dimanche 1 novembre 2015

San Francisco Blues (8)

CHAPITRE HUIT : CAUCHEMAR

J’ai compris qu’il y avait un gros problème lorsque la Lincoln n’a pas pu stationner devant le centre ; deux policiers nous ont fait circuler, et Fred a dû avancer et me poser presque cent mètres plus loin. Inquiète, le cœur battant la chamade et la gorge serrée, je me suis dépêchée de revenir au portail d’accès, mais un cop hispanique m’a arrêtée un peu avant ; devant moi, deux voitures-pie du SFPD et deux Chevrolet Suburban noires typiques des agences fédérales.

— Bonjour, Monsieur l’agent. Je viens voir un résident.
— Ce n’est pas possible pour l’instant, Mademoiselle ; nous venons interpeller un criminel et je vous demande de vous écarter.
— Mon fiancé est ici, vous comprenez, je dois le voir...
— Restez ici s’il vous plaît ; je ne voudrais pas avoir à vous arrêter pour entrave à l’action de la police, Mademoiselle...

À cet instant j’ai vu sortir Jason, menotté et encadré par deux hommes en costume noir ; il marchait de manière mécanique et paraissait assommé. Faisant fi de la mise en garde de l’agent, je me précipitai vers lui en criant son prénom ; les trois hommes s’arrêtèrent, surpris par mon intervention, et je me jetai contre lui ; il ne pouvait me serrer dans ses bras du fait des menottes, mais il chuchota d’une voix étranglée :

— Fiche le camp, Steph ! Ils sont après toi et ils veulent ta peau. Rodriguez a monté un dossier bidon contre moi et a négocié ma tête contre la sienne. Il a échappé à la surveillance du FBI, son fils a débarqué à SFO (San Francisco International Airport) ce matin.
— Écartez-vous, Mademoiselle. Vous gênez une action de police.
— Steph, va chez Thomas, il te cachera ; et contacte mon avocat qui t’expliquera ce qui se passe. Je serai libre rapidement, dès que la caution sera fixée. Attends-moi.
— Oui. Jason, courage, je ne t’abandonnerai pas.
— Mademoiselle, veuillez nous suivre dans le calme.

En un instant, je me retrouvai escortée jusqu’à une voiture-pie, une vieille Crown Victoria qui avait connu des jours meilleurs. J’ai dû m’asseoir à l’arrière pendant que Jason montait dans une des Suburban. Les deux voitures noires démarrèrent en même temps et quittèrent le centre, et je ne pus même pas apercevoir Jason à travers les vitres fumées.

— Mademoiselle, si vous ne voulez pas être inculpée, je vous conseille de jouer franc-jeu avec nous. D’abord vos nom, prénom, date de naissance et adresse.
— Stephanie LeBlond, née le 5 novembre 1992 à Miami. J’habite 694 Union Street.
— J’ai entendu ce que vous a dit le suspect. Si vous êtes en danger, il faut nous expliquer. Qui sont ces Rodriguez ? Vous connaissez leurs prénoms ?
— Oui... José et Jaime, son fils. Ils habitent le comté de Miami-Dade.
— Je regarde ; avec ces noms, ils ne doivent pas être les seuls, même sur Miami-Dade...

On n’arrête pas le progrès. Un flic à l’avant du véhicule saisit les noms sur un ordinateur portable, et en quelques secondes il répondit :

— Sergent, pour José : dossier protégé, accès restreint. Ça sent la manœuvre des Feds... Bon, pour son fils par contre, on a un type sur Miami qui pourrait être lui. Vingt-huit ans et un panorama complet de criminel : coups et blessures trois fois, proxénétisme, vol de voitures, cambriolage, recel, trafic de drogue, soupçonné de meurtre... Bien sûr, il n’a été condamné que deux fois pour violences sinon il moisirait en prison ; il doit avoir un putain de bon avocat.
— Ouais, et qu’est-ce qu’ils vous veulent, ces deux salopards ? Monsieur Fishburne a dit qu’ils en avaient à votre peau.
— Je ne sais pas trop ; j’ai été victime d’abus de leur part et je ne vois pas. Ils ont été arrêtés alors qu’ils étaient avec moi, et...

Je frissonnai, les yeux étrangement secs.

Allez, petit mec, c’est pas le moment de craquer. Tu dois faire bonne figure ; Jason a besoin de toi, tu ne sais pas encore comment, mais il te faut te sortir de ce merdier. Tu te sauves, tu retrouves Kachina et tu contactes l’avocat. Merde, aller se cacher chez le surfeur, c’est pas forcément une bonne idée non plus. Non pas que tu aies le choix...

— Dites, Sergent, j’ai une occurrence pour une Stephanie LeBlond, même date de naissance, signalée disparue le 28 août 2011 par son amie Callista Fishburne. Je crois qu’on l’a retrouvée. La fille sur la photo a les cheveux blonds et longs, mais...
— Oui, et ici elle est rousse à cheveux courts. Vous fuyez qui, Mademoiselle ? Vous avez traversé le pays, changé de look...
— Je crois que je peux vous le dire, Chef ! Il y a aussi une plainte contre elle pour détournement de fonds de la Fondation Fishburne. Déposée par Jonah Fishburne le 27 août 2011 ; elle vient d’être retirée par Jason Fishburne le 12 mars 2013, directeur de la Fondation.
— Mademoiselle, vous avez des relations contrastées avec cette famille. Jason Fishburne, c’est notre client d’aujourd’hui. Tu peux regarder...
— J’y suis, Sergent. Jonah Fishburne, magnat de Floride ; immobilier, chantier naval. Quatrième fortune de Floride. Actuellement incarcéré à la FCI de Miami, la prison fédérale du Comté. 19 ans fermes pour proxénétisme aggravé, viol de mineures et fraude fiscale.
— Vous fréquentez du beau monde, Mam’zelle... Démarre, Joyce ; on va reconduire cette petite dame chez elle...
— Merci.
— Si vous êtes en danger, vous nous appelez. Je vais demander que l’on patrouille plus dans votre rue.

Nous avons regagné San Francisco sans dire un mot ; par la vitre latérale je regardais défiler les armatures de métal et de béton du Bay Bridge, le pont géant Dwight D. Eisenhower de l’autoroute 80 inter-États, me laissant bercer par le passage incessant ombres-lumière. Les flics m’ont posée devant la porte et je me suis efforcée de leur paraître calme, polie, alors que mon cœur était remonté dans ma gorge tellement j’avais peur soudain. Dans le petit hall j’ai appelé Kach qui a décroché aussitôt.

— Salut, Steph, ça va ?
— Jason a été arrêté. Non, ça va pas. Les méchants sont à mes trousses. Tu viens me chercher ? S’il te plaît, avertis Thomas ; je suis devant notre porte et je n’ose pas entrer.
— Oh ! Calme-toi, Steph. Je t’en prie. Nous arrivons, nous prenons notre petit-déj au 7-Eleven de Fishermans. On paie et on arrive ; dépêche, Thomas !

Je suis restée sur le trottoir, m’attendant à tout instant à sentir une main s’abattre sur mon épaule et à entendre une voix doucereuse me disant « Bonjour, guapa. Tu m’as manquée... » Puis la voiture de Thomas s’est garée en double file et mon amie s’est précipitée vers moi. Son inquiétude a grandi quand elle a vu ma mine ; je devais être décomposée.

— Steph, allez, suis-moi, monte ! Tu m’expliqueras en roulant.

J’ai enfin réussi à me mouvoir. Lentement, comme dans un film passé au ralenti. Je me suis assise à l’arrière, en biais, car les Mustang cabriolet ne sont pas réputées pour l’espace des places arrière. Thomas m’a adressé un regard froid puis a rabaissé ses Ray-Ban sur ses yeux avant de démarrer. Nous avons pris le Bay Bridge puis filé vers le sud par la 880. Au bout d’une bonne demi-heure de route, les yeux fixés sur la chaussée, il se lança enfin :

— J’ai eu l’avocat de Jason il y a un instant. Le FBI a un dossier à charge contre lui pour prostitution, viols sur mineures et détournement de fonds. Même si c’est bidon, il est actuellement dans un avion pour Miami entre deux flics. Il va rencontrer le procureur et devra attendre l’audience au tribunal pour la fixation de la caution. Dans une semaine, pas avant. Et toi, pourquoi tu dois te cacher ? L’avocat ne m’a rien dit.
— Je ne sais pas pourquoi exactement. Jason a fait arrêter un type qui me harcelait, qui s’est révélé être un proxénète et ami de Jonah. Son fils en a après Jason et après moi, et c’est un type très dangereux. Jason m’a dit de partir et de me cacher chez toi. Le temps qu’il sorte et règle le problème.

