jeudi 21 juillet 2016

New-York darkness (1)

PROLOGUE

New York, 2 août 2013

Le grand bus bleu et argent décoré d’un lévrier est sorti du long tunnel et la pluie a vite transformé la poussière qui le recouvrait en fines coulures noires. Émerveillés, les passagers, malgré la fatigue et l’hébétude, contemplaient à travers les vitres sales les tours de Manhattan, les enfants, le nez collé à la vitre humide, poussaient des cris aigus.

Seule une femme brune restait complètement amorphe, sans réaction, alors que des exclamations fusaient, un groupe de lycéens découvrant les gratte-ciels mythiques pour la première fois. Immobile, son visage blafard restait obstinément vissé sur l’appui-tête devant elle, indifférente à l’agitation, aux cris, à tout.

Lorsque le bus se gara à son emplacement de la station de Manhattan, terminus de ce long voyage, elle ne bougea pas plus et reste assise jusqu’à ce que tous les passagers aient déserté le long véhicule. Alors seulement elle se leva en retenant un gémissement ; elle marcha pesamment jusqu’à la porte et inclina la tête devant le chauffeur, un asiatique maigrichon qui la salua gravement en touchant sa casquette sombre.

Sa valise à roulettes était posée sur le quai, seul bagage encore présent ; les arrivants et leurs comités d’accueil étaient partis depuis plusieurs minutes. Elle était seule. Douloureusement seule encore une fois. Sans envie, sans raison de se battre. Sans paraître se rendre compte de la pluie qui d’ailleurs était en passe de s’arrêter, elle saisit la poignée de sa valise ; alors seulement, comme si elle émergeait d’un rêve éveillé aux allures de cauchemar, elle regarda autour d’elle d’un œil morne.


CHAPITRE UN : L’arrivée

Vendredi 1er novembre 2013. Manhattan. Greenwich Village. Dix heures du matin.

Trempée jusqu’aux os et couverte de sueur, je bus le restant d’eau de ma réserve dorsale en arrivant au bas de mon immeuble. Le temps était gris et humide mais, exceptionnellement doux pour la saison aux dires des New-Yorkais. Je remontai dans le studio sous les combles après un peu moins de deux heures de footing. Quelques jours plus tôt j’avais racheté des poignets et des chevilles lestés pour compléter mon équipement sportif, et la fatigue induite par leur poids était conséquente ; mais dédaignant le petit ascenseur, je grimpai résolument l’escalier.

Il m’avait fallu racheter tout ce qui me manquait comme équipement de sport dès que j’avais eu du travail ; j’étais partie début août de Miami sans avoir une seule minute pour préparer mes bagages.

Je me suis déshabillée, épuisée mais l’esprit en paix comme toujours après un gros effort physique. J’ai bu un demi-litre d’eau et suis allée dans la salle d’eau vert amande qui sentait encore la peinture. La grande douche italienne était l’élément de luxe dans ce studio de trente mètres carrés en soupente, équipé par ailleurs d’une cuvette de WC, d’un évier et d’un petit frigo hors d’âge mais repeint couleur bronze qui fonctionnait encore. Ouais ! J’ai connu mieux, mais surtout bien pire aussi ; le studio est propre et chaleureux, je suis en bonne santé ; il me manque seulement... Jason.

Sous le jet d’eau réglé presque froid je me suis remémoré cette fin de journée terrible, trois mois plus tôt, où j’avais tué deux hommes.

Anita et Cléa étaient arrivées en même temps qu’une équipe d’urgence, grâce à Callie qui leur avait expliqué la situation (elle était au téléphone avec Jason quand il avait été attaqué ; elle avait tout entendu et avait aussitôt appelé Anita sur une autre ligne). Les flics n’allaient arriver que trois minutes plus tard, assez de temps pour qu’Anita m’escamote. Laissant Cléa s’occuper de Jason avec ses collègues urgentistes, Anita m’avait aidée à me relever pour m’envelopper dans une couverture de survie – j’étais en bikini et couverte de sang – avant de me conduire dans sa voiture.

Puis elle a roulé lentement hors de la zone du crime qui allait être investie par la Miami PD. Mes oreilles se sont mises à siffler et j’ai recommencé à entendre en premier le bruit du moteur, un bon gros V8 Ford. Puis Anita s’est garée et s’est tournée vers moi, me soupesant d’un œil chargé d’inquiétude.

