jeudi 3 juillet 2014

[Feuilleton] Double vie (2)

Relisez le chapitre 1
L’homme garda un léger sourire quand elle l’aperçut, sans arrêter son regard sur lui.
Un sourire qui n’était pas neutre, pas vraiment moqueur, mais un signe qui indiquait bien à l’esprit affolé d’Irène que ce mec-là avait très certainement été un de ses amants de la nuit, en boîte ou sur ces parkings de la région parisienne.
Une lueur dans le regard, aussi.
Mais en même temps… Elle ne savait plus si elle pouvait se fier à ses impressions depuis que la trouille, la vraie, s’était insinuée en elle pour brutalement révéler le danger.


Irène se concentra sur le dossier du frère, essaya de retrouver toutes ses capacités, et puis autre chose lui apparut, pire peut-être : comment devait-elle gérer ce dossier ? Carlos n’allait-il pas lui mettre la pression, ou… la menacer de tout dire, si son frère n’obtenait pas le soutien de la banque pour son projet ?
« Allons, calme-toi. Calme-toi. »
Il fallait qu’elle reste froide, raisonnable. Même s’il l’avait effectivement reconnue, quelle preuve pouvait-il apporter que c’était elle qui se donnait sur des parkings d’autorou…
Non. Il ne s’agissait pas de preuve : elle raisonnait comme une analyste, mais il s’agissait de choses immatérielles, de rumeur, de réputation, de doute, il n’y aurait pas de procès, de preuves, elle ne pourrait pas se défendre, répliquer, attaquer.
S’il commençait à parler, à vouloir lui nuire, elle était foutue à plus ou moins brève échéance.

Elle réfléchissait intensément tout en poursuivant la réunion, et puis, dans un silence pendant qu’elle prenait des notes, Carlos parla à son frère en portugais. Celui-ci demanda alors à Irène s’il pouvait aller passer quelques coups de fil.
Elle sourit – un sourire parfait – et l’homme sortit.
Le cœur d’Irène battait la chamade, et elle fit un réel effort pour regarder Carlos dans les yeux.
— Vous vous souvenez de moi ? demanda t-il simplement.

Il avait à peine fini sa phrase qu’Irène avait décidé de la ligne à suivre : elle détestait absolument être en état de faiblesse, d’autant plus dans une négociation décisive, évidemment, et il allait sans doute s’agir de cela. Et être sur la défensive, c’était gaspiller ses forces et sa crédibilité, et être en état de faiblesse.
Autant reconnaître implicitement – en tout cas ne pas se défendre – pour être à égalité de fait, avant de pouvoir passer à l’attaque et reprendre l’initiative.
— Il me semble, oui.
— En même temps, notre… rencontre a été brève, et vous me tourniez le dos.

Irène blêmit : la catastrophe était là. Elle accusa le coup sans pouvoir réprimer une sorte de… frisson mental d’excitation à cette évocation, mais elle enchaîna, un peu narquoise :
— Vous me reconnaissez pourtant, même si j’étais de dos ? Vous êtes sûr de ne pas vous tromper de personne ?
— Sûr et certain. Vous êtes sacrément excitante, sourit-il, même ici à jongler avec vos chiffres et vos arguments. Je ne peux pas vous oublier. Déjà parce que je ne baise pas si souvent que cela sur les parkings, les occasions ne sont pas si fréquentes, surtout ce genre de plan royal… Et même avec vos lunettes noires chics, quand vous vous tournez vers vos partenaires pour leur filer une capote, vous êtes reconnaissable. En tout cas pour moi.

Elle garda le silence une seconde. Il ajouta :
— Une très très bonne soirée, pour moi en tout cas.

Irène rassembla toutes ses forces mentales et morales pour évaluer au plus vite la situation et répliquer sans tarder, mais… dire quoi ? Nier farouchement et affronter son sourire moqueur ? C’était trop tard.
Si elle avait choisi cela, il fallait s’être levé en hurlant au scandale au milieu de ce qu’il racontait.
C’était trop tard. Il savait qu’elle savait.
Quoi alors ? L’envoyer chier, tenter de le casser le plus durement possible ? Elle sentit que ce n’était pas la chose à faire.
Au contraire, puisqu’il gardait un bon souvenir, autant jouer sur l’émotion.

— Vous savez… ce soir-là – et les autres soirs – c’est moi et ce n’est pas moi, c’est une autre femme que moi ici et maintenant.
— C’est ça, oui, rigola-t-il. C’est des conneries, ça, des discours. On est une personne, une seule. Avec différentes facettes, différentes… compétences, mais vous n’êtes pas une malade schizophrène à enfermer. Vous êtes juste une bourgeoise calculatrice et libre pendant la semaine, qui fait la pute sur les aires d’autoroute le week-end en pleine nuit. Mais c’est très bien, continuez ! ajouta-t-il en se marrant.

Elle le dévisagea, en essayant de contrer la vague de panique et d’émotion qu’elle ressentait, et dont elle ne savait pas si ça allait l’amener à éclater en sanglots ou dans une rage destructrice.
— Vous voulez quoi ?
— Vous vous sentez menacée ? demanda-t-il, faussement ingénu.
— Vous voulez quoi ? répéta-t-elle.
— Vous me prenez pour un maître-chanteur… Et vous voulez évacuer le problème que je vous pose… ?
— Effectivement, concéda-t-elle, on peut voir cela ainsi. Vous voulez quoi ?
— C’est bizarre. Je me retrouve dans le rôle du salaud. Et si je n’avais rien à demander ? Si mon but, ce n’était pas de vous démasquer ?
— Alors pourquoi ce petit sourire, demanda-t-elle, pourquoi cette ironie ?

