mardi 21 mars 2017

New-York darkness (9)

Relire le chapitre 8

CHAPITRE NEUF : Retour perdant

— Anita ? J’arrive. Je prends le premier avion que je trouve. Je serai à Miami demain.
— Steph, tu peux pas faire ça, ils veulent ta peau.
— Je sais. Mais ils ont Cléa ; si je peux la sauver...
— Tu es folle, ils vont te tuer puis ils tueront Cléa, merde. Ils sont sans pitié, ce sont des tueurs-nés, ces types.
— C’est un risque à courir. C’est mon amie et je lui dois la vie, Anita. Alors je ne pourrai pas vivre si je n’ai pas tout fait pour la sauver. Et je n’ai pas l’intention de mourir sans combattre. Je t’aime, soldat.

Le lendemain matin était un dimanche ; j’ai pris le vol de 7 heures, seule. Lewis et Alice avaient pris le vol de 6 heures pour avoir le temps de sécuriser mon arrivée ; je voyageais léger, sans bagage de soute, alors que Lewis avait mon Glock et deux autres armes dans la soute de leur avion, avec les papiers nécessaires. J’étais peut-être parano, mais comme je voyageais sous mon vrai nom, et sachant que les Duvallier avaient des appuis haut placés, je m’attendais au pire. Par exemple à être attendue à ma descente d’avion.

Rien de ce côté-là. J’ai donc téléphoné à Anita depuis le hall d’arrivée.

— Anita ? Je suis à Miami Airport.
— J’en étais sûre, tu es têtue comme une mule. Mais ça ne sert à rien, Steph. Ils n’ont pas donné de nouvelles, Cléa doit être... Merde, c’est pas possible.
— Ils vont réagir, c’est forcé. Je te rejoins chez toi.
— Et Jason ?
— Non, Anita. Je ne l’ai pas prévenu, ça vaut mieux. Si je le vois, je n’aurai plus le courage. Je ne peux pas, je ne suis pas assez forte. J’arrive. Tu lui expliqueras plus tard.

Anita m’attendait devant la porte de leur maison ; je l’ai prise dans mes bras, et j’ai bien cru qu’elle allait me casser quelques côtes en me serrant contre elle. Ses yeux étaient rouges et las, son visage blême ; elle retenait visiblement ses larmes.

— Ils ont appelé il y a dix minutes, Steph. Ils ont dit qu’ils allaient rappeler et que tu devrais écouter et obéir. Merde, Steph, ils veulent te tuer !
— Chhh. Il faut sauver Cléa ; elle n’y est pour rien, dans cette histoire.

Nous sommes entrées et Anita a préparé du chocolat chaud ; il était presque midi mais nous n’avions faim ni l’une ni l’autre. Nous attendions, les nerfs à vif. Puis le téléphone a sonné et Anita a pris la communication avant de me tendre le combiné. Une voix d’homme, grave et un peu traînante ; sans accent.

— Stephanie LeBlond ?
— Oui.
— Tu es venue, en fin de compte. Mon frère avait raison, j’ai perdu dix dollars.
— Je compatis. Où est Cléa ?
— Avec nous.
— Bon. Vous me voulez, nous voulons Cléa. Comment on s’organise ?
— Tu suis nos indications ; tu prends une voiture avec ce téléphone, seule et sans arme. Tu devrais déjà rouler. Et nous te surveillerons : pas question d’essayer de nous doubler, pas question que mademoiselle Blake te suive. Ni quelqu’un d’autre d’ailleurs.

Je fis de grands gestes à Anita qui me remit les clés de "ma" Toyota, la petite voiture au volant de laquelle j’avais appris à conduire. Elle stationnait dans le garage à côté de la Prius de Cléa ; Anita me montra un boîtier noir en posant son index sur ses lèvres. Silence. Je me suis souvenue qu’un émetteur de géolocalisation était caché dans ma voiture ; il s’agissait donc du récepteur de signal. Sacré Anita ! Je lui fis un clin d’œil en levant le pouce et m’assis au volant pendant qu’elle ouvrait la porte du garage.

— Je pars.
— Roule vers le nord. Prends la Dolphin Express direction ouest.

Oppressée, enfermée dans ma bulle de colère, j’ai longé l’aéroport où j’avais atterri dans la matinée. À la fin de la Dolphin, sur la 137ème rue, j’ai dû m’engager sur une petite voie à droite ; une vieille Golf noire était stationnée en retrait.

