mercredi 1 juin 2016

Le Piano (1)

Acte I


Dans le soir qui débute, je ferme les yeux et laisse mes doigts flirter lentement avec l’ivoire. Derrière mes paupières closes, il n’y a plus que la douceur de cette matière et les notes qui s’envolent. Les bruits autour de moi n’existent plus. Rien d’autre que cette impression d’être seule au monde. Les rires, les mots plus forts les uns que les autres s’estompent sans que j’y prenne vraiment garde. Mes doigts sont devenus indépendants, ils n’obéissent plus qu’à eux-mêmes. Ils vont, viennent et ils sont à leur place, toujours là où il faut, pour offrir du plaisir à ces hommes, à ces femmes qui font silence maintenant autour de moi.

Je ne les vois pas, je les ignore, je veux juste qu’ils aiment ce que je fais pour eux, bien que ce soit surtout pour moi que je le fais. Mes doigts s’élancent tous, sans se tromper, revenant parfois au même endroit et ils bercent tout le monde d’une étrange langueur. Ils montent, descendent, transforment en plaisir pur ce qu’ils touchent, juste guidés par mes pensées les plus secrètes. Mes doigts sont le prolongement de mon âme et ils excitent les sens de ceux qui se trouvent là. Plus rien n’a vraiment d’importance. Vieux ou jeunes, ils ne bronchent plus, ne se lassant pas non plus de la magie de mes caresses.

Mes yeux restent fermés, mais ma tête se berce aux images qui défilent dans mon crâne. Les couleurs changent au gré de la progression de mes mains, et sans rien voir, j’imagine le bonheur de ceux qui font cercle maintenant autour de moi. Toi, Michel, qui avais gardé la tienne de main sur mon épaule, tu l’as retirée pour laisser libre cours à la jouissance que je prends, là, en public. Personne ne cherche à dire un mot ; je ne l’entendrais pas, du reste. Ceux-là qui ne bronchent plus, ceux-là connaissent mon détachement de tout, dans ces instants magiques. Et une à une, dans ma tête, des lumières impossibles à décrire se mettent à clignoter.

Le plaisir, le plaisir le plus profond, le plus beau du monde, je me l’offre là, en compagnie de soixante-dix personnes, qui ne font plus rien d’autre que de rêver. Mes doigts offrent de l’amour, mes mains se multiplient, se confondent entre elles, se croisent et se concentrent sur mon unique but. Seuls comptent maintenant les soupirs des uns et des autres, les regrets ou les éblouissements, pourvu que chaque doigt qui suit sa route propre ne s’égare pas. Plus j’avance dans mon plaisir, plus celui des autres grandit, et je n’ai besoin de rien de plus. Je touche au bon endroit au bon moment, reviens sur certains points comme pour raviver ce désir qu’ils attendent, et ça marche à la perfection.

J’arrive cependant à la fin de mon exhibition et mes doigts entament le final. Une à une, les notes montent dans l’air alors que sous mes paupières toujours closes, les couleurs de la partition sont immuablement imprévisibles. Ce sont des sanglots que mes doigts font couler, des larmes que mes mains arrachent. Ma tête se berce toujours au rythme de noires, de blanches et de silences d’une partition qui n’est déjà plus en moi. Les touches claires ou sombres du vieux piano du bistrot géromois viennent de me faire vivre une sorte de jouissance morale exceptionnelle. Quand le dernier accord s’élance au grand air, dans une nuit qui tombe, d’autres doigts, d’autres mains me jouent une musique douce à mon cœur. Un concert d’applaudissements qui me fait presque peur, finalement.

Le patron – un ami de toujours – Francis et son épouse viennent vers nous. Nous avons repris notre table et les gens leurs conversations.

— Bonjour Claude, salut Michel ! Quelle ambiance tu nous mets, ma belle… Heureux de vous voir ici ce soir. Je vous embrasse et file : j’ai des choses sur le feu !
— Claude… Oh, mon Dieu, tu as été éblouissante ! Ils sont tous contents, ils en voudraient une autre.
— Tu as bien du monde ce soir, Aline.
— Ils fêtent les soixante-quinze ans du grand-père là-bas ; ils viennent tous de la salle de restaurant. Francis et ses arpettes sont aux quatre cents coups, mais à la musique, il a reconnu ta patte ! Ne partez pas ; nous allons vous offrir une assiette de charcuteries. Bon, je vais en salle. Merci d’être venus tous les deux ; et tu sais, Claude, le piano est toujours libre pour toi.

