toute son expérience… trouver une autre femme dans son lit ! Elle se surprit à revoir les traces rouges dans les yeux de Lorette : tout s’expliquait. Les mecs étaient tous des pourris, confirmation éclatante s’il en était encore besoin. Sans raison apparente, elle se tourna machinalement vers celle qui, sur le bord du lit de fortune, avait comme un coup de blues. Les deux regards se heurtèrent, se noyèrent l’un dans l’autre, et quelques étoiles étranges vinrent allumer le ciel du salon d’un silence de circonstance.

Quel sortilège, quelle alchimie inconnue peut bien pousser deux êtres absolument étrangers à échanger ainsi des idées sur des moments de vie qui n’appartiennent qu’à celui ou celle-ci, qu’à eux seuls ? Claude se sentit comme une envie d’envelopper de ses bras cette femme à la dérive. Son histoire à elle lui parut bien dérisoire, bien puérile face à cette douleur muette que portait cette Lorette. La poitrine de la rousse montait et descendait, et la brune s’attendait chaque seconde à la voir éclater en larmes. Au prix de quel effort ne le fit-elle pas ? L’atmosphère du salon devenait de plus en plus lourde, une sorte de malaise y flottait sournoisement.

Les deux femmes, perdues chacune dans leurs pensées, ne cherchaient plus à comprendre celle d’à côté. Figée dans un mutisme profond, Lorette revoyait cette forme allongée à sa place, les draps froissés, la mimique désabusée d’Aline à son entrée dans la chambre, et à ses oreilles virevoltaient les mots injurieux de la poule qui… L’envie de hurler se frayait un passage soudain dans sa gorge. Dans un soubresaut, elle stoppa ce cri venu du cœur, simplement par égard pour celle qui venait de l’héberger.

Claude venait de se lever, pensant qu’il était grand temps de préparer son lait de poule maison. Ça permettrait peut-être à la rousse de respirer plus librement ou de pleurer en paix. L’intimité pouvait être parfois un luxe gratuit ! Dans sa mini-cuisine, elle fit chauffer son lait et mélangea quelques cuillerées de miel de sapin dans deux tasses. Le plateau entre les mains, elle revint vers sa visiteuse. Sur le canapé, couche de circonstance, la femme s’était allongée, face contre la couverture. Claude la vit qui sanglotait doucement, sans bruit. Les deux tasses fumantes déposées sur la table basse du salon, elle s’assit de nouveau près de celle qui continuait de pleurer délicatement, le nez dans le couvre-lit.

La main de la jeune femme rencontra la chevelure de la malheureuse, et sans hâte elle se promena sur sa tête, geste presque maternel, en signe de réconfort. La brune laissa sa menotte bien à plat se faufiler dans les tifs doux au toucher, toujours humides de la douche. Insensiblement, les doigts massèrent le cuir chevelu de Lorette. Les sanglots se calmèrent, la respiration reprit une allure plus normale. Pourtant, la paume de la main qui se frottait à cette tête fauve n’arrêtait plus ses étranges voyages, lissant les boucles agréablement. La femme couchée ne bougeait plus, appréciant sans doute cette manière si particulière de l’apaiser.

Quand, sans obstacle majeur, le poignet qui guidait le bras prit le chemin d’un cou maintenant dégagé par les doigts avides de trouver une peau plus douce, Lorette ne bronchait plus. Elle respirait gentiment, les larmes ne coulaient plus. Elle appréciait le geste, elle aimait déjà la caresse. La brune venait de franchir le cap de la plage dénudée, juste entre les cheveux et les épaules, là où la serviette nouée par devant laissait apparaître le bronzage de l’invitée. Rien n’arrêtait la progression lente mais certaine de cette paluche de velours qui remontait le moral de la rousse. Du reste, elle ne bougeait absolument pas, de peur que ne cesse cette infinie tendresse qui lui faisait tant de bien.

Le visage qui, encore enfoncé dans la couverture, se tourna vers la jeune femme portait les marques des pleurs, ravagé par ces larmes qui spontanément s’étaient déversées sans que Lorette ne puisse vraiment les retenir. Instinct ? Envie ? Étrange attirance pour cette figure mouillée ? Claude ne savait pas, mais sa bouche, pour une raison qu’elle ne pouvait expliquer, vint soudain à la rencontre de la femme couchée. Sur le coin de l’épaule les lèvres se posèrent, et un mimi sonore retentit dans le salon.