Il a ricané de manière déplaisante en me regardant dans le rétro.

— Chez moi, tu seras à l’abri. Et je sais déjà comment tu paieras le loyer. Cette fois, tu ne pourras plus te cacher derrière Jason. Je prévois de te faire découvrir plein de choses, que ça te plaise ou non.

Son visage arborait un sourire vicieux, et je n’ai pas eu envie de répondre. Je n’ai plus eu envie de rien, en fait. Je me suis recroquevillée, remontant les genoux et enfouissant mon visage entre eux. Les yeux clos, j’ai essayé de respirer calmement mais j’ai commencé à trembler et à être submergée de bouffées de chaleur. Soudain je me suis retrouvée plusieurs mètres au-dessus de la Mustang, reliée à mon corps roulé en boule et inerte par un mince filament brillant. Kach s’était tournée vers moi et elle hurlait, elle me secouait. Là haut, j’étais bien.

Quand j’ai ouvert les yeux, la lumière m’a éblouie et j’ai voulu lever le bras droit pour me protéger, mais quelque chose me gênait. La voix de Kachina m’a arrêtée. Tiens, je l’entends à nouveau ?

— Steph, ne bouge pas : tu as une perf dans le bras, tu vas l’arracher.
— Mmm...
— Tu as soif ? Oui ? Secoue la tête, tu peux le faire... OK. Bois doucement.

Elle a approché un récipient en plastique et j’ai bu de l’eau tiède à la paille puis j’ai réussi à articuler un « Merci » à ma copine dont les yeux se sont embués. Qu’est-ce que tu as foutu, Steph ? Tu es tombée comme une masse, d’un coup... Tu as failli y passer ? Et ça fait combien de temps ? Une heure, deux ?

— Tu as fait un gros malaise vagal, Steph. J’ai eu la trouille de ma vie. Tu ne répondais pas, tu tremblais, tu étais couverte de sueur. Puis tu es tombée en avant, complètement inerte. Je te filais des claques ; rien ! Alors Thomas a foncé à l’hôpital le plus proche. Nous sommes à l’hôpital de San Leandro, au sud de Frisco. Tu es restée presque une journée dans le cirage : nous sommes mardi matin. Et j’ai averti ton patron. Calme-toi ; tu le rappelleras quand tu iras mieux.
— Merci...

Ma voix était faible. J’avais été secouée, plus que je ne le pensais. Pourtant un malaise vagal, ce n’est rien ; mais j’avais été secouée ces temps-ci et mon corps me rappelait à sa manière qu’il fallait le ménager.

— Tu remercieras Thomas d’avoir réagi vite.
— Hé, tu le remercieras toi-même ; tu sors dès que tu t’en sens capable.
— Déjà, appelle quelqu’un pour cette perfusion. Je voudrais aller faire pipi toute seule.

S’il a fallu une demi-heure pour qu’une infirmière hispanique rondouillarde enlève le cathéter, après c’est allé vite. Une jolie doctoresse aux cheveux noirs comme l’ébène m’a auscultée et examinée avec minutie, manifestant un certain intérêt pour la cicatrice qu’elle a palpée d’un air réprobateur avant de m’adresser un sourire radieux.

— C’est bon, Mademoiselle. Je signe votre bon de sortie ; votre levée d’écrou… Mais pour votre cicatrice, je pense qu’il faut faire quelque chose. Vous êtes si belle que c’est un péché de vous avoir si mal soignée. Je suis spécialisée en chirurgie esthétique, mais du côté reconstruction après accident de la vie, pas en accroissement mammaire…
— C’est vrai que ce n’est pas trop joli. Je devais me faire opérer par un chirurgien de Frisco qui devait aussi redresser mon acromion. Mais maintenant, je ne crois pas que ce soit à l’ordre du jour.
— Vous avez des soucis ? Si je peux vous aider, je ne vous laisserai pas dans le pétrin. Tenez, ma carte. Appelez-moi quand vous voulez, Stephanie.

Elle prononça mon prénom d’une voix veloutée et sensuelle qui me fit frissonner. Ses yeux sombres aux reflets dorés m’enveloppaient avec tendresse quand nos doigts se frôlèrent. Je levai sa carte de visite et lus : « Dr Cléa Delaplaine, chirurgie réparatrice et reconstruction. » Suivaient son adresse, une adresse e-mail et un numéro de portable.