Un vieux monsieur, élégamment vêtu, s’approche de notre refuge. Il avance digne, droit, un peu guindé dans des habits « du dimanche », comme on dit chez nous. À l’approche de notre table, je vois son large sourire et il avance vers moi, se penche en avant ; c’est vrai qu’il est grand.

— Madame, merci, pour ce bonheur. Votre musique est un des plus beaux cadeaux que l’on m’ait faits ce soir, après la réunion de toute ma famille, bien sûr.
— Heureuse que cela vous ait plu, Monsieur.
— Je suis venu vous remercier et vous inviter, vous et votre mari, à prendre une coupe de champagne et un morceau de mon gâteau d’anniversaire, tout à l’heure. Vous n’oserez pas me refuser cette faveur ; et ne m’appelez pas « Monsieur » : c’est Gustave. « Monsieur » me donne l’impression que je suis déjà vieux !

Il rit de son bon mot.

— Non, rassurez-vous : nous viendrons ; c’est promis.
— Merci ! Bien, alors je retourne vers mes invités.

Encore ta main qui revient sur le dessus de mon épaule, toi qui te tiens juste derrière moi. Cette présence, cette tendresse d’un simple geste, je sais que c’est le moyen que tu as de me communiquer toutes tes émotions. Je reprends le chemin du piano. Alors je tourne de nouveau mon buste vers les touches, et mes mains repartent pour quelque chose de plus joyeux. Mon Happy Birthday to You semble emplir la salle d’un coup, et les voix se taisent une nouvelle fois. Mes paupières retombent comme deux rideaux sur mes pensées, la musique grimpe vers les cœurs qui l’écoutent, mes tripes se nouent et je joue juste pour ce vieil homme. Je sais qu’il doit écouter, et du fond de la salle où ils dînent tous ensemble, plus un seul bruit ne s’échappe.

Au dernier sanglot de l’air populaire, j’ouvre les yeux : en cercle autour de moi, du plus petit au plus grand, tous les invités de l’anniversaire sont là. Ils ont tous une main posée sur le cœur et l’autre tendue vers le papy. Sur les joues du vieux bonhomme, je vois couler une larme. Il tient dans sa main une rose d’un rouge écarlate et s’approche encore une fois de moi pour me tendre cette fleur délicate.

— Merci ! Merci de ce merveilleux bonheur ! Que vous jouez bien…

Ces derniers mots sont inaudibles, noyés sous une salve nourrie d’applaudissements. Les doigts revenus sur mon épaule se crispent un peu et je sens ta chaleur. Je me lève, salue en inclinant la tête puis, alors qu’il est encore près de moi, je viens doucement, d’un revers de lèvres, embrasser la joue parcheminée du vieux monsieur. Elles frôlent la traînée de larmes qui descend du coin de l’œil jusqu’à la pointe du menton. Tous repartent vers leurs tables alors que toi et moi allons nous installer dans notre coin de la salle.

L’assiette promise arrive, et c’est avec appétit que nous prenons cet en-cas non programmé. La fête dans la salle réservée bat son plein. Ils jouent, dansent, et leurs rires nous parviennent malgré les doubles portes, maintenant fermées. Toi, face à moi, tu plantes tes yeux dans les miens et tu viens fouiller dans mon regard, plongeant jusqu’au fond de cette âme qui me fait vivre. Je sens l’envie qui me prend alors que tu entres avec tes yeux dans le fond des miens. Comment expliquer cette communion soudaine, cette connivence sans nom ?

Alors que tu plonges en moi comme dans un livre ouvert, ton pied est venu caresser sous la table le mien. C’est d’abord juste un effleurement, puis une véritable caresse que tu entreprends. La pointe de tes orteils suit lentement le bout des miens et monte ensuite le long de ma cheville. Tu fais cela sans heurts, simplement, tout en gardant mes yeux enfermés dans ton regard. Mes lèvres s’entrouvrent, le bout de ma langue passe sur celles-ci, comme pour les humecter ; mais tu sais, toi, que c’est le premier signe de mon émoi qui s’éveille.