Carlos éclata de rire, regarda au plafond en secouant la tête, il riait et rétorqua :
— Vous adorez régler les situations de façon carrée, et à votre avantage, avoir le dernier mot, tout contrôler !

Irène encaissa : tout ce qu’il disait était parfaitement vrai, il voyait clair en elle. Plus loin que simplement l’avoir démasquée, il continuait à lire en elle comme en plein jour. Elle ne sut que répondre, pour une fois.

— Vous me faites rire ! reprit-il. Je tombe dans une grande banque, en accompagnant mon frère, sur une nana très sexy, et je reconnais la fille qui m’a donné son cul dans son Audi, sur un parking près de Dourdan, en pleine nuit, il y a six mois. Il y a de quoi sourire, avouez : c’est plutôt savoureux !
— Pas spécialement pour moi, répondit-elle d’une voix cassante. Vous me mettez en danger.

Il reprit un café dans la cafetière thermos, et continua :
— Ouais, je vous l’accorde, ça vous rend parano, y a de quoi. Mais je ne suis pas dangereux… Même si vous aimeriez régler le problème une bonne fois pour toutes, je comprends bien, ouais. Bon, alors…

Il réfléchit quelques secondes.

— Si vous pouvez appuyer le projet de Joao, j’aimerais bien qu’il réussisse en France comme il a réussi au pays.
— Ce n’est pas le même contexte, mais je m’apprêtais de toute façon à rendre un avis favorable. Mais cela ne garantit pas que le service d’inves…
— Oui, je sais bien, la coupa-t-il. Donc tu parles d’un chantage, c’est nul, vous n’êtes pas « La banque », vous êtes un rouage du truc… sans vouloir vous vexer… ajouta-t-il.

Elle daigna sourire, il était sympathique, elle ne pouvait pas le nier.
— Et si je pouvais…
— Oui ?
Il garda le silence. Puis il reprit :
— Non, c’est dégueulasse. J’allais dire que je rebaiserais bien avec vous, mais… ce serait sous la contrainte, au moins la contrainte… comment dire ?… des circonstances, un chantage, et… ça n’a aucun intérêt. Et même, ça me déplaît. Sur le parking vous étiez là pour ça : qu’on vous passe dessus, à plusieurs. J’étais là, je me suis servi, tout le monde était content. Mais là, non. Exiger que vous m’accordiez ça, ce serait sordide, et c’est pas comme ça que je vois… la chose.

Elle le regarda, interdite, un peu émue. Il était pas banal, ce mec. Elle ne savait que répondre, et Joao, le frère, frappa brièvement à la porte et reprit place, la conversation se réengagea immédiatement.
Irène ne savait pas sur quel pied danser, et même si Carlos ne lui apparaissait plus comme dangereux en tant que tel – en tout cas comme une menace immédiate – elle n’avait pas résolu la situation…
Mais fallait-il la résoudre, comme elle en avait l’habitude ? Il l’avait bien dit, comment déjà ?… « Régler les situations de façon carrée, à son avantage, contrôler tout… »
Mais comment laisser flotter une telle menace, s’il changeait d’avis ? Elle réfléchissait à la situation, mais elle dut le reconnaître, elle pataugeait.

La réunion se termina et Irène, en se levant, laissa entendre que le dossier était sur la bonne voie, tout en entourant cela des précautions d’usage. Ils rangèrent leurs affaires, échangèrent quelques documents, et Irène reçut la carte de Carlos.
Il était consultant en commerce international, ce qui ne voulait proprement rien dire.
Elle les raccompagna tout en poursuivant mollement la conversation, et leur serra la main, échangeant un regard avec Carlos.
Elle regagna son bureau, plus que perplexe.

Ça craignait, c’était clair.
Un type connaissait sa double vie. Quelqu’un avait le pouvoir de ruiner sa vie en quelques jours. Un mec avait ce pouvoir-là, une épée de Damoclès terrible se balançait au-dessus de sa tête à partir d’aujourd’hui.
On n’était pas dans une série américaine, elle n’allait pas lui envoyer ses tueurs ou tenter elle-même de l’assassiner.
Négocier ? Mais le type n’était même pas un maître-chanteur, c’était le paradoxe, le truc bizarre, et ce serait risible si elle pouvait rire, mais non, il ne voulait rien.
Il aurait exigé dix mille euros, elle lui aurait donné cela immédiatement, en sachant bien que ce genre de chose ne s’arrête jamais.
Non, on n’est pas dans un film.

Irène se souvenait de cette nuit-là, et en y réfléchissant, elle avait un vague souvenir de lui, de son sourire quand il avait pris le préservatif qu’elle lui tendait. Elle avait vérifié comme toujours qu’il l’enfilait avant de remettre son visage contre la banquette en cuir, le cul en l’air.
Bordel…
Irène n’avait aucun espèce de considération intellectuelle pour les notions chrétiennes de faute et de justice morale, genre « Tu l’as bien cherché, ma pauvre chérie, maintenant, il faut payer tes erreurs et ton comportement anormal. »
Foutaises : elle avait un problème à régler, il fallait trouver comment.
Elle reprit un café, y mit un sucre pour changer et se stimuler le cortex. Ce mec pouvait faire ce qu’il voulait.
Elle était dans la merde, avec aucune porte de sortie digne de ce nom.

Irène calma le tremblement de ses mains. Elle finit son café, fit semblant de s’intéresser à ses courriels. Puis elle composa le numéro de Carlos pour l’inviter à déjeuner.
Attaquer, ne pas rester là à attendre que l’épée se détache et la fende en deux : avoir l’initiative, toujours, et élaborer sur le moment, en fonction des événements, ce qu’on appelait en école de commerce une stratégie spontanée de victoire.


Auteur : Riga
Lisez la suite

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire