jeudi 10 juillet 2014

[Feuilleton] Double vie (5)

Relisez le chapitre 4

Il n’y avait pas que la fatigue : Irène était dans un état second lorsqu’elle arriva dans son bureau. Elle se sentait mal, elle se sentait vide, affreusement vide.
Pour faire face, et remplir ce vide, elle convoqua ce qu’elle maîtrisait : le travail.


Elle se noya dans le travail avec intensité, plongea dans les dossiers avec énergie, multiplia les courriels, les coups de fil, les préparations d’ordre du jour de réunions, les décisions, elle boucla des dossiers en attente, relança des collègues qui tardaient à rendre leurs arbitrages ou leurs décisions, bref elle engloutit en une matinée une somme de travail énorme.
Mais à midi, elle avait en gros fait le tour de ce qu’elle avait à faire, et se retrouva face à elle-même, c’est-à-dire face au vide.
Un vide étourdissant, vertigineux, qui battait comme un cœur dans une sorte de marécage de malaise, de mal-être, aigu comme une nausée qui se précise.
Irène était proprement plongée dans l’effroi, face à ce marécage intérieur. Pourquoi ?


Pourquoi ne réussissait-elle pas à boucler tout cela dans une boîte hermétique, cette boîte bien fermée où tous les démons allaient sagement se coucher à l’aube, la laissant habituellement combative et sûre d’elle ?
Pourquoi l’alternance des deux mondes n’opérait-elle pas, pourquoi était-elle polluée par la nuit, pourquoi les excès venaient-ils déborder sur l’armure de la journée, sur son autre personnage ?

C’était comme une forteresse dont les défenseurs, dans la ronde du matin, se rendraient compte que les remparts étaient effondrés, comme un navire dont les cales obscures se remplissent d’eau grosse et sale, sans que l’on voie où se situe la déchirure dans la coque, Irène se sentait immensément fragile, et elle ne comprenait pas pourquoi.
D’ordinaire, tous les désirs de la nuit, toutes les jouissances reçues venaient la combler, la magnifier, oui : la rendre triomphale, car c’était elle qui avait provoqué et englouti la lave des pires volcans, d’ordinaire elle rentrait comme une guerrière qui avait tout vaincu, et emporté toutes les gloires souterraines, elle était éclaboussée des lauriers de la nuit.

Et aujourd’hui, c’était l’inverse tragique et insurmontable : elle était comme une coquille vide et sèche, prête à rompre, elle avait une armure brillante par habitude, par savoir-paraître, mais aussi fine et fragile qu’un cocon d’insecte. Elle n’était rien ce matin.
Et au milieu de ce vide grondait un siphon sombre dont elle ne savait rien, à part qu’il la menaçait de l’intérieur.
Elle se repliait vers lui, effrayée et grelottante.

Prise de vertige, elle se rendit à un autre étage de la tour, au restaurant d’entreprise, en espérant que cette coupure, cette parenthèse du déjeuner, allait la réchauffer et lui permettre de résoudre la part la plus menaçante de ce malaise intense et inédit.
Car oui : jamais elle n’avait ressenti cela.
Comme absente, elle prit place dans la file du self, ses collègues de la banque purent se dire (pour ceux que ça pouvait intéresser) qu’elle était préoccupée par son travail, et des dossiers en cours.
Eux-mêmes de toute façon se retrouvaient en petits groupes et ne débranchaient pas pendant le déjeuner, souvent consacrés plutôt à faire le point ou poursuivre des réunions ou des coups de fil qu’à faire une salutaire coupure, une respiration.
Dans les finances, et à ce niveau de salaire et de stress, on est à fond, point.
Elle se sentait KO, littéralement, comme si elle s’était pris un énorme coup et que son cerveau avait heurté les parois de sa tête et demeurait paralysé, inerte.
C’était effrayant.

Et elle se fit encore plus peur : elle aperçut un de ses collaborateurs, Damien, qui avait une belle petite gueule et lui faisait parfois du gringue, et s’imagina l’entraîner aux toilettes pour baiser, ce qu’elle n’avait jamais fait ni même imaginé, tant tout était toujours sous contrôle, compartimenté.
Au milieu du vide douloureux et du désarroi, elle pensait à cela, à la baise, comme une bouée de sauvetage flottant dans le marécage, pourquoi, bordel, avait-elle ce réflexe ? Elle eut peur d’elle-même : elle se tournait d’instinct vers la pulsion pour sauver sa peau.
Mais sauver sa peau de quoi ?
De quoi ?