J’aime cette façon si tranquille de m’amener là où tu le veux, sans t’affoler, avec mille petits signes tendres que mon corps perçoit plus rapidement que mon cœur. Ton pied, levé par ta jambe, a longé mes cuisses et s’est frayé un passage entre les deux. Il s’est ouvert un endroit plus intime sur lequel il appuie maintenant doucement. Sur le tissu de ma culotte, les orteils se font doux ; ils frottent en tournant sur cette cible que tu leur as fixée. Loin de m’effrayer de cette soudaine venue, je resserre les cuisses pour emprisonner les visiteurs. Un coup d’œil dans la salle : tu t’assures sans doute que personne ne nous observe.

Puis tes yeux reviennent dans les miens, me transpercent encore et je suis subjuguée par ce qui me chauffe le bas du ventre. C’est mon corps tout entier que je fais glisser sur l’assise du siège, et ton pied est bien plus à plat maintenant. Les petits mouvements qu’il fait me donnent chaud, me préparent à d’autres caresses plus sensibles. Comment fais-tu ? Comment réussis-tu à écarter les pans de dentelle qui me couvrent le bas des reins ? Mystère ! Mais c’est désormais directement sur ma fente que ton pied joue délicatement.

Je me sens couler et je garde mes yeux noyés dans les tiens. J’ai toujours aimé ces jeux dans lesquels tu es passé maître. Mon ventre se creuse au rythme des circonvolutions que tes orteils infligent à ma chatte qui les apprécie. Ma poitrine se soulève elle aussi, comme pour battre la mesure de cette envie qui me liquéfie le bas du ventre. Et tu restes planté avec tes deux grands lacs bleus dans la mouvance fragile de mon regard. Je sais que je dois avoir des reflets de mon désir qui font déborder le fard sombre de mes cils.

Ta main posée sur la mienne, ta chaleur m’entraîne vers un paradis d’images tendres et vers un autre besoin, celui de te sentir de manière plus totale. Je suffoque presque alors que seul ton pied et ta main me touchent. Mais notre petit jeu est brutalement interrompu : le papy dont c’est l’anniversaire nous a envoyé un jeune garçon pour le dessert.

— Papy dit que vous devez venir manger le gâteau !
— Maintenant ? Tu veux que l’on t’accompagne ? Tu veux bien donner la main à la dame, alors ?
— Oh oui ! Elle est belle ! Et pis elle joue de la belle musique !

Quel déchirement que le retrait de cette partie de toi qui me touche ! Quel arrachement… un crève-cœur ! Je voudrais hurler « Non ! Non, ne me quitte pas ! Attendons encore un peu ! Encore une seconde ! Non ! » Mais la main du gamin s’est emparée de la mienne. Ton pied laisse un immense vide au fond de moi, mais l’envie, elle, reste bien présente. « Oh, mon amour ! Comme je voudrais pouvoir là, en cette minute, te montrer combien je t’aime… » Nous sommes partis, main dans la main avec le gamin. Derrière les battants de la porte, la petite famille s’amuse, et une coupe de champagne ainsi qu’une assiette remplie d’un énorme morceau de gâteau nous attendent à la table du vieux monsieur. Il nous sourit dès notre entrée dans la salle. Nous portons un toast en son honneur, et puis les choses se remettent à couler toutes seules. L’homme âgé garde ma main dans la sienne un long moment puis, se penchant, il me souffle à l’oreille comme à regret :

— Vingt-cinq ans de moins, et je vous aurais fait un brin de cour ! Vous êtes une jolie femme, Madame : votre mari a bien de la chance de vous avoir à ses côtés. Et vous semblez avoir des choses bien appétissantes, là où les femmes doivent en avoir… Vous êtes un régal autant pour les yeux que pour les oreilles ! Dommage que le temps ait fait sa méchante œuvre sur moi…

J’entends ce soupir venu du fond de son âme. Je ne sais pas trop quoi répondre à ce qu’il vient de me dire. Je sens juste une pression plus persistante sur mes doigts retenus par les siens. Le gosse qui est venu nous chercher est là, près de nous.

— Dis, grand-père… Hein, qu’elle est belle, la dame ! Quand je serai grand, je me marierai avec elle.
— Oh, mon petit, il en passera de l’eau sous les ponts avant que tu puisses te marier ; et la dame, elle n’aura jamais le temps de t’attendre, jolie comme elle est ! Tu vois : elle a déjà un mari.
— Mais lui, là, il n’est pas gentil ! Il lui donne des coups de pied sous la table, je l’ai vu tout à l’heure. Même qu’elle a coincé son pied pour ne plus avoir mal !