— Tu vas descendre et ouvrir le coffre de la Golf ; tu as vu la caméra ? Souris, tu es filmée. Tu te déshabilles entièrement, tu laisses tes vêtements par terre, tu passes juste la robe et tu prends le volant. Les clés sont dans la boîte à gants avec un téléphone ; laisse celui-là dehors avec tes vêtements. Puis tu roules.

J’ai obéi en râlant contre le monde entier, enfilant une courte robe de coton multicolore légère et informe. L’air était un peu frais, mais n’avait rien à voir avec celui, glacial, de New York. Presque tiède, humide.

Bon, plus de Glock, plus de géolocalisation par Anita. Pas cool du tout ; ça prend de plus en plus la forme d’un aller simple vers la mort. C’est bien ce que tu ressentais au fond de toi, Steph. Ta vie pour celle de Cléa.

J’ai pris la communication du petit Nokia trouvé dans la voiture ; puis j’ai démarré vers le sud pour rejoindre la 41, plus connue sous le nom de Tamiami Trail, direction les Everglades ; j’ai roulé une bonne heure à vitesse réduite. La route était désespérément plate ; plate et déserte : les secours seraient repérés à un mile. J’ai soupiré un peu trop fort.

— Eh oui, Stephanie. Bienvenue dans l’enfer des Glades. Continue à obéir et ton amie s’en tirera.
— J’aimerais comprendre pourquoi vous en avez après moi, malgré tout...
— Tu as tué mon frère ; la vengeance, ça te suffit comme raison ?
— Ton frère était chez moi, armé, et il cherchait à me tuer. La légitime défense, tu connais ?
— Tu as tué aussi les Rodriguez, Jose et Jaime. Jaime était mon ami.
— Et lui aussi cherchait à me tuer. Faudrait mieux choisir tes amis. Mais pourquoi ils cherchaient à me tuer à l’époque ? Je n’en savais rien et je n’ai toujours pas compris.

J’étais énervée, j’avais soif, j’avais faim, mais ce n’était pas le moment de me plaindre. Je me rappelai alors que c’était seulement le moment de mourir. Car je ne voyais pas trop comment j’allais pouvoir m’en tirer. Je ruminais d’autant plus des idées noires que la route droite et déserte ne demandait aucune attention particulière de ma part. J’avais baissé la vitre pour profiter de l’air frais et iodé, et échapper à l’atmosphère confinée, saturée d’odeurs de moisissures de l’habitacle. Puis la voix a repris son guidage.

— Tu vas tourner à droite dans le chemin... Là ! Roule jusqu’aux bâtiments, gare-toi derrière. Tu es arrivée.
— Pff, tout ça pour me tuer, vous êtes complètement tarés. Où est Cléa ? Je ne continue pas tant que je ne suis pas sûre qu’elle est tirée d’affaire.
— Dans une Neon sur le parking C de Miami Airport. Elle dort. Je viens d’avertir mon frère que tu avais rempli ta part de marché. Il vient de la laisser, endormie mais vivante. Non, tu n’as aucune preuve. J’arrive ; je te laisserai téléphoner à tes amis pour la retrouver.

Je m’étais arrêtée derrière un grand bâtiment blanc en adobe aux murs percés de petites fenêtres aux volets délavés, au toit-terrasse encombré de vieux pneus. À côté de la bâtisse gisaient un mobil home déglingué et un conteneur rouillé. Un homme est apparu à l’angle de la maison, un riot-gun dirigé vers moi reposant sur son bras gauche. Pas très grand, maigre, moustachu ; un chicano. Je m’attendais à ce que les Duvallier soient des Noirs haïtiens, comme leur homonyme dictateur, et j’ai été surprise l’espace d’un instant.

Je suis sortie de la voiture en laissant les bras en évidence, tenant juste le téléphone au bout des doigts.

— Calme, je suis là. Je peux téléphoner à mes amis pour qu’ils récupèrent Cléa ?
— Tu essaies, je tire.
— Disons non. Pourtant vous aviez promis. J’aimerais être sûre qu’elle est vivante.
— Elle l’est. Droguée mais vivante.
— Ouais, j’ai ta parole. Super.
— Avance et entre.

Il ne m’avait pas tiré dessus tout de suite, c’était déjà ça. J’ai haussé les épaules et avancé ; le sol pierreux était inégal sous mes nouvelles ballerines roses. Je regardai autour de moi : pas d’autre véhicule que la Golf ; la Tamiami était invisible, et nous devions nous-mêmes être invisibles de la route. Je suis entrée lentement dans la bâtisse avant d’être poussée en avant d’une bourrade du canon de l'arme dans le creux des reins.