— Vous êtes Française ?
— Non, je suis née en Belgique.
— C’est pareil, non ? Mon patron est Belge aussi, et je pensais que c’était une région française…
— Vous allez mal finir, vous, à sortir des trucs comme ça à votre patron ! Allez, vous pouvez vous préparer et rentrer chez vous.
— Enfin, chez moi, je ne sais plus trop où c’est…
— Écoutez, si vous avez un problème quel qu’il soit, appelez-moi, et je vous promets que je ne vous laisserai pas tomber.

Je l’ai remerciée, remuée par la sensibilité et la tendresse qu’elle avait mises dans son intonation. Puis Kachina est revenue avec Thomas comme je finissais de m’habiller ; je me sentais encore fatiguée mais je leur ai souri et suis allée leur faire une bise sur la joue pour les remercier. Le surfeur n’a rien dit, mais son regard froid et calculateur me soupesait sans ambiguïté. Dans la voiture, il a quand même relancé le sujet.

— J’ai réglé la facture de l’hôpital. Tu nous as fait peur, hier, mais ton malaise ne change rien : tu devras accepter de m’appartenir le temps que tu passeras chez moi ; même Kach est d’accord sur ce point.

Kach m’a adressé un sourire un peu contraint pour me réconforter. C’est ta copine, tu lui voues une confiance absolue et elle ne te trahira pas, Steph. Elle sera là pour te protéger, pour calmer le surfeur et l’empêcher de te faire du mal. Tu dois accepter, c’est ta seule solution. Pour le moment. Quand Jason sera libre, tu partiras.

— D’accord, puisque je n’ai pas le choix. Je vous obéirai à tous les deux, tout le temps que je devrai rester chez toi. Mais je ne te fais pas encore assez confiance.
— Parfait alors, nous sommes sur la même longueur d’onde. Et je n’ai aucunement besoin de ta confiance.

Nous sommes entrés dans Hayward, une ville au sud de San Leandro ; Thomas possédait une jolie villa moderne dans un quartier chic boisé et vallonné. Ça me faisait drôle d’arriver ici sans le moindre bagage ; quand j’étais arrivée à San Francisco, j’avais mon grand sac de sport, et là je n’avais même pas osé monter dans mon appartement prendre quelques affaires.

La villa étalait ses volumes sur deux niveaux, le rez-de-chaussée n’étant que baies vitrées fumées, murs blancs, boiseries et métal brossé, sol en béton ciré gris anthracite. Et mobilier moderne design tout en angles que je n’appréciai guère au premier coup d’œil. Ni au suivant d’ailleurs.

— Alors, comment trouves-tu ma modeste demeure ? plaisanta le surfeur.
— Crois-moi, tu ne tiens pas à le savoir.

Il a paru froissé et même vaguement décontenancé, mais il désigna l’escalier suspendu en bois verni marine qu’il a gravi quatre à quatre, nous invitant à le suivre. À peine plus petit que le niveau inférieur, celui-ci comprenait quatre grandes chambres et quatre salles de bain ; contre toute attente, la déco m’a plu, sobre mais dans des teintes pastel claires et reposantes. Le mobilier en pin, cèdre ou fruitier était simple et épuré, s’intégrant bien aux pièces. Je donnai mentalement un huit au désigner de l’étage et un deux à celui du rez-de-chaussée.

— Pour toi, puisque tu seras à notre service, ce sera la chambre annexe au rez-de-chaussée. Viens.

Curieuse de ce qu’il me réservait mais sachant déjà que je n’apprécierais pas, je l’ai suivi sans rien dire alors que Kach m’envoyait un baiser et restait à l’étage. Il ouvrit la baie vitrée de la cuisine et sortit sur la terrasse carrelée en marbre rose, longea la petite piscine turquoise et arriva devant une porte blindée qu’il ouvrit avec une clé de sécurité. Il alluma la lumière à l’intérieur en appuyant sur un interrupteur à l’extérieur et me fit signe d’entrer. Je n’ai pas aimé sa mine sardonique, mais j’ai obtempéré. Contente ou pas, j’allais obéir ; je n’avais pas le choix.

L’intérieur ? Murs nus en pierres, pas de fenêtre, sol en béton vitrifié gris, bat-flanc scellé au mur. Une ventilation murale ronronnait, sûrement connectée à la lumière diffusée par quatre spots, un dans chaque angle de la pièce, laquelle devait bien mesurer six mètres carrés.

