vendredi 27 novembre 2015

San Francisco Blues (10)

CHAPITRE DIX : CLÉA

Le transfert dans la voiture s’est effectué en rase campagne, sur le parking d’un motel désaffecté. Une fois debout, soutenue par Cléa, j’ai tenu à embrasser ses deux amies qui m’ont serrée contre elles comme si j’étais en porcelaine. Ce qui était un peu le cas à ce moment ; je me sentais faible et sans défense alors que mon esprit était à peu près clair à nouveau.

— Je vous remercie toutes deux ; vous ne me connaissez pas et vous avez pris des risques pour moi : je ne l’oublierai pas. Tu n’oublies rien, Steph. Tu pardonnes parfois mais tu n’oublies pas, ni le mal qu’on t’a fait, ni le bien ; ces deux femmes sont des anges et tu leur dois beaucoup.
— Mademoiselle, Cléa nous a dit que tu avais beaucoup souffert ; je sais ce que c’est : je suis passée par là et Luisa m’a secourue quand je n’attendais plus rien. Depuis, nous aidons nos sœurs dès que nous le pouvons. Et si nous risquons quelque chose, notre travail ou notre vie, c’est en connaissance de cause.

J’ai levé les yeux vers son visage slave aux pommettes hautes, vers ses yeux si semblables aux miens, emplis de compassion et de tendresse. Elle me prit à nouveau dans ses bras sans serrer, et Luisa fit de même en murmurant :

— Vaya con Dios, hermana.

Puis elles sont montées dans l’ambulance qui a démarré aussitôt. Cléa avait reculé le siège passager et incliné le dossier, mais j’ai eu un mal de chien à m’installer, retenant mes larmes tellement mon ventre me lançait. Quand ma conductrice s’est assise et m’a regardée avant de démarrer, je n’ai pu résister :

— Cléa, tu es bien sûre de ne pas avoir oublié un scalpel dans mon ventre ?
— Ma chérie, je sais que tu as mal ; dès notre arrivée, je te réinstalle la perf d’analgésique.
— Ouais, ça sera pas du luxe ; enfin bon, je suis vivante. C’est l’essentiel, ronchonnai-je.

Dix minutes plus tard la Prius entrait dans le garage ; commença alors la délicate opération de m’extraire de ma place. Pas la joie ; je ne m’évadai pas de mon corps comme je l’avais fait quand Thomas s’occupait de moi à sa façon : j’ai grimacé et soupiré, acceptant la souffrance comme une preuve que je vivais à nouveau, que j’allais m’en sortir.

Mais oui, tu vas t’en sortir ; tu es recherchée par la police et par des tueurs, tu es blessée et sans le sou. Jason est en prison ou pire, tu n’as plus eu de nouvelles de lui depuis qu’il a été arrêté sous ton nez... Stop, arrête, tu sais qu’il a des emmerdes, mais tu sais aussi que lui, il ne t’abandonnera pas. Jamais. Tu as confiance en lui, tu te rappelles ? Ouais, comme en Kachina ? Quand elle a eu à choisir, elle t’a laissée tomber.

Soutenue par Cléa, j’ai marché jusqu’à la chambre. Me manquait juste un déambulateur, pour donner une idée de ma vitesse. Le marathon de San Francisco, j’allais devoir attendre un peu pour m’inscrire. Malgré moi je pouffai, et mon ange gardien me regarda d’un air si inquiet que je pouffai de plus belle, retenant un cri quand mes côtes et mon ventre se rappelèrent à mon bon souvenir.

— Désolée, Cléa. C’est juste comique de me voir quasi grabataire alors que j’avais envie de m’inscrire au semi-marathon de San Francisco.
— Mmm. Il se court quand ?
— Fin juillet.
— Non, je confirme que tu ne le feras pas... Il te faut renoncer à briller cette année, je crois. Allez, au lit, que je te prépare une perf. Ça t’évitera de délirer sur mon épaule.

Allongée au chaud et le goutte-à-goutte en place, je me suis sentie tout de suite mieux ; je n’avais pas sommeil et j’ai examiné la pièce. J’y avais passé une nuit déjà sans enregistrer quoi que ce soit, tellement j’étais en forme. Très lumineuse, éclairée par une grande baie vitrée donnant sur un petit jardin, et très dépouillée. Murs blancs, rideaux blancs, parquet vitrifié en pin très clair, mur-penderie couvert de miroirs : Cléa avait choisi de dépersonnaliser cette chambre, d’en faire un lieu sans souvenirs et sans attaches. Elle est revenue avec une carafe d’eau et a compris mes interrogations à son égard.