— Tu m’entends ? Steph, dis-moi quelque chose.
— Jason est mort, Anita ; et je n’avais plus une seule balle pour moi...
— Jason n’est pas mort ; pour le peu que j’ai vu, il respirait encore. Et Cléa est avec lui, avec toute une équipe de pros ; il va s’en sortir, Steph. Pour toi, c’est plus inquiétant. Les Zoe Pound veulent ta peau depuis la liquidation de San Francisco, et le fait que tu aies tué un de leurs membres ne va pas les calmer...
— Je comprends pas… Pourquoi ils me poursuivent, ces connards de Zoe machins ?
— Rodriguez junior, bien que Cubain, était ami avec les Duvallier, des Haïtiens du gang des Zoe Pound. Comme il a été retrouvé calciné dans une voiture en te cherchant, ils te mettent ça sur le dos. Et le type que tu viens de refroidir en plus de Rodriguez senior était un Duvallier et membre du gang, ses tatouages l’attestent. Donc il vaut mieux que tu disparaisses un temps.
— Non, je veux rester avec Jason.
— Il n’a pas besoin de toi maintenant. Il doit être au bloc opératoire à cet instant, et si tu meurs il ne s’en remettra pas. On passe chez Callie ; tu te douches, tu t’habilles et tu pars. Tu l’as déjà fait et tu t’en es très bien sortie.
— Putain, Anita, pas ça, tu vas me tuer !
— Moi non, mais les Zoe Pound oui ; ils connaissent trop de monde ici. Je vais arriver à les détourner de toi, mais il me faut du temps pour me débarrasser du clan Duvallier. Discrètement. Après, le gang n’aura plus de raisons de t’exécuter, mais il faut du temps.

L’histoire est un éternel recommencement ; deux ans après être partie pour San Francisco, je me trouvais à nouveau à la gare des bus Greyhound, près du Miami Airport. Après avoir embrassé Anita qui, trop émue pour parler, a démarré sur les chapeaux de roue, j’ai tiré le sac de voyage derrière moi, le visage fermé et les yeux secs. Aucune émotion n’affleurait en surface mais mon esprit hurlait son refus de partir, sa terreur de l’inconnu, de devoir encore reconstruire une vie pour Dieu savait combien de temps. Je suis montée dans le premier bus qui partait en regardant à peine où il se rendait. Il était 7 heures du matin, et la destination affichée était NY ; pourquoi pas ?

J’ai donc débarqué à New York le lendemain en milieu d’après-midi. Sous une pluie fine, et avec quelques degrés de moins qu’à Miami. New York, ses gratte-ciel et ses taxis jaunes... Je regardai autour de moi, épuisée et sale ; j’étais dans la 41ème rue en plein Manhattan, avec une valise pleine de vêtements qui ne m’appartenaient pas et un peu moins de mille dollars en liquide. Le reste était parti en ticket de bus. J’ai vérifié que ma perruque brune était impeccable malgré le long périple et commencé à marcher au hasard, vers le sud ; mes jambes lourdes avaient grand besoin d’exercice et cela aurait été un plaisir, n’eût été la pluie fine et cette satanée valise à tirer.

Hé ! Arrête de râler : ta valise roule super bien, le trottoir est large, la bruine te rafraîchit les idées. Il te manque juste… Jason. Putain, s’il est mort c’est même plus la peine de te battre. Pour ce que tu vaux, tu peux bien aller au milieu de la rue et te coucher sous un putain de taxi jaune.

Je descendis la 8ème avenue : trottoirs larges mais beaucoup de piétons pressés et indifférents. Je cherchai autour de moi, un peu dépitée : pas de restaurant dans ce coin ; il me fallait un travail rapidement, et un toit. Et je savais que j’étais douée en service ; restait à en convaincre un restaurateur. Tu vois, il y a une pizzéria ; cherche encore, tu peux trouver mieux...

Bon, je continuai, d’autant que la pluie avait cessé. J’arrivai à la Pennsylvania Station, à l’angle de la 33ème, avec le gigantesque bâtiment blanc à colonnades de la Poste centrale juste en face et me demandai où aller. Après, je trouvai davantage de restaurants, italiens ou chinois surtout. Et du monde partout malgré le temps ; le New-Yorkais est un grand marcheur.

Du coup, je décidai de continuer d’avancer vers le sud pour m’éloigner de la gare centrale des bus. Arrivée à la 14ème rue, j’ai commencé à entrer dans tous les restaurants que je jugeais au-dessus de la gargote pour me présenter. À 19 heures, alors que les clients affluaient, un chef de salle m’a jaugée ; ce qu’il a vu lui a assez plu pour qu’il me demande des précisions.