— Superbe ! Tu sais recevoir tes invités, à ce que je vois. Si tu espères que je vais te supplier et pleurer, tu te fourres le doigt dans l’œil. Tu montres juste que tu es un connard sans cœur.
— C’est fini, ton cinéma ? Si tu veux, tu te casses ; mais si tu restes, tu la fermes et tu te fous à poil.
— Ton sens de l’honneur fait plaisir à voir ; tu profites de ce que ton ami est en prison pour essayer de faire de moi ta pute... Ouch !

Je ne l’avais pas vu venir ; il m’avait allongé un coup de poing et je suis partie en arrière, tombant sur le bat-flanc et me cognant la tête contre le mur. À moitié groggy, j’ai vu des étoiles derrière mes paupières ; lorsque je passai ma langue sur ma lèvre fendue, le goût de sang emplit ma bouche.

Bon, ce type est vraiment un connard, méchant et vicieux. Je fais quoi, moi ? Je me tire, seule et sans argent, avec le fils Rodriguez qui me cherche ? Ou j’encaisse, j’attends ; dans une semaine, Jason sortira après avoir versé sa caution et je le rejoindrai... Donc tu la fermes et tu encaisses, petit mec. Et tu n’oublies rien.

— Tais-toi. Quand il sortira de prison, Jason verra quelle traînée de bas étage tu es et il te laissera dans le ruisseau dont il n’aurait jamais dû te sortir.

Je comptai mentalement jusqu’à dix pour éviter de répondre ; partagée entre dégoût et humiliation, je me suis dévêtue entièrement, rangeant tout sur le bat-flanc, mais Thomas a tout ramassé avant de quitter la pièce sans rien ajouter. La lumière s’est éteinte et je me suis retrouvée dans le noir complet. Je me suis recroquevillée sur la couche en frissonnant plus d’appréhension que de froid.

Une semaine. Une semaine à tenir. Ensuite tu lui colles un coup de pied dans les couilles avant de partir. Avec Jason. En attendant, il aura ton corps et ta haine. Une semaine, Steph, c’est pas si terrible. Si ?

Ma joue et ma lèvre me lançaient terriblement ; j’ai passé un doigt sur la zone sinistrée, très sensible. Elle avait doublé de volume et du sang coulait encore, comme dans ma bouche. Le fumier ! Je n’avais pas sommeil, alors je me suis assise en ramenant mes genoux sous mon menton et j’ai attendu. Au bout d’un moment j’ai pu distinguer les murs grâce au peu de lumière passant par l’aérateur. Je me suis levée et j’ai exploré. Vite fait : un seau vide et une casserole pleine d’eau. J’ai bu, fait pipi et suis revenue m’asseoir, complètement découragée.

J’ai dû m’assoupir car j’ai été réveillée en sursaut par Kach qui secouait mon épaule. La lumière m’éblouissait et j’ai cligné des yeux ; enfin, de l’œil : le gauche était presque fermé. J’avais une migraine carabinée et la moitié du visage insensibilisée.

— Steph, ça va ? Putain, c’est quoi, ça… Il t’a massacrée ! J’y crois pas… Steph, viens. Tu peux marcher ? Appuie-toi sur moi.
— Erchi…

Oups ! Ma langue est sèche, j’ai du mal à articuler. À me lever aussi. Tout ça pour un simple coup de poing ? Il a dû frapper plus fort que je ne pensais. Bon, je tiens debout sans souci. Déjà ça. Et pourquoi elle pleure, Kach ? Fais-lui un sourire, elle va se calmer.

Elle m’a enveloppée dans une couverture, puis soutenue jusqu’au salon où elle m’a installée dans un fauteuil. Elle m’a laissée un long moment pour revenir avec un verre d’eau, du Doliprane, des compresses et un baume à l’arnica. Je me suis laissée faire sans bouger, tressaillant quand elle a passé du désinfectant sur la coupure de ma lèvre. Puis elle m’a aidée à me relever pour me conduire dans une chambre de l’étage ; j’ai monté l’escalier mécaniquement, à pas lourds, et me suis couchée sans protester alors qu’il faisait encore jour.

À mon réveil, j’ai entendu des voix non loin. Les éclats d’une dispute.