— Tu te demandes pourquoi je dors dans une chambre blanche ? J’ai fait table rase du passé en venant vivre ici, en quittant la Belgique. Voilà trois ans que je vis ici maintenant, et j’attends. J’attends les images que j’afficherai sur ces murs blancs, ces images qui seront mon futur. En attendant, voilà ma vie : une page blanche.
— Je suis désolée, Cléa, je ne voulais pas...
— Ce n’est rien ; je suis heureuse que tu sois ici, même si c’est à cause d’emmerdes où tu aurais pu laisser ta peau.
— C’est vrai que j’aurais préféré venir ici pour un barbecue...
— Quand j’en ferai un, je t’inviterai, sois-en sûre. Bon, les choses sérieuses. Physiquement, tu vas avoir cinq jours difficiles. Analgésiques et nourriture liquide, déplacements limités. Tu as la télé, des livres à dispo, de la musique. Tu aimes lire ?
— Oui, mais ces temps-ci j’étais trop occupée. Mais je suis capable de lire romans à l’eau de rose, polars, récits historiques... Tu vois, ce que tu as m’ira bien. Je pourrai avoir un accès Internet ?
— Bien sûr ; mais évite d’envoyer des messages si tu ne veux pas te faire repérer. Je ne sais pas si c’est possible, mais il vaut mieux éviter.

Nous avons ensuite devisé à bâtons rompus sur des sujets frivoles pour éviter de sombrer dans la mélancolie qui nous guettait toutes deux. Cléa est presque végétarienne, écolo et athée ; elle adore les romans policiers et les Simpsons, milite pour Sea Shepherd car elle trouve Greenpeace un peu mou... Une vraie passionaria !

Je lui ai raconté mon amour du sport, l’extraordinaire sensation d’apesanteur quand le corps s’envole, propulsé par la perche à plus de quatre mètres de haut, l’ivresse qui gagne le cerveau lorsque l’endorphine me submerge au cours d’un effort si long et si dur que les limites explosent. Le plaisir quasi sensuel, la communion entre le corps et l’esprit si proche de l’orgasme que mon visage marqué par la fatigue reflète une sérénité quasi mystique...

— Ouh là ! Tu vas me faire aimer le sport, si tu continues. Moi qui ne pratique que le yoga, un peu de gym et de la danse quand je peux... c’est à dire pas souvent.
— Vu ton physique, ne change rien.
— Tu me trouves jolie ?
— Hé, toubib ! Arrête de minauder, tu es une bombe atomique ! Tu aurais pu devenir top-modèle sans problème. Je présume que tu étais trop attirée par la médecine et trop intelligente pour l’avoir fait...
— Et voilà où ça m’a menée ; j’ai fui mon pays pour atterrir ici. Je me rends utile, c’est vrai, mais ma vie est tellement vide... Allez, je vais préparer à manger ; pour toi, c’est hélas jour de diète !
— Et voilà ! Je pensais réserver à une bonne table et je me retrouve dans un goulag ! Ce n’est pas aujourd’hui que je vais me remplumer, j’ai l’impression.

J’ai attaqué "Le dernier coyote", un roman de Michael Connelly, et ai été captivée par son héros, un homme tenace mais plein de failles profondes. Tellement captivée que je l’ai lu dans la journée alors que Cléa, allongée à côté de moi sur le lit, lisait un autre roman. J’étais heureuse de la sentir détendue et de bonne humeur, juste contente d’avoir de la compagnie ; manifestement, elle souffrait de mélancolie due à sa solitude. Le soir, alors qu’elle me souhaitait bonne nuit et s’apprêtait à se retirer, je lui ai demandé :

— Dis-moi, tu m’as laissé ta chambre ; tu dors où ? Ta maison ne paraît pas très grande...
— C’est vrai ; je dormirai dans le canapé. J’ai mis un oreiller et une couverture, ça ira bien.
— Objection, Votre Honneur. Pas question. Tu dors ici : le lit et bien assez grand pour nous deux.
— Mais tu... commença-t-elle.
— Ce n’était pas une proposition. Si tu refuses, je me lève et je vais dans le séjour.
— Et le respect du corps médical ?
— Le corps médical, je le veux près de moi.

Si tu ne comprends pas que je te veux ici, que j’ai envie du contact d’une épaule, d’une hanche, sans risquer de me prendre un coup de poing, de cravache, de... Stop ! Steph, c’est fini, tu es en sécurité, les méchants sont loin...