— J’ai une serveuse qui n’arrive pas et je suis sûr que je ne reverrai jamais sa tête. Tu as bossé comme serveuse, déjà ?
— Deux ans dans un gastro de San Francisco.
— Frisco ? C’est loin ! En plus, ton accent...
— Je suis née à New Orleans, mais j’aime voyager.
— Oui, je vois ça... Écoute, je te prends à l’essai pour ce soir. Tu me donnes les coordonnées du restaurant où tu as travaillé et je demande confirmation. Non pas que je n’aie pas confiance, mais je préfère partir sur des bases saines.
— D’accord, mais à une condition.
— Déjà tu poses des conditions ? Vas-y.
— Vous appelez mais vous ne donnez ni le nom de votre restaurant, ni l’adresse. Vous pouvez vérifier qu’il s’agit bien d’un restau et pas d’une arnaque, mais j’appelle avec mon portable. Je... Voilà.
— Bon, tu as des emmerdes, toi.
— Je cherche à me faire oublier, oui. Mais je pense que mon ancien patron me recommandera ; j’en suis sûre, même...

Le chef de salle me jaugea à nouveau ; c’était un petit homme trapu avec une moustache à la Super Mario, dans la cinquantaine florissante. Il trouva le restaurant des Derycke sur le Net et je composai le numéro sur mon portable à carte prépayée. Et je l’ai donné à Mario.

— Monsieur Derycke ? Bonsoir, j’ai devant moi une jeune femme qui affirme avoir travaillé deux ans chez vous ; la vingtaine, une jolie brune... Non ? Vous ne voyez pas ? Euh, pardon, mais... Avec une méchante cicatrice sur l’épaule droite... Oui, en haut de l’omoplate... Stephanie ? Je ne sais pas, elle arrive... Oui, c’est bien elle. Non, désolé, elle souhaite garder secret le lieu où nous sommes. Je vous la passe, mais une minute seulement...

Heureusement que j’ai pensé à lui dévoiler ma cicatrice ; Mr Derycke m’avait comparée à un tapis navajo, dans lequel l’artisan incluait toujours un défaut pour que son œuvre ne soit pas parfaite. Car la perfection n’est pas de ce monde…

— Tenez, Stephanie...
— Steph ? Tu vas bien ? Tu as besoin de quelque chose, d’argent...
— Monsieur Derycke, oui, je vais bien. C’est gentil, mais je dois refuser...
— J’ai appris pour ce qui t’est arrivé. Tu es en fuite encore une fois. Ma femme va être catastrophée. Donne-nous des nouvelles de temps en temps. Gros baisers, Steph. Et Dieu te protège.
— Merci, embrassez votre femme de ma part. Je vous repasse le chef.

Mario a repris le téléphone en me fixant d’un air perplexe ; il avait dû penser que j’avais monté une histoire bateau pour décrocher un emploi, manifestement.

— Oui, elle est...

Il a écouté plus d’une minute en hochant la tête

— Bon, je vais la prendre ce soir, mais j’avoue que je suis surpris... Oui, je comprends ; au revoir, Monsieur.

Là, il me regarda comme si j’étais une extraterrestre ; il ouvrit la bouche, la referma, puis parut se ressaisir et m’entraîna vers une arrière-salle. Ouais, Mr Derycke a dû te dire que j’étais la huitième merveille du monde ; il exagère parfois un peu, mais ça part toujours d’un bon sentiment…

— Je vais te donner une tenue de travail. Tu te changes, et j’espère que tu as d’autres chaussures que ces tennis.
— Merci, mais ce n’est pas sûr ; la vérité est que je n’en sais rien. Et si vous pouvez m’aider à trouver un endroit où dormir...
— On verra ; tu bosses bien et je vais y penser. Enfin, avec ce que m’a dit ton ancien patron, j’ai devant moi la princesse des serveuses. Il t’adore, c’est sûr ; et là où je ne comprends pas, sa femme aussi...
— Ne cherchez pas des trucs louches : ils m’aimaient bien et me considéraient un peu comme leur fille.
— Je comprends mieux pourquoi il m’a demandé d’être honnête et correct avec toi ; ils te regrettent encore et n’ont jamais eu de meilleure serveuse...
— Là, ils exagèrent un peu ; je suis flattée, mais quand même...