— Ne pleure plus… Tous les hommes sont des salauds ! Et si tu ne m’avais prise en charge tout à l’heure, Dieu seul sait ce qui me serait arrivé. Sèche tes larmes, je n’aime pas voir les gens pleurer. Viens… dans ma chambre. Sur mon lit, nous serons mieux.
— Tu… tu es trop gentille…

À peine installées, tout recommença. La bouche ne quittait plus cette peau qui sentait la même odeur que celle que Claude portait chaque jour. Comme c’était bizarre de se sentir soi-même par l’intermédiaire d’un autre épiderme ! Un mot lui montait à la tête : enivrant. Oui, c’était enivrant de se humer ainsi. Et quand un petit bout rose de langue vint effleurer la lande entre le cou et la pelure de coton, la brune se sentit de nouveau fondre pour cette autre elle. Une autre elle, un peu plus âgée, elle dans quelques années sans doute, si tout allait bien. Ce contact doux de la petite chose chaude qui courait maintenant sur ce morceau de dos donnait des frissons à Lorette.

Lorsque d’un simple mouvement elle se retourna tout entière, elle entraîna avec elle la gamine, dans un geste si tendrement fait que Claude ne s’en offusqua absolument pas. Pas plus non plus lorsque les lèvres de la rousse entrèrent en contact avec les siennes. Une impression de bonheur qui se diffusait en elle alors que les deux langues s’emmêlaient dans un langoureux baiser, une impression de cadeau tombé du ciel, une inimaginable envie qui balayait tout sur son passage s’empara de la jeune brune. Personne encore ne l’avait jamais embrassée de la sorte, et le plaisir qu’elle prenait dans ce pâlot de rêve ne prit fin que par le début d’un autre, tout aussi savoureux. Ni l’une ni l’autre ne comptèrent le nombre de bécots qui les firent frissonner.

Elles savaient que quelque chose se passait, mais elles ne voulaient aucunement analyser cela. Quand la main de Claude tira sur la serviette, que ses regards découvrirent une paire de seins aux taches de rousseur exquises, elle savait déjà que ceux-ci allaient devenir un terrain de jeux pour sa bouche gourmande. Sa frimousse se rua vers ces monticules au toucher étourdissant, sa bouche mordillant d’emblée les excroissances turgescentes qui les surmontaient. L’autre se cabrait en gémissant, mais pas de douleur, seulement d’envie. Alors encouragées par ces cris d’appel au plaisir, les quenottes de Claude serrèrent plus fortement les fraises de Lorette. La rousse n’eut pour toute réponse que le mouvement de comprimer plus violemment ses bras autour de la tête qui continuait à aspirer ses tétons.

Le manège dura longtemps sans que la tétée ne crie grâce, sans que la suceuse ne se lasse. Bien au contraire, les deux femmes roulaient sur le lit défait comme prises d’une frénésie impensable, s’enfonçant dans l’incroyable désir l’une de l’autre. Bien sûr que la rousse rendait caresse pour caresse, qu’aucune n’était lésée dans ce double corps-à-corps, dans cette approche tout en finesse, dans cette double découverte absolument pas maîtrisée. Longuement, Claude lécha ce ventre au fond duquel une toison fauve la privait de la vue totale d’un long ourlet qui suintait des perles d’envie.

Quant au bout d’un long moment où elle avait explorée mille et un replis, qu’elle s’était perdue sur des chemins de traverse, ignorant les raccourcis qui l’auraient menée trop vite au Saint des Saints, elle découvrit d’un coup de langue agile la couture féminine béante ; elle se surprit à s’imaginer se caresser ainsi avec sa propre langue. L’effet fut immédiat, et elle se sentit littéralement fondre. Lorette, qui venait de franchir elle aussi la limite de la fente glabre, vit couler sur ses lèvres la sève de sa compagne. Elle ne put s’empêcher de tressaillir sous cette pluie qui jaillit soudain du ventre qu’elle désirait ardemment. Une odeur d’amour avait envahi le salon…

Quand les deux femmes eurent enfin frotté leur entrecuisse l’un contre l’autre, que leurs doigts se furent largement introduits dans des endroits secrets, les heures de la nuit avaient fondu comme neige au soleil. Claude avait frémi sous d’insoutenables caresses, les avait rendues au centuple, les avait enjolivées, améliorées, et pour finir Lorette et elle avaient joui durant de longues minutes. Les cuisses, le ventre, tout était en feu chez les deux bacchantes qui se reprenaient sans cesse aux jeux de l’amour. Un jeu sans arrêt renouvelé, sans cesse différent ; sans répit, les deux corps féminins ondulaient au rythme des mains qui les parcouraient.