— Mais Thomas, tu l’as tabassée, elle est défigurée !
— Je lui ai juste donné une tarte parce qu’elle m’énervait !
— Tu verrais ses yeux, enfin celui qui est ouvert, on dirait qu’elle a un traumatisme cérébral. Il faudrait la conduire aux urgences.
— Non, tu es folle ! On verra demain. Fin de discussion !
— Je t’interdis de la frapper comme tu as fait, tu aurais pu la tuer !
— Tu n’as rien à m’interdire. Vous êtes chez moi, je fais ce que je veux. Et déjà, pourquoi tu l’as sortie de sa cellule ? Elle y était bien, il va falloir la redescendre.
— Laisse-la dormir encore, je t’en supplie. Elle n’était pas bien hier soir.
— Je pars dans une heure ; je veux qu’elle soit enfermée avant mon départ. Va l’éveiller.

Kach est entrée dans la chambre peu après et s’est agenouillée sur le lit près de moi en reniflant.

— Steph, je suis désolée. Réveille-toi, s’il te plaît… Tu vas prendre une douche…

Sous l’eau presque froide j’ai recouvré mes esprits ; enfin lucide, j’ai examiné les dégâts : joue et lèvres contusionnées et de couleur bistre, œil gauche qui ouvrait à peine mieux que la veille ; j’avais salement dérouillé ! J’ai bu de l’eau et mangé ce que je pouvais, deux yaourts avec du miel. Puis Thomas m’a reconduite manu militari à la cellule. Et il a menotté mes poignets dans le dos avant de me pousser dans la petite pièce et de m’enfermer dans le noir.

Cette fois, Kach n’est pas venue me délivrer et je suis restée prostrée sur la misérable couche. Les menottes trop serrées me faisaient mal, mais je n’avais pas le choix ; j’ai pris mon mal en patience. J’ai passé des heures enfermée ainsi, obligée de faire mes besoins dans le seau sans pouvoir m’essuyer et de boire de l’eau en lapant dans la casserole. Quand la lumière s’est allumée, si violente avec ces quatre spots qui laissaient peu d’ombres portées, j’ai été obligée de fermer les yeux. J’ai soulevé une paupière et il était là, debout devant moi. Le Golden Surfer ; un physique de rêve et une âme noire.

— Alors, salope, tu as réfléchi ? Tu as intérêt à être obéissante maintenant. Très obéissante.

Tu la fermes, tu ne réponds pas, Steph. Il n’a pas besoin de t’entendre, il sait que tu vas obéir. Alors tu baisses la tête et tu ouvres la bouche juste pour le sucer. Une semaine à tenir, une semaine. Tu peux le faire. C’est pas terrible ; il va posséder ton corps, c’est tout.

Les jours ont passé, entre soumission, humiliations et viols. Oh, quand il me prenait, qu’il ahanait sur moi et se vidait en moi, je ne lui opposais aucune résistance ; je restais inerte malgré sa violence. Dans un état second, comme lorsque j’avais fait mon malaise vagal. Détachée de mon propre corps, je le regardais me monter, me forcer et me brutaliser. Mais je n’étais pas là : je le voyais me violer, je voyais mon visage déformé par la souffrance, mais là où j’étais je ne souffrais pas. Kach n’intervenait plus pour me défendre ; elle était comme brisée et restait prostrée tout le temps qu’il massacrait mon ventre et mon corps, se contentant de me soutenir jusqu’à la douche puis de me laver en pleurant et me soigner comme elle pouvait.

Sept jours ont passé, puis quinze. Jason ne venait pas me sauver, mais je refusais de croire qu’il m’avait abandonnée. Il avait un contretemps, quelque affaire à régler en urgence. Puis après il viendrait me délivrer. Puis un jour, après une éprouvante séance où le fumier m’avait prise et battue avec une rage de dément, en me conduisant sous la douche Kach m’informa qu’elle m’avait ramené mes affaires de sport.

— Nous sommes passés à l’appartement. J’en avais marre de ne pas avoir mes petites robes préférées ; alors j’en ai profité pour te ramener ton sac de sport, deux trois trucs, des sous-vêtements sexy. Je pense que Thomas sera ravi de te voir en string et soutien-gorge à balconnets ; il te traitera mieux aussi. Je t’ai pris ton téléphone, si Jason t’appelle, et tes vêtements de running aussi.
— Mais... vous êtes allés à l’appartement... et vous n’avez pas été suivis ?
— Non, je ne crois pas. T’as vu trop de films policiers, ma pauvre chérie. T’inquiète, Thomas roule vite. Ici, on craint rien...

Auteur : Matt Démon

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