Devant cette évidence malicieuse, je me sens devenir rouge pivoine et je sens que tu as aussi pris cette remarque en pleine figure. Je regarde le vieux bonhomme, qui a un sourire entendu. A-t-il saisi le sens de tout cela ou pense-t-il que son petit-fils a mal vu ? Je m’en moque éperdument, mais me promets à l’avenir de faire plus attention aux regards posés sur nous deux. La main du vieux monsieur n’a pas encore lâché la mienne.

— Va manger ton dessert, Valentin. File au lieu de dire des bêtises !
— Ne le grondez pas ; c’est un enfant.

Et, se tournant vers toi, Michel, avec une voix douce, sur un ton un peu enroué :

— Monsieur, vous avez une jolie femme. Pour un peu, je vous envierais presque !

Ces mots sont dits avec un sourire, un énigmatique sourire. La pression de sa main dans la mienne est plus pesante. Je devine qu’il dit vrai ! Je crois que je lui fais de l’effet. Et toi, mon Michel qui, amusé, suis cette scène d’un œil grivois… Enfin, un soupir, et les doigts s’entrouvrent, libérant du même coup ma menotte. Comme à regret, l’homme laisse filer ce qui pour lui semble être un instant de paradis. Notre part de gâteau nous attend à notre place. Partout, des gens qui rient, qui s’amusent, qui sont heureux de se retrouver. C’est une bien belle famille qui entoure notre nouvel ami.

La musique, si elle calme – dit-on – les mœurs, ne préserve pas tout à fait des besoins plus terre à terre. Je me lève à la fin de mon assiette pour me diriger vers les toilettes. Je me faufile entre une bande de gamins piaillants qui courent autour de la tablée. Quelques marches, et me voilà dans un endroit frais, presque calme. Une dame de quelques années de plus que moi se passe, devant le lavabo, une couche d’un rouge à lèvres criard. Elle me regarde passer dans l’immense miroir alors que j’entre dans une cabine d’une propreté irréprochable.

J’en profite finalement, moi aussi, pour me refaire une beauté. Oh, juste un coup de doigts dans les cheveux, un trait de gloss et je me dirige vers le corridor qui me ramène dans la salle. Alors que je franchis la porte, je me retrouve nez à nez avec Gustave. Sa main vient au-devant de ma joue. Ses doigts montent vers mes cheveux, et j’en ai des frissons. Je laisse faire cet homme inconnu il y a encore quelques heures alors qu’il m’attire contre sa poitrine, tout en douceur.

— Il faudra que vous veniez me rendre visite. Vous savez, je n’en reçois plus guère… Ce soir, ils sont tous là parce qu’il y a un dîner ; mais dès demain ? Le retour à cette immense solitude, ce vide que laissent parfois les plus doux souvenirs. Je vous montrerai mes photos d’elle. Quinze ans qu’elle est partie, et elle reste immuablement là !

Sa main a saisi la mienne et elle la pose sur sa poitrine. Ces mots, ce geste si simple m’électrisent et j’ai envie de l’embrasser. Mes lèvres rougies par le gloss déposent comme une fleur de sang sur le parchemin du visage de Gustave.

— Bien sûr que je viendrai vous voir ! Il vous faut cependant me donner une adresse.
— Oh, merci ! Vous savez, ma Madeleine elle aussi jouait du piano ; j’ai un instant cru qu’elle était revenue ce soir, pour moi…

Le son de la voix est de nouveau enroué. L’évocation semble l’affecter, et dans ses yeux il y a comme une perle qui roule sous la paupière.

— Je viendrai. Je viendrai, je vous le promets.
— Merci !

Et un second bisou s’envole, mais de sa bouche vers ma joue, celui-ci. Peut-être juste un peu trop proche de la commissure de mes lèvres ; un geste malencontreux, sans doute. Le retour dans le brouhaha de la salle m’est presque pénible ; les enfants courent toujours autour d’adultes qui ne s’en préoccupent guère.