Alors, quand mue par un instinct étrange, Claude s’était levée pour fouiller dans son réfrigérateur à la recherche d’un concombre de belle taille, qu’après l’avoir toutes deux léché comme s’il se fût agi d’un sexe d’homme, quand, garni d’un préservatif, il avait finalement trouvé le même chemin que les doigts de Lorette, la brune ne l’avait trouvé… que froid. Le plaisir de ce légume serait encore décuplé par un futur découpage en lamelles, pour finir… en salade. Même cette idée avait excité la belle propriétaire des lieux. Finalement, repues, gorgées d’un plaisir tout féminin, les deux fiancées de la nuit avaient terminé leurs ébats complètement fous dans le lit de Claude.
Le petit matin naissant les laissa sans énergie, les sens enfin apaisés. C’est dans les bras de Lorette que Claude s’endormit après un dernier baiser.

— oooOOooo —



Le réveil de la rousse se fit en douceur vers quatorze heures. Tout d’abord, ce fut une sorte de bruit lancinant associé à une odeur persistante dont l’origine était incertaine pour la dormeuse. Alors que ses yeux s’habituaient à l’environnement presque inconnu, elle émergea lentement de sa torpeur. Les odeurs qui lui chatouillaient les narines avaient pour noms café et pain grillé. Elle s’étira comme une chatte, cherchant la nature de ce bruit lancinant ; il s’agissait du moteur de l’aspirateur.

Lorette déboula dans la mini-cuisine aussi nue qu’elle s’était couchée. Claude finissait de ranger et d’astiquer les endroits qu’à deux elles avaient embrouillés. Le canapé redevenu siège, la table de salon débarrassée des verres sales, des capotes usagées et du fruit de leur amour restait vide de tout, à l’exception d’un grand vase dans lequel trois roses rouges relevaient la tête.

— Déjà levée, Claude ? Ça fait longtemps que tu…
— J’espère n’avoir pas fait trop de bruit ; viens, le petit déjeuner est prêt.
— Tes roses sont magnifiques !
— Je les ai trouvées derrière la porte en sortant pour chercher des croissants. Cadeau du goujat d’hier soir, sûrement, pour se faire pardonner ; mais il peut courir : ce n’est pas avec trois fleurs que l’on peut m’acheter… ou plutôt se racheter à mes yeux. — J’ai le temps de prendre une douche ?
— Tu ne préfères pas que nous prenions le café avant ? J’ai un petit creux !
— Comme tu veux. J’ai l’impression d’être passée sous un camion, j’ai mal partout. Notre petite soirée m’a laissé des courbatures ; quel tempérament tu as !
— Je te retourne le compliment. Quel idiot, ce type, de t’avoir trompée…
— Ce type ? Mais… la pétasse dans mon lit, c’était avec ma compagne qu’elle se vautrait : je suis lesbienne, et uniquement attirée par les femmes. C’est vrai que les événements ne m’ont pas donné le loisir de t’en parler. Tu l’es aussi, n’est-ce pas ?
— Ben, à vrai dire, je ne le savais pas avant de te rencontrer. Mais je crois que je viens de découvrir l’amour au féminin et que j’y ai vite pris goût… Tu penses que nous pourrons nous revoir ?
— J’en suis même certaine… Enfin, c’est à toi de décider.
— Tu peux t’installer ici, le temps que tu veux, pour trouver un appartement. Nous verrons bien comment ça va se passer.
— En tous cas, j’ai adoré ! Nous pourrons aussi améliorer certains détails ; acheter de vrais godes, par exemple.

Les deux filles se regardèrent, s’asseyant ensemble à la table pour un copieux petit déjeuner.

La suite de la nuit était à construire, et ces deux-là sauraient bien s’y employer ; mais l’avenir semblait plus clair, moins sombre pour ces deux jolies femmes…  Sur le petit meuble près de l’entrée, une paire d’escarpins vernis, avec des talons de trois pouces et quart montait la garde.

Reviendront-elles nous en parler ? Un jour, qui sait…

Auteure : Charline88

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