New York, 2 août 2013
Le
grand bus bleu et argent décoré d’un lévrier est sorti du long tunnel
et la pluie a vite transformé la poussière qui le recouvrait en fines
coulures noires. Émerveillés, les passagers, malgré la fatigue et
l’hébétude, contemplaient à travers les vitres sales les tours de
Manhattan, les enfants, le nez collé à la vitre humide, poussaient des
cris aigus.
Seule une femme brune restait complètement
amorphe, sans réaction, alors que des exclamations fusaient, un groupe
de lycéens découvrant les gratte-ciels mythiques pour la première fois.
Immobile, son visage blafard restait obstinément vissé sur l’appui-tête
devant elle, indifférente à l’agitation, aux cris, à tout.
Lorsque
le bus se gara à son emplacement de la station de Manhattan, terminus
de ce long voyage, elle ne bougea pas plus et reste assise jusqu’à ce
que tous les passagers aient déserté le long véhicule. Alors seulement
elle se leva en retenant un gémissement ; elle marcha pesamment jusqu’à
la porte et inclina la tête devant le chauffeur, un asiatique maigrichon
qui la salua gravement en touchant sa casquette sombre.
Sa
valise à roulettes était posée sur le quai, seul bagage encore présent ;
les arrivants et leurs comités d’accueil étaient partis depuis
plusieurs minutes. Elle était seule. Douloureusement seule encore une
fois. Sans envie, sans raison de se battre. Sans paraître se rendre
compte de la pluie qui d’ailleurs était en passe de s’arrêter, elle
saisit la poignée de sa valise ; alors seulement, comme si elle
émergeait d’un rêve éveillé aux allures de cauchemar, elle regarda
autour d’elle d’un œil morne.
CHAPITRE UN : L’arrivée
Vendredi 1er novembre 2013. Manhattan. Greenwich Village. Dix heures du matin.
Vendredi 1er novembre 2013. Manhattan. Greenwich Village. Dix heures du matin.
Trempée
jusqu’aux os et couverte de sueur, je bus le restant d’eau de ma
réserve dorsale en arrivant au bas de mon immeuble. Le temps était gris
et humide mais, exceptionnellement doux pour la saison aux dires des
New-Yorkais. Je remontai dans le studio sous les combles après un peu
moins de deux heures de footing. Quelques jours plus tôt j’avais racheté
des poignets et des chevilles lestés pour compléter mon équipement
sportif, et la fatigue induite par leur poids était conséquente ; mais
dédaignant le petit ascenseur, je grimpai résolument l’escalier.
Il
m’avait fallu racheter tout ce qui me manquait comme équipement de
sport dès que j’avais eu du travail ; j’étais partie début août de Miami
sans avoir une seule minute pour préparer mes bagages.
Je me
suis déshabillée, épuisée mais l’esprit en paix comme toujours après un
gros effort physique. J’ai bu un demi-litre d’eau et suis allée dans la
salle d’eau vert amande qui sentait encore la peinture. La grande douche
italienne était l’élément de luxe dans ce studio de trente mètres
carrés en soupente, équipé par ailleurs d’une cuvette de WC, d’un évier
et d’un petit frigo hors d’âge mais repeint couleur bronze qui
fonctionnait encore. Ouais ! J’ai connu mieux, mais surtout bien pire
aussi ; le studio est propre et chaleureux, je suis en bonne santé ; il
me manque seulement... Jason.
Sous le jet d’eau réglé
presque froid je me suis remémoré cette fin de journée terrible, trois
mois plus tôt, où j’avais tué deux hommes.
Anita et Cléa étaient
arrivées en même temps qu’une équipe d’urgence, grâce à Callie qui leur
avait expliqué la situation (elle était au téléphone avec Jason quand il
avait été attaqué ; elle avait tout entendu et avait aussitôt appelé
Anita sur une autre ligne). Les flics n’allaient arriver que trois
minutes plus tard, assez de temps pour qu’Anita m’escamote. Laissant
Cléa s’occuper de Jason avec ses collègues urgentistes, Anita m’avait
aidée à me relever pour m’envelopper dans une couverture de survie –
j’étais en bikini et couverte de sang – avant de me conduire dans sa
voiture.
Puis elle a roulé lentement hors de la zone du crime qui
allait être investie par la Miami PD. Mes oreilles se sont mises à
siffler et j’ai recommencé à entendre en premier le bruit du moteur, un
bon gros V8 Ford. Puis Anita s’est garée et s’est tournée vers moi, me
soupesant d’un œil chargé d’inquiétude.
— Tu m’entends ? Steph, dis-moi quelque chose.
— Jason est mort, Anita ; et je n’avais plus une seule balle pour moi...
—
Jason n’est pas mort ; pour le peu que j’ai vu, il respirait encore. Et
Cléa est avec lui, avec toute une équipe de pros ; il va s’en sortir,
Steph. Pour toi, c’est plus inquiétant. Les Zoe Pound veulent ta peau
depuis la liquidation de San Francisco, et le fait que tu aies tué un de
leurs membres ne va pas les calmer...
— Je comprends pas… Pourquoi ils me poursuivent, ces connards de Zoe machins ?
—
Rodriguez junior, bien que Cubain, était ami avec les Duvallier, des
Haïtiens du gang des Zoe Pound. Comme il a été retrouvé calciné dans une
voiture en te cherchant, ils te mettent ça sur le dos. Et le type que
tu viens de refroidir en plus de Rodriguez senior était un Duvallier et
membre du gang, ses tatouages l’attestent. Donc il vaut mieux que tu
disparaisses un temps.
— Non, je veux rester avec Jason.
— Il n’a
pas besoin de toi maintenant. Il doit être au bloc opératoire à cet
instant, et si tu meurs il ne s’en remettra pas. On passe chez Callie ;
tu te douches, tu t’habilles et tu pars. Tu l’as déjà fait et tu t’en es
très bien sortie.
— Putain, Anita, pas ça, tu vas me tuer !
— Moi
non, mais les Zoe Pound oui ; ils connaissent trop de monde ici. Je
vais arriver à les détourner de toi, mais il me faut du temps pour me
débarrasser du clan Duvallier. Discrètement. Après, le gang n’aura plus
de raisons de t’exécuter, mais il faut du temps.
L’histoire est
un éternel recommencement ; deux ans après être partie pour San
Francisco, je me trouvais à nouveau à la gare des bus Greyhound, près du
Miami Airport. Après avoir embrassé Anita qui, trop émue pour parler, a
démarré sur les chapeaux de roue, j’ai tiré le sac de voyage derrière
moi, le visage fermé et les yeux secs. Aucune émotion n’affleurait en
surface mais mon esprit hurlait son refus de partir, sa terreur de
l’inconnu, de devoir encore reconstruire une vie pour Dieu savait
combien de temps. Je suis montée dans le premier bus qui partait en
regardant à peine où il se rendait. Il était 7 heures du matin, et la
destination affichée était NY ; pourquoi pas ?
J’ai donc débarqué
à New York le lendemain en milieu d’après-midi. Sous une pluie fine, et
avec quelques degrés de moins qu’à Miami. New York, ses gratte-ciel et
ses taxis jaunes... Je regardai autour de moi, épuisée et sale ; j’étais
dans la 41ème rue en plein Manhattan, avec une valise pleine de
vêtements qui ne m’appartenaient pas et un peu moins de mille dollars en
liquide. Le reste était parti en ticket de bus. J’ai vérifié que ma
perruque brune était impeccable malgré le long périple et commencé à
marcher au hasard, vers le sud ; mes jambes lourdes avaient grand besoin
d’exercice et cela aurait été un plaisir, n’eût été la pluie fine et
cette satanée valise à tirer.
Hé ! Arrête de râler : ta valise
roule super bien, le trottoir est large, la bruine te rafraîchit les
idées. Il te manque juste… Jason. Putain, s’il est mort c’est même plus
la peine de te battre. Pour ce que tu vaux, tu peux bien aller au milieu
de la rue et te coucher sous un putain de taxi jaune.
Je
descendis la 8ème avenue : trottoirs larges mais beaucoup de piétons
pressés et indifférents. Je cherchai autour de moi, un peu dépitée : pas
de restaurant dans ce coin ; il me fallait un travail rapidement, et un
toit. Et je savais que j’étais douée en service ; restait à en
convaincre un restaurateur. Tu vois, il y a une pizzéria ; cherche encore, tu peux trouver mieux...
Bon,
je continuai, d’autant que la pluie avait cessé. J’arrivai à la
Pennsylvania Station, à l’angle de la 33ème, avec le gigantesque
bâtiment blanc à colonnades de la Poste centrale juste en face et me
demandai où aller. Après, je trouvai davantage de restaurants, italiens
ou chinois surtout. Et du monde partout malgré le temps ; le New-Yorkais
est un grand marcheur.
Du coup, je décidai de continuer
d’avancer vers le sud pour m’éloigner de la gare centrale des bus.
Arrivée à la 14ème rue, j’ai commencé à entrer dans tous les restaurants
que je jugeais au-dessus de la gargote pour me présenter. À 19 heures,
alors que les clients affluaient, un chef de salle m’a jaugée ; ce qu’il
a vu lui a assez plu pour qu’il me demande des précisions.
— J’ai une serveuse qui n’arrive pas et je suis sûr que je ne reverrai jamais sa tête. Tu as bossé comme serveuse, déjà ?
— Deux ans dans un gastro de San Francisco.
— Frisco ? C’est loin ! En plus, ton accent...
— Je suis née à New Orleans, mais j’aime voyager.
—
Oui, je vois ça... Écoute, je te prends à l’essai pour ce soir. Tu me
donnes les coordonnées du restaurant où tu as travaillé et je demande
confirmation. Non pas que je n’aie pas confiance, mais je préfère partir
sur des bases saines.
— D’accord, mais à une condition.
— Déjà tu poses des conditions ? Vas-y.
—
Vous appelez mais vous ne donnez ni le nom de votre restaurant, ni
l’adresse. Vous pouvez vérifier qu’il s’agit bien d’un restau et pas
d’une arnaque, mais j’appelle avec mon portable. Je... Voilà.
— Bon, tu as des emmerdes, toi.
— Je cherche à me faire oublier, oui. Mais je pense que mon ancien patron me recommandera ; j’en suis sûre, même...
Le
chef de salle me jaugea à nouveau ; c’était un petit homme trapu avec
une moustache à la Super Mario, dans la cinquantaine florissante. Il
trouva le restaurant des Derycke sur le Net et je composai le numéro sur
mon portable à carte prépayée. Et je l’ai donné à Mario.
—
Monsieur Derycke ? Bonsoir, j’ai devant moi une jeune femme qui affirme
avoir travaillé deux ans chez vous ; la vingtaine, une jolie brune...
Non ? Vous ne voyez pas ? Euh, pardon, mais... Avec une méchante
cicatrice sur l’épaule droite... Oui, en haut de l’omoplate... Stephanie
? Je ne sais pas, elle arrive... Oui, c’est bien elle. Non, désolé,
elle souhaite garder secret le lieu où nous sommes. Je vous la passe,
mais une minute seulement...
Heureusement que j’ai pensé à lui
dévoiler ma cicatrice ; Mr Derycke m’avait comparée à un tapis navajo,
dans lequel l’artisan incluait toujours un défaut pour que son œuvre ne
soit pas parfaite. Car la perfection n’est pas de ce monde…
— Tenez, Stephanie...
— Steph ? Tu vas bien ? Tu as besoin de quelque chose, d’argent...
— Monsieur Derycke, oui, je vais bien. C’est gentil, mais je dois refuser...
—
J’ai appris pour ce qui t’est arrivé. Tu es en fuite encore une fois.
Ma femme va être catastrophée. Donne-nous des nouvelles de temps en
temps. Gros baisers, Steph. Et Dieu te protège.
— Merci, embrassez votre femme de ma part. Je vous repasse le chef.
Mario
a repris le téléphone en me fixant d’un air perplexe ; il avait dû
penser que j’avais monté une histoire bateau pour décrocher un emploi,
manifestement.
— Oui, elle est...
Il a écouté plus d’une minute en hochant la tête
— Bon, je vais la prendre ce soir, mais j’avoue que je suis surpris... Oui, je comprends ; au revoir, Monsieur.
Là,
il me regarda comme si j’étais une extraterrestre ; il ouvrit la
bouche, la referma, puis parut se ressaisir et m’entraîna vers une
arrière-salle. Ouais, Mr Derycke a dû te dire que j’étais la huitième
merveille du monde ; il exagère parfois un peu, mais ça part toujours
d’un bon sentiment…
— Je vais te donner une tenue de travail. Tu te changes, et j’espère que tu as d’autres chaussures que ces tennis.
—
Merci, mais ce n’est pas sûr ; la vérité est que je n’en sais rien. Et
si vous pouvez m’aider à trouver un endroit où dormir...
— On verra ;
tu bosses bien et je vais y penser. Enfin, avec ce que m’a dit ton
ancien patron, j’ai devant moi la princesse des serveuses. Il t’adore,
c’est sûr ; et là où je ne comprends pas, sa femme aussi...
— Ne cherchez pas des trucs louches : ils m’aimaient bien et me considéraient un peu comme leur fille.
—
Je comprends mieux pourquoi il m’a demandé d’être honnête et correct
avec toi ; ils te regrettent encore et n’ont jamais eu de meilleure
serveuse...
— Là, ils exagèrent un peu ; je suis flattée, mais quand même...