Elle sourit, visiblement amusée de mon impertinence. Mais elle a aussi compris ma détermination et a arrêté d’argumenter : elle a dormi avec moi.

Le lendemain matin, elle est partie travailler tôt et j’ai seulement eu le sensation d’un baiser mouillé sur mes lèvres. J’étais certes un peu plus autonome ; je n’étais plus reliée à la perf suspendue à une potence près du lit, mais quand je me suis levée j’ai bien compris mes limites. Je marchais pliée en avant à tout petits pas précautionneux. De même, la position assise n’était pas à l’ordre du jour. J’ai donc passé la journée allongée à lire un autre roman de Connelly et à regarder la télé. Pas possible de consulter Internet : il n’y avait qu’un poste fixe dans le bureau, et ça signifiait m’asseoir sur un fauteuil en cuir. Pas possible encore ; merde, j’aimerais consulter la presse de Miami, comprendre ce qui se passe avec Jason...

Ma toubib m’avait laissé un mot me recommandant de prendre des comprimés de Vicodine dès l’apparition de la douleur, mais sans dépasser six comprimés par jour. Elle avait ajouté « Risque de dépendance, c’est un opioïde ; remember Dr House... » Je n’en ai consommé que cinq ; et le lendemain, quatre. Elle était satisfaite de l’évolution de mon état ; les hématomes s’estompaient lentement et les sutures ne s’infectaient pas.

Le jour suivant j’ai réussi à m’asseoir sur le fauteuil du bureau sans grimacer ; et j’ai pu faire des recherches sur le Miami Herald et le Miami Today. L’arrestation de Jason avait fait grand bruit, et les articles foisonnaient.

Jason avait été incarcéré au Metro West, un centre de détention à l’Ouest de Miami. Ses avoirs ayant été bloqués par le fisc, il n’avait pu régler la caution fixée à deux millions de dollars. Son avocat, Maître Jacob Winstein, s’est "élevé contre cette mesure qui prive de liberté un homme innocent." Les diverses sociétés de la galaxie Fishburne ont été placées sous mandat et administrées par Callie sous contrôle du fisc.

J’ai cherché les coordonnées de Maître Winstein, et quand j’ai appelé je me suis rendu compte combien ce serait difficile de l’avoir personnellement en ligne sans dévoiler mon identité. J’ai vite raccroché sans dévoiler quoi que ce soit : pas la peine de donner l’adresse de Cléa à n’importe qui de peu fiable.

Comme elle ne travaillait pas le lendemain, nous sommes allées dans un Metro PCS acheter un portable avec carte prépayée. Là, j’ai appelé et décliné mon identité, et demandé Maître Winstein himself. Miracle, il a pris la communication dans la minute.

— Mademoiselle LeBlond ? Jacob Winstein, l’avocat de Jason Fishburne ; il était très inquiet pour vous. Vous allez bien ?
— Parfaitement. Dites-lui que j’ai appelé et que je me cache.
— Je crois que ça va lui redonner le moral, j’en suis certain même ; le dossier d’accusation est creux, voire vide, et le procureur est en train de refiler le dossier à un adjoint pour ne pas être éclaboussé lorsque le soufflé retombera. Puis-je donner votre numéro de téléphone à Miss LeNoir ? Elle pourrait se charger de votre protection.
— Anita ? Anita LeNoir ? Elle n’est plus dans les Marines ?
— Non, elle a été blessée, je crois, et travaille à nouveau pour Monsieur Fishburne junior.
— Oui, oui, bien sûr ! Dites-lui... dites-lui... rien. Elle m’appelle quand elle veut. Le plus vite possible.
— Bien, je la préviens aussitôt. Au revoir, Mademoiselle LeBlond, et que Dieu vous garde.

Décidément, tout le monde veut me mettre sous protection divine maintenant. J’en aurais eu bien besoin il y a quelques jours chez Thomas... Bon, Steph, si tu retrouves la protection d’Anita, de son Glock et de ses amis, ce sera du concret.

J’ai coupé la communication et regardé Cléa en souriant rêveusement :

— J’y crois pas : mon amie Anita qui revient ! Elle saura quoi faire, elle... C’est génial ; sauf qu’elle a été blessée. J’espère que c’est pas grave. La pauvre...
— Qui c’est, cette Anita ? Une amie, je comprends ?
— Oh, elle te plaira, c’est sûr ; elle était dans les Marines mais elle travaille à nouveau pour Jason. Elle va m’aider ; c’est génial !