Malgré la fatigue du voyage et ma méconnaissance des lieux et de la carte, j’ai fait un boulot honnête et peut-être un peu plus car Mario a paru satisfait de moi.

— Tiens, je te donne l’adresse d’une serveuse qui n’a pas de coloc depuis hier ; tu vas la voir tout de suite, c’est à un bloc d’ici. Mais je ne peux rien garantir ; si elle refuse, tu iras où tu veux. Je l’ai appelée, elle t’attend. Pour le travail ce soir, voici ton salaire (il me tendit quelques billets verts que je pris sans regarder, hochant la tête en signe de remerciement). La serveuse que tu as remplacée revient, en définitive ; mais laisse tes coordonnées, et s’il y a un souci je penserai à toi. Et voici l’adresse d’une personne qui cherche toujours des serveuses sur Greenwich.
— Merci ; votre restaurant est agréable.
— Bonne chance, Stephanie.

Ça... j’en aurais bien besoin ; pas moi en fait, mais Jason. S’il était mort, est-ce que je le sentirais tout au fond de moi ? Je n’y crois pas trop, à ce truc. Je ne sens rien en fait, sauf mes pieds, ces chaussures de Callie, c’était l’horreur...

J’ai trouvé l’entrée que m’avait indiquée Mario ; petit hall vétuste à l’odeur d’urine, de chou, de crasse ; cage d’escalier sale, ascenseur en panne : bienvenue chez les pauvres ! Au troisième étage j’étais fourbue, mais j’ai tenu bon, tirant ma valise jusqu’à la porte 312. Une femme a ouvert, une Noire joufflue qui m’a toisée en silence par l’ouverture de la porte avant de me sourire et d’ouvrir la porte en grand.

— Entre, sister ; on dirait que tu as besoin de te reposer.
— Merci. Et oui, je suis crevée. Appelle-moi Steph.
— Bienvenue, Steph, moi c’est Rhonda. Viens t’asseoir, tu as les genoux qui vont lâcher.

Je me suis laissé tomber dans le fauteuil qu’elle me montrait, un vieux fauteuil déglingué qui a couiné quand je me suis affalée. Privée de forces soudain – et comme j’aurais pu m’y attendre – tous mes barrages ont cédé au même instant. Les larmes ont commencé à couler sur mes joues et j’ai baissé la tête, gênée de me donner en spectacle. Ce fut pire quand Rondha s’est accroupie pour passer une main compatissante dans mes cheveux et que la perruque est tombée devant moi.

— Oh, putain ! J’ai eu peur… Tu es blondinette en fin de compte… Tu sors de l’armée ou tu te caches ? Ouais, tu te caches… T’inquiète pas, ici tu es à l’abri.

Je me suis ressaisie et ai remercié Rhonda ; la quarantaine épanouie, la peau sombre et luisante et les cheveux noirs divisés en petites nattes, elle portait un tee-shirt bleu et orange des Knicks qui dévoilait ses cuisses épaisses. La chambre était sombre mais propre, décorée sommairement, avec des crucifix et des images pieuses surtout.

Je me suis relevée pour ouvrir le sac de voyage. Je savais qu’il contenait des vêtements de Callie, chaussures et petites culottes, pas de soutien-gorge car sa poitrine était trop menue, mais pas de serviette non plus ; dépitée, je demandai à Rondha si elle pouvait me dépanner. J’avais du gel douche, c’était déjà ça… Je planquai aussi le Glock au fond du sac.

— Steph, je veux bien, mais… Tu as l’air d’une femme sérieuse qui a des emmerdes. Je veux bien que tu restes ici si tu trouves rien, mais je préfèrerais que tu partes vite, je veux pas que tu m’attires des ennuis. Je suis désolée. Tiens, prends cette serviette…

Je me suis déshabillée et j’ai pris une douche chaude et rapide ; en fait de pyjama je n’ai trouvé qu’une chemise de nuit en dentelle noire très courte et à demi transparente. Bon sang, Callie, je cherche pas à vamper quelqu’un, je préfèrerais un bon pyjama bien chaud… Rondha n’a rien dit mais son sourire narquois s’en est chargé quand je me suis faufilée dans le lit à côté d’elle. Dieu merci, je me suis endormie instantanément, dès l’instant où ma tête s’est posée sur l’oreiller.

Auteur : Matt Démon

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1 commentaire:

  1. Revoilà la belle Stéph... Quelles péripéties va-t-elle encore vivre ? Quelles horreurs va-t-elle encore subir ?

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