— Tu as été bien longue, mon cœur…
— Tu trouves ? J’ai rencontré Gustave dans le couloir et nous avons échangé deux mots. Il est charmant et bien triste.
— Mais il est entouré de toute sa famille ! C’est la fête en son honneur, ce soir, non ?
— Tu sais, quand parfois quelqu’un te manque, c’est pour toujours que son absence te marque.
— Je te reconnais bien, là… Et c’est sûrement pour cela que je t’aime.
— Viens, retournons dans la salle du piano ; j’ai besoin de dire avec les doigts ce que mon cœur et mes paroles ne savent pas exprimer.

Quelques mesures, et je suis déjà dans un autre monde. Sur le clavier, les lutins blancs filent un parfait amour avec les touches blanches et noires. Plus rien d’autre n’existe et je suis dans des méandres de douceur, entourée de volutes de bonheur. Je joue comme si c’était la dernière fois, je joue pour faire rejaillir de mes tripes cet amour que j’ai pour toi. Oh, Michel ! Je t’aime violemment, et ces notes qui fusent partout traduisent bien mieux que des mots ce que mon cœur te hurle.

Mes yeux sont de nouveau clos et je pars dans mon délire musical. Je ressens, comme si tous les pores de ma peau les transpiraient, ces merveilleux instants que nous partageons tous les deux. Les notes s’élèvent comme de symboliques pénis de couleur qui viennent frapper l’air au diapason imaginaire que mes doigts rythment avec tendresse, par de délicates caresses sur ce clavier qui m’enivrent. Je sais que tu es tout proche, je sens ton parfum comme je ressens les vibrations de cette musique qui me donne des frissons.

Plus mes doigts courent sur cette surface que je frôle, plus mes tripes se nouent à l’évocation de ces moments torrides où je suis tienne. Les premières vagues déferlent dans mon ventre, résonnant de la musique que mes mains persistent à laisser couler. Je suis submergée par des émotions autant dues à la musique qu’à cette envie qui se coule en moi. Quand ta main effleure la pointe de mes cheveux, comme par mégarde, pour venir lisser la peau de mon cou, c’est comme si je recevais une décharge électrique. Je suis en transe.

Valentin est revenu près du piano, porteur d’un message de son grand-père.

— Papy aimerait que tu joues La Truite de Schubert. Il dit que ça lui rappellerait des souvenirs avec Mamie.

Je regarde les deux yeux marron qui me fixent, et sans répondre j’entame les premières mesures. Mes paupières closes emprisonnent le regard du gamin qui repart en courant vers les tables familiales, sans plus se soucier de ce que je joue. Les voix là-bas s’éteignent presque toutes en même temps, et je suppose que Gustave goûte à ces retrouvailles avec sa chère disparue. Ta main restée dans mon cou s’éclipse encore une fois, et dans l’ouverture de mes cils je devine plus que je ne l’entrevois l’apparition d’un verre que tu poses sur le dessus du piano.

Les bulles dorées montent et viennent crever la surface comme mes notes partent vers les oreilles attentives qui les écoutent. La Truite finit de nager dans des accords qui perturbent la nuit géromoise. Quand sonne le dernier « la », je repars dans quelque chose de plus simpliste, et la Madeleine de Brel claque dans le restaurant, clin d’œil à un vieil homme qui pleure encore la sienne.

C’est la troisième fois que le gamin se trouve à mes côtés, alors que je viens de saisir le verre de champagne. Il te tend un papier plié en quatre que tu ouvres. Tu as un grand sourire et tu fourres le billet dans ta poche. Ensuite, assis tous les deux à une table, nous n’avons plus besoin de parler. Tu connais les effets de la musique sur mon cœur, sur mon corps. Je sais également que ce petit souffle un peu court que tu as, c’est le signe de cette envie qui t’habite.

Nous avons pris congé d’Aline et Francis, nous avons salué d’un signe de la main les tablées qui entourent notre nouvel ami. Gustave s’est levé, et mes lèvres ont de nouveau laissé une marque rouge sur le parchemin de ses joues.

— Merci ! Vous êtes un ange ! Merci pour nous avoir régalés de vos notes superbes !

Puis s’adressant à toi :

— Vous avez là une vraie perle, Monsieur ! Gardez-la aussi précieusement qu’un trésor ! Vous savez, vingt ans de moins et j’aurais tenté de vous la ravir…

Il laisse fuser un large sourire, bien vite démenti par un soupir qu’il ne peut réprimer.

Auteure : Charline88

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