Nous sommes revenues chez Cléa qui a respecté mon silence dans la voiture ; elle savait que je réfléchissais à tout ce que j’avais appris. Une fois bien installée dans le canapé du salon, je lui ai détaillé tout ce que je savais ; ce qui était bref, somme toute. Puis Annie Lennox a entonné Sweet dreams : le nouveau téléphone dans ma poche se rappelait à notre bon souvenir. Anita ! Fébrilement, je pris la communication.

— Anita ?
— Steph… Nom de Dieu, tu es vivante ! Je craignais... Avec le bain de sang chez ce connard de Patterson.
— Anita, il est mort...
— Oui, et j’ai parlé avec sa petite amie ; elle m’a raconté ce que tu avais subi. Heureusement pour lui qu’il est mort : il aurait pris cher avant de crever.
— Et... Kachina, comment elle va ? Elle va s’en sortir ?
— Oui, mais je le regrette un peu. Elle t’a abandonnée, Steph. Elle a laissé le connard te torturer sans lever le petit doigt. Et maintenant elle te demande de lui pardonner...
— Je sais, Anita, je sais. Je n’ai pas oublié, je n’oublie rien. Et toi, ça va ?
— Réformée depuis un mois ; il y a six mois, j’ai pris un petit éclat de métal qui avait ricoché sur un blindé. Dans le ventre. Beaucoup de sang, fracture de l’os pubien et dégâts internes. Ablation de l’utérus : je pense avoir du mal à faire un bébé à l’avenir. Non pas que j’y aie réellement songé, mais...
— Je suis désolée, Anita, vraiment ; je sais ce que représente le corps des Marines pour toi. Et là, c’est un coup dur en plus.
— C’est rien. J’aurai toujours la possibilité d’adopter un gamin un jour... Et puis j’ai reçu la Purple Heart. Bon. Je suis à Miami ; je présume que tu es sur la côte ouest. Ne dis pas où. J’arrive à Frisco et je te rappelle ; ça te va ?
— Parfait ; tu peux pas savoir ce que je suis contente de te revoir bientôt.
— Et moi donc, et moi donc !

Je savais qu’avec Anita, les choses allaient s’arranger : elle trouverait une solution, elle... Bon sang, Steph, calme-toi ! Tu n’es plus une collégienne maintenant. Attends, repose-toi, guéris, et tu retrouveras ton Jason bientôt.

En fait, je n’ai pas eu de nouvelles d’Anita avant le lendemain. Elle a appelé à 18 heures alors que j’attendais la toubib qui terminait son service à l’hôpital.

— Salut, Steph ; je suis passée devant ton appartement et je traverse le Bay Bridge ; tu m’expliques où je dois aller ?
— Tu prends la 880 et tu sors à la 61 direction San Leandro, puis la 185 sud. Je suis dans Upper Bal…
— Bon, on arrive dans une heure…

« On » ? Anita a déjà trouvé des renforts ? Bon, j’ai accueilli Cléa en me jetant dans ses bras et en l’embrassant sur la bouche. Je savais qu’elle s’était attachée à moi, à ma présence dans sa maison. J’allais mieux physiquement ; les hématomes qui marbraient mon corps avaient pâli, les douleurs internes étaient minimes, et mon ventre était en bonne voie de guérison. Nous discutions beaucoup, riions souvent – elle avait un humour décapant qui passait à la moulinette ses collègues, les patients, tout le monde en fait. Nous dormions ensemble et j’adorais me blottir sur son épaule le soir. Rien de sexuel entre nous ; je n’étais pas prête pour ça et elle respectait mon choix. J’avais souvent des cauchemars où je revivais des séances avec Thomas et je me réveillais en nage, oppressée ; elle me calmait en me berçant et en murmurant des mots tendres.

Et là, avec l’arrivée d’Anita, elle avait peur de se retrouver seule à nouveau ; bien sûr, elle savait bien que j’allais partir, mais cela ne rendait pas cette perspective prochaine plus agréable pour elle. Puis Anita a débarqué d’un gros SUV noir aux vitres teintées. Impeccable dans un jean slim noir et un tee-shirt perle qui moulait sa poitrine toujours aussi agressive. Inchangée ; un peu plus mince peut-être, derrière des lunettes de soleil miroir qui mangeaient son visage. Elle les a ôtées pour m’examiner et m’adresser son plus beau sourire.

Auteur : Matt Démon

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