— Avance, idiote !
— Eh, je n’y vois rien ! Alors on se calme.
— J’ai promis d’attendre mon frère pour te tuer, mais ne m’énerve pas : le coup pourrait partir tout seul.

Nous étions dans une grande pièce au sol en terre battue, avec pour seul éclairage une minuscule fenêtre, et la porte. Jusqu’à ce que le fumier la referme sur lui. Le temps que mes yeux s’habituent à la pénombre, je suis restée immobile, debout et les bras ballants. Après quelques minutes j’ai pu distinguer mieux les lieux : il n’y avait rien ici, pas la moindre chaise, pas un meuble, rien. Un triste endroit pour mourir.

— Alors tu ne sais même pas pourquoi votre bande de demeurés veut ma peau, attaquai-je.

Il ricana tout en s’appuyant contre le mur.

— Tu es courageuse ; ou inconsciente. Je pourrais te tirer une balle dans chaque rotule pour m’insulter, moi et ma famille. Mais je vais attendre mon frère. Quelle importance, pourquoi on va te tuer ? Demain tu pourriras dans le marécage, un festin pour toutes les bestioles, bien que tu sois pas bien grosse. Montre-moi. Enlève ta putain de robe.
— Pas de souci. Elle est à toi, cette putain de robe, comme tu dis ; et elle ne me plaît pas du tout, si tu tiens à le savoir.

Je l’ai enlevée rageusement pour la jeter à ses pieds avant de me redresser fièrement ; consciente de ma nudité, je n’essayai même pas de masquer mes seins ou mon pubis glabre. Il siffla entre ses dents, époustouflé.

— Putain, tu as des couilles, toi.
— Pas vraiment, non. Et vous, je ne crois pas non plus que vous en ayez, à vous planquer derrière votre arme comme une mauviette. Dur de faire semblant d’être un homme, non ?

Là, pour le coup, j’ai pensé en avoir trop fait. Il est devenu aussi rouge qu’une écrevisse et ses mains ont tremblé sur le fût du riot-gun ; j’entendais ses dents craquer tellement il serrait les mâchoires. Je lui ai souri en prenant l’air le plus niais possible.

— D’accord, tu veux la jouer comme ça… Tu vas mourir, mais tu vas beaucoup souffrir, avant.

Il a posé son arme contre le mur pour sortir un couteau d’un étui caché sous sa jaquette noire. Pas le petit couteau, mais un tranchelard de trente bons centimètres. J’ai dégluti difficilement, d’autant que j’avais terriblement soif. Et j’ai reculé doucement, me demandant ce que je pouvais bien faire.

— Encore un connard qui remplace sa petite bite par un grand couteau. Et vu la taille du couteau, ce doit être une vraiment toute petite bite…
— Espèce de pute, je vais te crever. Aah !

Là, il était vraiment énervé. Il s’est rué vers moi lame en avant ; ce n’est sûrement pas la meilleure attaque, mais ça impressionne. Arme à droite, dégagement à gauche ; je me suis écartée au dernier moment mais j’ai senti l’acier mordre mon bras droit. Profondément. Aucune douleur sur le moment. Mon pied gauche était déjà parti en arc de cercle avec tout ce dont je disposais comme vitesse et puissance ; je visais la nuque mais il s’est tourné juste au mauvais moment et a reçu le coup sur le nez. La coque de kevlar de ma ballerine s’est à peine déformée et son nez s’est volatilisé dans un craquement terrible ; il est tombé en arrière comme une masse, sans un cri. Des bulles rouges gonflèrent sur son visage, puis plus rien. Ses yeux révulsés regardaient le plafond, et son corps tressaillait encore un peu.

Du sang. Qui coulait à flots de mon biceps ouvert profondément et insensible ; du sang que je sentais dans ma bouche, écœurant, chaud et métallique. Je m’étais mordue. Lasse, je ramassai ma robe et la nouai comme je pus autour de mon entaille.

Ouais, ça fait mal, putain, ça commence à faire mal ; avance un peu, ne tombe pas dans les pommes, ramasse le téléphone, appelle Anita… La sonnerie, putain, vite, décroche, Anita, décroche…

— Anita, c’est Steph. Cléa est dans une Neon à Miami Airport. Parking C. Va la chercher, vite.
— Merci… Bon, et toi, tu es où ? Lewis te suit, mais…
— Un embranchement à droite sur la Tamiami. Je vais essayer de sortir, mais ça va pas trop.
— Tu es blessée ? Tiens bon, Steph. Jason est au courant de tout ; il comprend et il a une trouille monstre.
— Ouch... Merde...