Malgré
la fatigue du voyage et ma méconnaissance des lieux et de la carte,
j’ai fait un boulot honnête et peut-être un peu plus car Mario a paru
satisfait de moi.
— Tiens, je te donne l’adresse d’une serveuse
qui n’a pas de coloc depuis hier ; tu vas la voir tout de suite, c’est à
un bloc d’ici. Mais je ne peux rien garantir ; si elle refuse, tu iras
où tu veux. Je l’ai appelée, elle t’attend. Pour le travail ce soir,
voici ton salaire (il me tendit quelques billets verts que je pris sans
regarder, hochant la tête en signe de remerciement). La serveuse que tu
as remplacée revient, en définitive ; mais laisse tes coordonnées, et
s’il y a un souci je penserai à toi. Et voici l’adresse d’une personne
qui cherche toujours des serveuses sur Greenwich.
— Merci ; votre restaurant est agréable.
— Bonne chance, Stephanie.
Ça...
j’en aurais bien besoin ; pas moi en fait, mais Jason. S’il était mort,
est-ce que je le sentirais tout au fond de moi ? Je n’y crois pas trop,
à ce truc. Je ne sens rien en fait, sauf mes pieds, ces chaussures de
Callie, c’était l’horreur...
J’ai trouvé l’entrée que m’avait
indiquée Mario ; petit hall vétuste à l’odeur d’urine, de chou, de
crasse ; cage d’escalier sale, ascenseur en panne : bienvenue chez les
pauvres ! Au troisième étage j’étais fourbue, mais j’ai tenu bon, tirant
ma valise jusqu’à la porte 312. Une femme a ouvert, une Noire joufflue
qui m’a toisée en silence par l’ouverture de la porte avant de me
sourire et d’ouvrir la porte en grand.
— Entre, sister ; on dirait que tu as besoin de te reposer.
— Merci. Et oui, je suis crevée. Appelle-moi Steph.
— Bienvenue, Steph, moi c’est Rhonda. Viens t’asseoir, tu as les genoux qui vont lâcher.
Je
me suis laissé tomber dans le fauteuil qu’elle me montrait, un vieux
fauteuil déglingué qui a couiné quand je me suis affalée. Privée de
forces soudain – et comme j’aurais pu m’y attendre – tous mes barrages
ont cédé au même instant. Les larmes ont commencé à couler sur mes joues
et j’ai baissé la tête, gênée de me donner en spectacle. Ce fut pire
quand Rondha s’est accroupie pour passer une main compatissante dans mes
cheveux et que la perruque est tombée devant moi.
— Oh, putain !
J’ai eu peur… Tu es blondinette en fin de compte… Tu sors de l’armée ou
tu te caches ? Ouais, tu te caches… T’inquiète pas, ici tu es à l’abri.
Je
me suis ressaisie et ai remercié Rhonda ; la quarantaine épanouie, la
peau sombre et luisante et les cheveux noirs divisés en petites nattes,
elle portait un tee-shirt bleu et orange des Knicks qui dévoilait ses
cuisses épaisses. La chambre était sombre mais propre, décorée
sommairement, avec des crucifix et des images pieuses surtout.
Je
me suis relevée pour ouvrir le sac de voyage. Je savais qu’il contenait
des vêtements de Callie, chaussures et petites culottes, pas de
soutien-gorge car sa poitrine était trop menue, mais pas de serviette
non plus ; dépitée, je demandai à Rondha si elle pouvait me dépanner.
J’avais du gel douche, c’était déjà ça… Je planquai aussi le Glock au
fond du sac.
— Steph, je veux bien, mais… Tu as l’air d’une femme
sérieuse qui a des emmerdes. Je veux bien que tu restes ici si tu
trouves rien, mais je préfèrerais que tu partes vite, je veux pas que tu
m’attires des ennuis. Je suis désolée. Tiens, prends cette serviette…
Je
me suis déshabillée et j’ai pris une douche chaude et rapide ; en fait
de pyjama je n’ai trouvé qu’une chemise de nuit en dentelle noire très
courte et à demi transparente. Bon sang, Callie, je cherche pas à vamper quelqu’un, je préfèrerais un bon pyjama bien chaud…
Rondha n’a rien dit mais son sourire narquois s’en est chargé quand je
me suis faufilée dans le lit à côté d’elle. Dieu merci, je me suis
endormie instantanément, dès l’instant où ma tête s’est posée sur
l’oreiller.
Auteur : Matt Démon
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Revoilà la belle Stéph... Quelles péripéties va-t-elle encore vivre ? Quelles horreurs va-t-elle encore subir ?
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