Elle regagna son bureau comme une zombie, anesthésiée par une panique qui ne prenait pas une forme identifiable, c’était ce qui était terrible. Mais elle avait progressé dans la boue qui avait envahi sa tête : elle avait formulé une question qui allait peut-être la conduire à une porte à ouvrir, à trouver la déchirure dans la coque, sous l’eau : de quoi voulait-elle sauver sa peau ?
Elle but un café, et dut s’asseoir, prise de faiblesse.
Putain qu’elle détestait cela !
Être faible, se laissait faire, capituler devant la situation, rester inerte comme un oiseau à moitié mort déjà envahi de parasites.
Elle aurait tout donné pour retrouver sa force énorme, ses talents, pour regagner la chaleur rassurante de son armure, pour repartir à la conquête du monde avec un appétit décuplé par la revanche, pour retourner tuer le reste du monde, pour bousiller la faiblesse des autres.
Et ne plus voir la sienne, qui la laissait fragile comme une vieille dame de quatre-vingt quinze ans.

Irène parvint à rejoindre son bureau, et releva ses courriels. Il y avait un mél de Joao Dacosta, un message bref posant une question technique sur le dossier, et en lisant ce nom, son cœur s’effondra dans sa poitrine avant de battre à tout rompre. Voilà, c’était là le centre du siphon noir où tournoyait la boue de son âme, c’est là où elle saignait, ce qui la tuait.
Carlos.
Carlos avait ouvert une brèche fatale dans l’armure, il avait pulvérisé le rempart en franchissant la paroi entre les deux mondes, et elle perdait toutes ses forces par cette blessure.
Elle avait toujours pensé (c’était dingue de formuler cela comme ça !) qu’elle était immortelle, vous comprenez ?… Et ce type sorti de la nuit lui montrait dans la déchirure de cette révélation par laquelle il s’était engouffré qu’elle n’était qu’une survivante, une presque-morte.
Carlos.

« Je suis folle, se dit Irène. Je suis complètement folle. »
Elle eut soudain l’idée violente et terriblement précise de se jeter dans le vide, l’idée d’en finir, de se suicider. Du haut de la tour. S’écraser en bas après avoir tournoyé, libre de tous les poids, de toutes les peurs.
Elle pâlit fortement. « Je-suis-folle. »
De toute sa vie elle n’avait jamais eu l’ébauche de cette idée, n’avait jamais formulé ne serait-ce que l’hypothèse de mettre fin à sa vie, sa vie triomphale, sa vie au sommet, sa vie précieuse comme des diamants dans une poche de velours noir.

Le séisme dont elle était victime ne semblait pas avoir de solution, si ce n’était peut-être, sûrement, de revoir Carlos, même si c’était la porte ouverte à une rupture complète de son équilibre : un élément de son caractère était inaltérable, repère tout-puissant, c’était de ne jamais reculer.
Elle tenta de rassembler les questions qui s’étaient faites jour sous l’éparpillement de sa carapace et qui luisaient en elle :
Pourquoi ce vide ?
Sauver sa peau de quoi ?
Comment s’était-elle façonné un équilibre si précaire aussi longtemps, en pensant y puiser sa force, pire même : le carburant secret de sa toute-puissance ?
Se confronter de nouveau à Carlos allait-il lui permettre de passer ce cap ?

Pourquoi ce vide, parce que…
Elle se releva, but un autre café, qui lui atterrit sur son estomac révulsé, elle but d’un trait une petite bouteille d’eau minérale.
… Parce qu’elle était sans doute vide avant, et se persuadait, se remplissait de…
De quoi ? Autre question, un jeu sans fin, mais un tourment vital, essentiel, elle le savait.
Passons à la suivante : sauver sa peau de quoi ?
La réponse lui apparut : de la honte. À nouveau, une autre question, c’était désespérant, et concentré : honte de quoi ?
Pas de son attitude actuelle, elle avait résolu ce problème de conscience, mais l’absence de honte actuelle se fondait sans dou…

Le téléphone sonna, Irène répondit, un appel urgent, elle résolut la question et y gagna un peu d’apaisement. Elle raccrocha.
Elle appela aussitôt Joao sur un coup de tête, l’eut et répondit à la question qu’il avait posée.
Ils se saluèrent et elle raccrocha, intensément déçue, car elle ne savait pas comment recontacter Carlos après s’être ainsi fait remettre à sa place durant leur unique coup de fil.
L’impasse.
Question suivante…

Oh non.
Elle eut envie de dormir, de prendre des médicaments et de dormir des jours et des jours, et se réveiller vierge de tout, se réveiller petite fille.
Elle se leva pour marcher, pour lutter contre les vertiges, elle sortit de son bureau, et gagna l’open space, c’est alors qu’elle reçut le coup de poignard.
Elle s’écroula comme un paquet de linge sale, elle était cela : un tas de chiffons sales, des lambeaux souillés, elle tomba lentement avec une vague idée diluée dans son esprit pulvérisé happé par le néant : c’est doux de mourir.



Auteur : Riga
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