Sans savoir comment, je m’étais retrouvée assise, les fesses sur le sol. La communication avait coupé. Je m’appuyai contre le mur en soupirant et saisis le fusil de la main gauche pour le serrer contre moi de mon bras valide ; pas très lourd, tiède, sentant l’huile de machine : rassurant. Je tentai de me relever ; mes jambes refusèrent tout service. Mon esprit vagabondait entre clair et obscur, entre conscience et sommeil.

À un moment, la porte s’est ouverte, me tirant de ma torpeur. Je me rendis compte que j’étais masquée par le battant, et je n’ai pas bougé ni fait le moindre bruit ; un homme s’est précipité vers le corps inerte en grommelant des mots indistincts. Il a saisi un poignet et tenté de prendre le pouls avant de relâcher le bras. Mort. J’ai fait claquer le canon de mon arme et l’homme s’est tourné. Grand, brun et basané, plutôt beau gosse. Il a vu mon arme et n’a pas cherché à saisir l’automatique glissé dans un holster d’épaule, clairement visible sous sa veste sombre.

— C’est toi qui l’as tué ?
— Il n’a pas eu de chance. Une faible femme...

Ma voix était rauque et si faible qu’il a dû à peine m’entendre.

— Tu es blessée. Gravement ?
— Je saigne. Donne-moi une bonne raison de ne pas tirer.
— Je peux t’aider, appeler des secours.
— Ramasse le téléphone et appelle le dernier numéro.

Prudemment il a obtempéré et laissé sonner. Sans me demander, il a mis l’ampli. La voix d’Anita, affolée.

— Steph ? Tu es où ?
— Avec moi, blessée, répondit l’homme d’une voix froide et claire.
— Merde, si vous lui faites du mal, je vous retrouverai, même en enfer, cria Anita d’une voix trop aigue.
— Anita, comment va Cléa ? ai-je demandé d’une voix chevrotante.

L’homme a dû relayer la question, ma langue était trop épaisse et ma bouche trop sèche.

— Jason l’a trouvée, Steph ; elle est droguée mais ça va. Dieu soit loué.

J’ai soupiré, mon anxiété s’est envolée. J’ai regardé le type basané et j’ai hoché la tête. Une vie pour une vie.

En plus, même s’il était armé, je ne me sentais pas capable de tirer sur cet homme immobile qui se contentait de me regarder. De la main gauche, j’ai jeté le riot-gun sur le côté en faisant la grimace : mon geste brusque avait ravivé la douleur.

— Vous avez de la chance. Vous pouvez me tuer, mon amie est libre maintenant. Je peux avoir le téléphone pour dire adieu à ceux que j’aime ?

Sans un mot, en secouant la tête, il s’est approché pour poser délicatement le Nokia dans ma paume gauche. Puis il s’est reculé et a sorti son arme pour se coller contre le mur à ma droite.

— Anita ? Je suis désolée. Je n’ai pas pu tirer sur lui. Et tu n’arriveras pas assez vite cette fois. Je suis heureuse pour Cléa, je l’avais entraînée dans cette merde, c’était ma faute...
— Steph, je suis sur la Tamiami, mais je sais pas où il faut tourner pour te trouver. On doit approcher...
— Une éolienne à gauche de la route, cent mètres avant l’embranchement à droite, un vieil hydroglisseur tout rouillé à gauche de l’entrée, intervint l’homme d’une voix basse.

Je relayai l’information. C’était la fin.

— Je t’aime, Anita, je vous aime tous, vous êtes ma famille, celle de mon cœur. Je suis désolée de vous laisser maintenant, mais je ne suis pas une tueuse, je ne suis pas capable de le tuer. Dis à Jason et à Lewis que je les aime tous les deux.
— Steph, c’est pas vrai ! C’est à moi de te protéger, tu peux pas nous laisser...

Je n’ai rien vu, mais soudain je n’avais plus le portable et l’homme avait posé un doigt sur mes lèvres.

La porte s’est ouverte violemment ; la vive lumière m’a fait cligner des yeux. Un juron a retenti, puis des tas de jurons, en français et en espagnol. Et l’enfer s’est déchaîné dans la pièce. Des détonations en rafale ; éblouie et rendue sourde, j’ai fermé les yeux, incapable de faire un geste. Une douleur vive et j’ai glissé dans le brouillard.
Plus tard, il m’a semblé qu’on me soulevait, qu’on me portait hors de bâtisse dans le jour déclinant.
Puis plus rien.

Auteur : Matt Démon

Lisez la suite bientôt

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